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La religion est-elle un virus qu’on risque d’attraper à la garderie?

L’État québécois vient d’annoncer des mesures pour interdire l’enseignement de la religion dans les Centres de la petite enfance et les garderies subventionnées. Cette annonce suscitera divers types de réactions mais pour le moment, tout porte à croire que le consensus de la majorité s’accorde avec une telle initiative, dans la foulée du mouvement de laïcisation de l’État. L’Opposition officielle est même d’avis qu’elle ne va « pas assez loin ». Cette décision n’est cependant pas sans soulever certaines questions.

En principe, la religion fait partie des grandes catégories universelles de la vie sociale, tout comme le langage, l’économie, le politique, la parenté, l’art, le mythe, etc. On imagine mal qu’on puisse interdire à des adultes vivant en compagnie de jeunes enfants de leur enseigner l’art, l’économie ou le langage. Il faudrait alors leur interdire tout contact avec ces enfants. Est-ce si différent pour la religion?

On peut sans doute interdire le financement étatique de cours donnés d’une manière trop formelle mais on se leurre si on rêve d’interrompre ainsi la transmission des cultures ou des religions.

Pourquoi en sommes-nous venus à adopter collectivement une telle attitude de rejet ou de méfiance concernant « la religion », comme s’il s’agissait d’une sorte de virus dont il fallait prévenir toute contamination dans nos rapports avec de jeunes enfants. Pourtant, personne ne niera que la culture québécoise a pris forme dans le creuset de la religion catholique et que la liberté de religion compte parmi nos droits les plus fondamentaux, tels qu’établis dans nos Chartes.

Au-delà de la difficulté à définir ce qui peut s’appeler « religion », il faut surtout tenter d’identifier ce que nos politiciens et nos porte-parole de l’opinion publique ont en tête quand ils souhaitent limiter l’enseignement de la religion. On évoque souvent notre petite histoire de société dominée par l’Église catholique mais nous n’en sommes plus là. Monseigneur Ouellet aura beau avoir tenté de faire trembler tout le Québec avec ses admonestations, l’histoire de nos rapports avec le catholicisme ne suffit pas à expliquer une telle allergie à la religion.

Soyons honnêtes : ce qui suscite nos plus sincères élans de résistance, c’est le spectre des religions des Autres.   C’est en réaction à ces religions, ou à ce que nous en imaginons, que notre nouvelle laïcité est invoquée pour tenter d’interdire ou de voiler ces manifestations non désirées, en n’oubliant pas d’inclure (la plupart du temps) le crucifix dans la liste des interdits.

Il y a aussi au Canada un contexte particulier de connivence entre les Conservateurs au pouvoir et certains milieux réactionnaires et imbibés de « religion », proches parents de nos voisins états-uniens. Cela contribue sûrement à alimenter les inquiétudes au Québec, même s’il ne s’agit pas de religions venues d’ailleurs. Mais il y a nos fantasmes et il y a la réalité. Si Éric Duhaime, un co-fondateur du réseau Liberté-Québec, a déjà évoqué « l’agenda islamiste » d’Amir Khadir, cela a surtout servi à faire rigoler Infoman.

Quoi qu’il en soit des diverses sources de nos fantasmes collectifs, le fait de cibler les garderies comme lieu privilégié d’intervention de l’État peut également laisser songeur. Des enfants de 2 à 5 ans courent-ils de sérieux risques de contamination religieuse si on leur raconte des histoires de Jonas dans la baleine, des trois rois Mages, des miracles d’un Jésus qui change de l’eau en vin, ou quelque autre version des histoires racontées aux enfants musulmans, juifs ou bouddhistes?  Je me permets d’en douter. Mon sentiment est que des histoires sont des histoires, des rituels sont des rituels, quelle que soit l’étiquette « religieuse » ou « laïque » qu’on voudra bien leur apposer.

Le problème réel que nous devons tenter de bien cerner, c’est celui de la cohabitation entre la majorité québécoise et des communautés culturelles qui sont très différentes de cette majorité et très différentes entre elles. Mais comme la majorité se définit autrement que par sa propre religion, pourquoi cette catégorie semble-t-elle si importante à ses yeux?

Pour nous, Québécois et plus largement Occidentaux, il semblerait que cette étiquette de « religion » en soit venue à désigner tout ce qui, dans les cultures exotiques, nous apparaît comme irrationnel, et par conséquent comme étant voué à demeurer à jamais incompréhensible pour les êtres rationnels que nous croyons être. Mais il s’agit bien là d’une croyance propre à notre culture car, en réalité, les prières ou les chants liturgiques des Autres ne sont ni plus ni moins rationnels que les nôtres.

L’étiquette de « la religion » a en quelque sorte remplacé l’ancienne notion de « race » en tant que creuset imaginaire de l’altérité. Elle s’en distingue néanmoins d’une façon essentielle, en ce qu’elle est clairement perçue comme étant culturelle, c’est-à-dire transmissible par apprentissage, tandis que le fantasme de la « race » était pensé comme se transmettant d’abord par le sang (i.e. le biologique) et il a donné lieu à des politiques aussi inimaginables que la « Solution finale ».

La nouvelle directive à l’intention des garderies subventionnée n’a rien d’une tentative de génocide culturel et n’a nullement un portée comparable à la politique des pensionnats indiens mise en œuvre au Canada ou en Australie, mais elle s’inscrit néanmoins dans la même logique : tenter de restreindre ou de ralentir la transmission des cultures considérées comme trop étrangères à celle de la majorité dominante.

En pratique, une telle politique est vouée à l’échec, parce que les enfants en question auront bien d’autres occasions d’assimiler la culture de leur communauté.

Peut-être le véritable objectif de cette politique est-il ailleurs, soit de dire à la population de culture majoritaire que son gouvernement s’occupe de la préserver contre la pénétration culturelle des Autres, même s’il maintient une politique d’immigration importante en termes d’effectifs. En ce cas, il ne faudrait pas ignorer que ce genre de message est aussi véhiculé auprès des autres communautés, et qu’il risque fort de produire l’effet inverse de ce qui était souhaité. Les cultures humaines obéissent aussi à des mécanismes identitaires et elles ont généralement tendance à réagir à la menace par une plus grande détermination dans leur désir de survie.

Pour tenter d’aller au-delà de nos peurs et de nos fantasmes, l’essentiel est peut-être de faire la distinction entre la religion en tant que pratique culturelle universelle – au même titre que l’art, le rituel, le mythe, la technique, l’économie, etc. –  et ce qu’on appelle aussi la « religion » mais qui a plutôt été transformé en idéologie, après avoir été instrumentalisée par des partis, des États ou des Empires, et insérée dans l’arsenal de leurs moyens de domination (armées, argent, médias, institutions économiques et politiques, etc.).

Dans de tels contextes, les « religions » peuvent contribuer à des opérations de destruction, comme ce fut le cas lors de la conquête des Amériques. Mais le revolver en plastique utilisé comme jouet a beau ressembler à une vraie arme, sa réalité n’en est pas moins radicalement différente.

Si notre véritable objectif est de réussir à mieux harmoniser nos rapports sociaux entre les diverses communautés culturelles et la société d’accueil, l’interdiction n’est peut-être pas la voie la plus efficace, même lorsqu’elle prétend s’appliquer à tout le monde en toute équité. Il serait plus profitable de chercher à comprendre la réalité de nos différences culturelles plutôt de la traiter sur la base de nos fantasmes. Et pour cela, c’est la multiplication des échanges directs qui reste la voie la plus sûre.

Article publié dans Le Devoir, 5 janvier 2011