Aller au contenu
Accueil » Blogue d’anthropologie naïve » Le retour du péché

Le retour du péché

Confessionnal

La majorité des Québécois actuels, surtout les plus jeunes, ne savent pas très bien ce qu’est un péché, même s’ils connaissent le mot et son sens général. Pour presque tout le monde, il s’agit d’une réalité du passé, mais on ne semble pas réaliser que le péché a la vie dure et qu’il pourrait bien être en train de renaître de ses cendres. Non pas sous la pression des religions mais à l’initiative des gouvernements qui recyclent certains péchés d’antan en les déguisant en crimes.

L’éventail traditionnel des péchés du catholicisme couvrait un vaste champ, allant des comportements toujours sanctionnés en tant que crimes (voler, tuer, etc.) jusqu’aux péchés capitaux (paresse, gourmandise, avarice, etc.) qui ont simplement été convertis en vertus. Cet éventail incluait aussi des comportements connus de nous seuls, surtout en matière de sexualité. Deux des dix commandements de Dieu le stipulent : « L’œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement » et « Impudique point ne seras de corps ni de consentement ». Nos pensées intimes, telles que le désir ou les fantasmes, connues de nous seuls et de Dieu, pouvaient constituer des manquements aussi graves que le vol ou le meurtre.

L’impureté, ainsi qu’on l’appelait à l’époque, pouvait aussi faire des victimes, y compris des enfants, mais son traitement social en tant que péché faisait en sorte que les abuseurs n’avaient qu’à se confesser dans le secret et ne subissaient aucune sanction sociale. Concernant ces crimes faisant des victimes réelles, surtout des enfants, il est heureux que les choses aient changé mais la criminalisation de certains péchés d’impureté a conduit en même temps à punir des crimes sans victimes, des « crimes » non commis mais simplement évoqués dans les pensées ou les fantasmes d’une personne.

En effet, l’ancien gouvernement Harper, soucieux de renvoyer la balle à ses supporteurs les plus évangéliques, a redéfini la possession de pornographie juvénile pour y inclure  « toute représentation photographique, filmée, vidéo ou autre, réalisée ou non par des moyens mécaniques ou électroniques » (Article 163,1 du Code criminel canadien), ce qui inclut donc de simples dessins. Cette extension inclut également « tout écrit dont la caractéristique dominante est la description, dans un but sexuel, d’une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix-huit ans qui constituerait une infraction à la présente loi ». Donc de simples écrits de fiction.

En clair, cela signifie que toute personne qui nourrit des fantasmes sexuels évoquant la présence d’une personne âgée de moins de dix-huit ans se rend coupable de ce nouveau crime-péché s’il a le malheur d’en laisser des traces écrites ou dessinées. Elle est passible d’une peine minimale de 3 à 6 mois d’emprisonnement, pouvant aller jusqu’à 5 ans, si elle a la malchance de voir son ordinateur espionné ou son appartement fouillé. Plus besoin de victimes.

La menace n’est pas que théorique. Au Québec, un écrivain, Yvan Godbout, de même que son éditeur, ayant ignoré cette menace, ont dû faire face à la justice, et une autre personne est en attente d’un jugement après avoir été accusée d’avoir commandé une poupée de forme juvénile et censément destinée à stimuler des fantasmes.

Si l’indulgence des curés et des évêques épargnait les abuseurs réels, la sévérité des lois canadiennes punit maintenant des personnes qui n’ont commis aucun abus réel. En plus, elle le fait d’une façon clairement discriminatoire, car les fantasmes des gens dont l’orientation sexuelle est autre que pédophile ne sont pas du tout criminalisés.

On peut imaginer que plusieurs juges sont ou seront fort embarrassés par de tels recours judiciaires, mais la loi est la loi, jusqu’à ce qu’on la change. Comment une telle loi, probablement la plus extrémiste au monde en la matière, a-t-elle pu être adoptée ? On peut imaginer que nos pauvres représentants dans l’opposition auraient eu besoin d’un courage hors du commun pour oser s’opposer à une législation touchant la pornographie juvénile, en s’exposant à un tsunami d’insultes et de menaces dans les médias sociaux ou non sociaux. Mais si tout le monde continue à se taire, la criminalisation des pensées intimes risque de fleurir davantage, et pas seulement en matière de sexualité.

Pour le moment, seules les personnes suspectées de sensibilité aux fantasmes de pédophilie sont directement menacées, mais l’espionnage légitimé de leurs secrets personnels permet d’en explorer tous les contenus. La fouille des données personnelles devient l’exacte inversion de la confession, mais en beaucoup plus efficace, car elle ne laisse rien dans le secret.

Avec l’élargissement des techniques de surveillance de nos équipements numériques, nous devrions tous trembler devant les menaces bien réelles que posent de telles dérives. En sous-estimant le potentiel des technologies numériques et les menaces d’éclosion de nouveaux pouvoirs dictatoriaux, nous risquons de regretter amèrement le règne des simples péchés qu’il suffisait de confesser.

Denis Blondin

Publié dans AREF-Info, Vol 19, No 1, Printemps 2020: https://aref-neq.ca/documents/2020/06/2020-06_AREF-Info.pdf