Beaucoup de ceux qui sont nés dans des familles catholiques pratiquantes ont, à des degrés divers, abandonné la pratique religieuse, sans que cela ne provoque de drames sociaux. Plus récemment, c’est la présence croissante d’immigrants de diverses confessions religieuses qui a été perçue comme la menace d’un retour en force du religieux dans la société. Dès lors, l’idée de laïcité a fini par signifier pour certains la disparition pure et simple des religions. Mais s’agit-il là d’une possibilité réellement envisageable ?
Les partisans d’une telle quête invoquent souvent leurs propres valeurs sociales, comme les libertés individuelles ou l’égalité des genres, mais ils s’inspirent en même temps d’une conception évolutionniste de la société, selon laquelle les sociétés humaines auraient d’abord été fondées sur la magie, puis sur la religion et finalement sur la science. D’où leur rêve d’une société débarrassée de la religion.
Cette conception a été adoptée en Europe depuis le 19esiècle et elle a laissé une empreinte profonde et durable sur notre vision du monde. C’est qu’en plus de donner un sens à notre histoire, elle proposait un ordre pour classer les sociétés contemporaines, des plus « primitives » jusqu’au plus « évoluées », celles qui prétendaient avoir accédé aux Lumières de la Raison. Le tout dans un contexte de domination occidentale du monde et de mise en place d’un ordre économique et politique mondialisé, impliquant que la diversité des cultures et des religions serait à tout le moins ignorée, pour peu que les règles du commerce puissent s’appliquer.
D’un point de vue anthropologique, il est absurde de prétendre qu’une société humaine pourrait se fonder sur la science, en se passant de magie et de religion. C’est que ces trois types d’institutions ont des fonctions bien différentes mais toutes essentielles. La science permet de comprendre le fonctionnement du monde matériel et de développer des techniques pour en tirer profit. Les religions permettent de relier entre eux les humains d’une société en leur proposant une vision commune de leur origine, du sens profond de la vie et de la mort, et en traduisant cette vision dans des symboles et des rituels sociaux. Quant à la magie, elle repose essentiellement sur l’usage des symboles pour agir sur les autres humains : pour les réconforter ou leur faire peur, les séduire ou leur vendre quelque chose, les rendre malades ou les aider à guérir, etc. Et ça marche, comme le savent bien les avocats, les publicistes, les politiciens, les terroristes, les psychologues, les humoristes et bien d’autres spécialistes.
Nous opposons souvent la magie à la technique, comme s’il fallait choisir la plus efficace, mais les deux sont parfaitement efficaces selon des modes d’action différents : une efficacité matérielle pour la technique, une efficacité symbolique pour la magie. Écrire des lois ou une lettre de mise en demeure, brandir un drapeau ou une pancarte, c’est toujours manipuler des symboles, pas des outils (au sens propre). Et les humains savent bien faire la différence : un paysan peut faire bénir son champ après les semences, mais il a d’abord pris soin de les mettre en terre. Ceux qui « sacrifient » des animaux n’oublient pas de les manger ensuite. On peut briser une bouteille de champagne sur un bateau lors de son lancement (son baptême) en sachant que ce n’est pas ça qui le fait flotter. On peut aussi utiliser un véhicule ou un vêtement sur des modes techniques et symboliques en même temps.
De la même façon, nous opposons la religion à la science. Mais si la science peut nous expliquer le fonctionnement de l’ADN ou la composition de l’atmosphère, elle n’a strictement aucune réponse à apporter à des questions telles que : quel est le sens de la vie, faut-il exécuter les criminels ou pratiquer l’avortement, les hommes et les femmes sont-ils égaux, devons-nous prendre soin de nos vieux parents ou s’en débarrasser?
Nous avons peut-être l’impression que le retrait de la religion catholique des fonctions éducatives, hospitalières ou paroissiales signifiait le retrait de « la religion » de nos vies et de notre société. En y regardant de plus près, quand un ami est atteint du cancer, nous lui dirons que nous allons lui envoyer des « pensées positives », mais quelle différence avec les prières? Quand nous respectons les dernières volontés d’un ami décédé en allant disperser ses cendres dans son lieu de pêche préféré, n’est-ce pas aussi un comportement religieux? Et quelle différence y a-t-il entre baptiser une rue du nom d’un citoyen notoire ou du nom d’un saint?
Pour réaliser que nous vivons toujours avec des croyances, des rituels, de la magie et de la religion, il suffit de jeter un rapide coup d’œil sur nos innombrables rituels sociaux : les remises de médailles, les célébrations de la retraite, les extravagances de l’Halloween, les ouvertures de sessions parlementaires avec le Huissier à la Verge Noire, les juges de la Cour Suprême déguisés en Pères Noël, le retrait du chandail d’un joueur de hockey et sa levée vers le ciel, et combien d’autres? Notre société aura beau se proclamer « laïque », elle ne pourra jamais extirper toute religion de nos vies. Et ce pour une raison incontournable : c’est que notre cerveau est resté exactement le même depuis l’apparition de notre espèce.
C’est là un aspect de notre réalité que l’écrivaine Nancy Huston a bien formulé : « On est […] fondamentalement depuis toujours une espèce croyante. Donc, quand on cesse de croire à nos dieux anciens, c’est que l’on en a inventé de nouveaux. »[1]
Si on veut chercher dans quelle direction on peut trouver les traces de ces nouveaux dieux dans notre société mondialisée, il faudrait sans doute partir des principaux fondements de notre culture : l’individualisme et le matérialisme. Nous avons déjà là une conception purement biologique de la vie et de la mort, avec toutes ses conséquences sur nos choix sociaux, en particulier le fait que nous pouvons axer nos vies sur la jouissance, en ignorant toutes les conséquences pour les générations futures. Par contre, quels que soient nos mythes, cela ne nous transformera pas réellement en des êtres purement individuels et purement matériels.
[1]Citée par Manon Dumais dans « Lèvres de pierre » : l’étudiante rebelle et le génocidaire, Le Devoir, 25 octobre 2018
Texte publié dans la revue de l’AREF (nov.2018) : http://aref-neq.ca/assets/aref-info-dec-18.pdf