À première vue, le comportement de Cho Seung-hui (Virginia Tech, 2007), Kimveer Gill (Dawson, 2006) ou Marc Lépine (Polytechnique, 1989) ressemble beaucoup à celui des kamikazes qui sévissent en Afghanistan, en Iran ou ailleurs dans le monde. Dans les deux types de situations, il s’agit d’un suicide entraînant un maximum de victimes dans le même bain de sang. Les différences sont cependant nombreuses. La technique utilisée diffère, les uns préférant les armes à feu et les autres, les charges explosives. Dans un cas, le suicide du tueur vient mettre un terme au massacre tandis que dans l’autre, l’auteur de l’attentat est la première personne à mourir, parfois même la seule. C’est cependant sur le plan social et mental que les différences sont le plus marquées.
En effet, même s’il choisit de mourir, le kamikaze n’a rien du type suicidaire. Au contraire, il est parfaitement adapté à sa société et s’il est prêt à mourir pour une cause, c’est à la suite d’un engagement qui est essentiellement politique. Quant au comportement de celui qu’on pourrait désigner comme le tueur médiatique, il semble au contraire résulter d’une profonde mésadaptation sociale qui aboutit à la rébellion absolue, le suicide n’étant pas le principal but visé mais plutôt la seule conclusion possible de la tuerie.
Le rituel de la tuerie
On considère généralement que « la religion » est au cœur du phénomène du kamikaze, comme de l’ensemble de sa culture, et que cette composante serait absente ou négligeable dans le cas du tueur médiatique occidental. Le phénomène religieux n’est pas facilement définissable mais il comporte toujours un système d’interprétation du monde, du sens de la vie et de la mort, formulé sur la base de valeurs et s’exprimant sous la forme de rituels sociaux. En ce sens, le religieux est un phénomène social qui ne saurait être absent d’aucune culture, y compris de celles qui se proclament « laïques ».
On admettra assez facilement que la culture occidentale s’est construite sur la base de deux axes de valeurs principaux : l’individualisme et le matérialisme. L’individualisme est au cœur de toutes nos institutions sociales, politiques, juridiques ou économiques, fondées sur les droits de la personne et les libertés individuelles. Quant au matérialisme, il imprègne totalement notre mode de vie et nos conceptions du bonheur. On objectera que ces valeurs sont plutôt « laïques » mais la combinaison de l’individualisme et du matérialisme n’en fournit pas moins une interprétation du sens de la vie et de la mort, à l’instar de n’importe quelle autre religion. Si l’individu, plutôt que la société, est l’unique et essentielle réalité humaine et si la matière en est la forme ultime, il s’en suit que notre vie n’est que biologique, ce qui entraîne la négation de l’âme ou de toute réalité surnaturelle. Ainsi, même si elle prétend être le contraire de toutes les autres cultures, la culture occidentale n’en propose pas moins sa propre interprétation du sens de la vie et de la mort.
C’est aux États-Unis, dans cette zone centrale de l’Occident, que l’affirmation de l’individualisme et du matérialisme atteint son paroxysme. On pourrait considérer que le meurtre par armes à feu, qui y atteint des proportions inégalées, constitue une sorte de rituel qui condense parfaitement ce système des valeurs occidentales et en fournit une expression épurée. Le phénomène des tueurs médiatiques n’est pas courant mais il ne constitue qu’une forme extrême du meurtre par armes à feu, dont on compte environ 11,000 exemplaires chaque année. D’autres pays occidentaux, comme la France, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, n’en comptent qu’une centaine par année. Aux États-Unis, ce nombre atteint près de 30,000 cas si on y ajoute les suicides par armes à feu et les homicides accidentels.
C’est toujours un individu qui cause la mort biologique d’un ou plusieurs autres individus, souvent de parfaits inconnus, en ayant recours à un instrument matériel, l’arme à feu, qui a aussi valeur de symbole dans cette culture. La matérialité de cette mort biologique se trouve accentuée par le caractère visible du sang répandu. Quant à la dimension rituelle du comportement, elle tient à sa forme standardisée et répétitive, et encore plus au formidable retentissement médiatique qui lui est conféré, le plus souvent après le coup mais aussi en direct lorsque c’est possible, comme dans ce prototype fourni par l’assassinat du président Kennedy, en 1963. Et si on ajoute à ces représentations de la mise à mort réelle par arme à feu les innombrables représentations fictionnelles qui alimentent le cinéma, la télévision, le jeu vidéo ou internet, on aboutit à un niveau de fascination qui frôle l’obsession.
D’autres civilisations ont institué des rituels de mise à mort publique. Les Aztèques avaient poussé le rituel du sacrifice humain à des sommets inégalés. Au-delà de la dimension rituelle ou religieuse, il s’agissait surtout d’un moyen d’action symbolique très efficace, le terrorisme d’État, servant à maintenir, par la peur, la domination aztèque dans les zones périphériques de l’empire, sans avoir besoin d’y entretenir d’importants contingents armés. Dans le cas des tueurs médiatiques occidentaux, c’est un individu au départ anonyme qui prend l’initiative, plutôt que l’État, mais on peut considérer qu’un tel comportement permet à l’individu révolté de se substituer à l’État en se plaçant illico dans le rôle de l’officiant.
Kamikazes et tueurs médiatiques
Nous préférons croire que le comportement des Occidentaux serait totalement différent de celui des autres humains. Même dans les interprétations dites « scientifiques », nous avons recours à des schèmes de référence distincts et opposés. C’est ainsi que nous aurons surtout recours à la psychologie de l’individu pour interpréter le comportement des tueurs médiatiques, tout en assumant que les kamikazes des sociétés exotiques seraient dénués de toute particularité individuelle et parfaitement substituables. Nous invoquerons plutôt leur « religion », tout en assumant que nous nous serions affranchis de ce type de conditionnement. Or il n’en est rien. Au-delà des différences tenant au contexte social et à la forme particulière de chaque culture, les ressemblances sont marquantes et profondes dans les processus en cause. La culture, le système de valeurs et la « religion » déterminent autant le comportement des tueurs médiatiques occidentaux que celui des kamikazes irakiens ou afghans. Quant aux facteurs de nature psychologique, ils ne sont pas moins déterminants chez eux que chez nous.
Si l’attentat suicidaire du kamikaze est bel et bien un acte de terrorisme, c’est-à-dire un moyen d’action symbolique et politique, il en va exactement ainsi de la tuerie de Virginia Tech, où un individu révolté tente désespérément de changer, par l’action terroriste, la société qu’il rejette et qui l’a rendu malheureux.