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Un jeune Américain tué par une « tribu primitive »?

Les médias québécois nous apprenaient récemment qu’un jeune Américain avait été tué avec des flèches par des membres d’une tribu isolée vivant sur une île de l’archipel des Îles Andaman. On ne sait pas grand chose d’eux et on les a baptisés les Sentinelles, à partir du nom que nous avons donné à leur île : North Sentinel.

Cette petite communauté, refusant agressivement toute intrusion sur son territoire, est considérée par les « civilisés » comme une anomalie de l’histoire, une survivance inexpliquée des premiers âges de l’humanité. Les médias répètent même que cette communauté vivrait isolée depuis 60,000 ans. Comme quoi nous croyons facilement aux miracles pour peu qu’ils aient vraiment l’air incroyables.

Étant l’une des dernières communautés vivant dans un tel isolement volontaire, cette société est bien sûr une exception. Par contre, avec les connaissances dont nous disposons aujourd’hui sur l’histoire des humains sur la terre, on ne peut nullement y voir une anomalie dans le comportement humain.

Notre espèce est apparue il y a au moins 40,000 ans et beaucoup de dates plus anciennes sont aussi avancées. Pendant presque toute cette durée, les humains ont préservé des modes de vie en petites communautés plus ou moins nomades se nourrissant de gibier et de plantes cueillies. Il suffit de  jeter un rapide coup d’œil sur les peintures de la grotte de Chauvet, datant d’environ 35,000 ans, pour se rendre compte qu’ils avaient le même cerveau et la même intelligence que nous. Imaginer un instant qu’ils ignoraient qu’ils auraient pu mettre des graines en terre pour faire de l’agriculture ou capturer des animaux pour en contrôler la reproduction, c’est leur attribuer l’intelligence des chimpanzés ou des gorilles.

Notre construction de la « préhistoire humaine » (l’ère avant Nous) est fondée sur l’idée fausse que l’agriculture et l’élevage seraient des inventions compliquées et de grands progrès pour l’humanité, de sorte que leur absence est toujours vue comme le résultat d’une incapacité plutôt que d’un choix éclairé. Et pourquoi ce choix? Se procurer de la nourriture par la chasse et la cueillette demande beaucoup moins d’efforts que l’agriculture et l’élevage, et laisse donc plus de loisirs et plus de liberté. Les gens qui rêvent de profiter de leurs courtes vacances pour aller à la chasse, à la pêche ou cueillir des champignons devraient comprendre cela plus facilement.

Pourquoi alors les humains ont-ils finalement développé ou adopté presque partout sur la planète cette agriculture et cet élevage qui réduisait leur qualité de vie? La réponse est assez simple : parce qu’ils y ont été forcés par la croissance de la population et le manque de territoires disponibles. Avant de s’y résoudre, après si longtemps de résistance, ils ont quand même fait preuve de beaucoup de persévérance et d’ingéniosité, allant jusqu’à s’installer dans l’Arctique, dans les déserts, les hautes montagnes et les îles isolées, et tout cela après avoir vécu l’expérience de la guerre avec les peuples qui envahissaient leurs territoires.

Les Sentinelles ne sont donc pas de drôles de créatures trop primitives pour avoir abandonné leur mode de vie. Si leurs moyens de défense ne sont plus très courants, ils ne sont nullement les seuls à préférer leur mode de vie à celui qu’ils auraient en se laissant embarquer dans « la civilisation ». Par exemple, plus du quart des trois millions de citoyens de la Mongolie préfèrent toujours la richesse des relations humaines vécues en petites communautés et la liberté de leur vie d’éleveurs nomades en pleine nature, même dans le confort relatif de leurs yourtes, un confort qui séduit quand même beaucoup de vacanciers depuis que nous les avons empruntées aux habitants de Mongolie.

La décision du gouvernement indien de ne pas « civiliser » de force les Sentinelles, ni de les « aider » ou les convertir à la Vraie Foi — ce que voulait faire le jeune Américain tué — se défend donc très bien, ne serait-ce qu’en vertu de la forte probabilité qu’ils périssent des maladies contre lesquelles ils ne sont pas immunisés.

Quant à la défense agressive de leur petit territoire, elle pourrait aussi être considérée comme légitime en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, un grand principe du droit international adopté lors de la création de la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU. Il faudrait quand même noter que ce noble principe avait alors été complètement ignoré en ce qui concerne les peuples de l’Afrique et du Moyen-Orient, sans doute considérés comme inaptes à disposer d’eux-mêmes, dont les territoires avaient été redécoupés selon les intérêts des Britanniques, Français et Américains, sans que les principaux intéressés n’aient même été consultés.

Sur l’île North Sentinel, deux pêcheurs indiens ont déjà été tués en 2006, sans que des accusations de meurtre ne soient portées contre les Sentinelles. Ce ne sera peut-être pas aussi simple depuis qu’un Américain en a été la victime. Il semblerait que la récupération de sa dépouille — un principe apparemment sacré dans notre religion laïque — soit un impératif qui pourrait l’emporter sur toute autre considération.

Si les Sentinelles sont finalement laissés en paix, ce sera sans doute heureux pour eux mais nous pourrions aussi nous demander si ce sera en vertu de nos progrès dans la compréhension des réalités humaines ou parce que leur situation aura mobilisé les réflexes de ceux qui tentent de sauver les « espèces en voie de disparition ».

Texte publié dans le Huffington Post, 22 nov. 2018