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La nouvelle laïcité québécoise

L’identité des Québécois — les francophones — a d’abord été fondée sur la langue française et sur la religion catholique, de façon à délimiter la frontière du Nous en face du groupe dominant anglophone et majoritairement protestant. On invoquait aussi « la race », mais surtout en face des premiers habitants du continent. Avec la Révolution tranquille, le mouvement indépendantiste et la laïcisation des institutions publiques, la religion a été reléguée au second plan pour laisser toute la place à la langue. C’est la Loi 101 qui sera l’étendard de cette nouvelle mouture de l’identité québécoise.

Peu à peu, avec l’affirmation économique des Québécois, le rapport identitaire avec le groupe anglophone a changé, en même temps que l’immigration incluait de plus en plus de non Occidentaux. L’identité québécoise était encore à redéfinir. À ce moment, après l’attentat de 2001, l’invasion de l’Afghanistan et de l’Iraq et les attentats terroristes qui ont suivi, c’est surtout le Musulman qui servira à cristalliser l’image de l’Autre qui soit la plus opposée à celle du Nous. Un choix beaucoup plus issu de la dynamique sociale vécue en France que de celle vécue au Québec, car il n’y a jamais eu de vagues d’attentats terroristes au Québec.

Pour construire la nouvelle version de notre identité en face de cette image des immigrants non-occidentaux que le Musulman incarnait, il était évidemment exclu de recourir à la race, comme les Allemands l’avaient fait avec les Juifs. La langue était aussi exclue, tout simplement parce que la majorité des immigrants musulmans étaient parfaitement francophones. C’est alors qu’a surgi, un peu comme par défaut, l’idée de refonder l’identité québécoise sur la religion, non pas en revenant à notre ancienne identité catholique, mais en utilisant le religieux pour définir l’Autre. Il nous suffira alors de redéfinir la laïcité comme une absence de religion, le nouvel étendard du Nous, alors qu’elle avait toujours été simplement un principe de neutralité de l’État face aux différentes religions. Nous venions de créer, en même temps que la France, une nouvelle variété d’humains dotés d’un cerveau irréligieux, et de nous en attribuer l’exclusivité.

L’opérateur de ce nouveau découpage de la frontière entre Nous et les Autres, ce sera une nouvelle version du mythe des Lumières, mais sans l’étiquette, c’est-à-dire une redéfinition de la Raison comme étant le fondement de l’irréligiosité et une redéfinition de la religion comme étant l’incarnation de l’irrationalité, soit une double équation qui n’existait pas au siècle des Lumières.

Un exemple assez éloquent de cette opération nous est fourni par un philosophe québécois réputé, Georges Leroux, que personne ne peut soupçonner d’être un identitaire nationaliste de droite ou un ennemi déclaré de toute religion. Il a pourtant reproché à un sympathisant des luttes politiques islamistes de « rejeter l’intervention de la raison dans tout ce qui concerne la doctrine religieuse » (Faut-il interdire les prédicateurs musulmans?, Le Devoir, 6 mars 2015).

Une telle proposition repose sur une double confusion, très largement partagée dans notre société. La première est celle entre le politique et le religieux, masquée derrière l’étiquette « islam ». Quant à la deuxième, elle se terre au coeur même de cette identité occidentale que partagent les Québécois. C’est la confusion entre un phénomène social et un phénomène individuel. Ce que nous appelons « la raison » ne sera jamais autre chose qu’une conviction personnelle, celle d’avoir raison. Le fait que l’ensemble des Occidentaux puissent la partager et en faire un mythe identitaire n’y change rien, car ce qui est partagé alors, ce n’est pas la raison elle-même, c’est cette conviction ou cette croyance, c’est-à-dire le mythe des Lumières. La nouvelle version laïciste de ce mythe va dans la même direction, celle d’une dérive encore plus poussée de l’individualisme, cette mutation culturelle dont les effets subjectifs cumulés permettaient de fonder la nouvelle culture occidentale en opposition à toutes les autres cultures humaines.

Comme le principe même de toute identité est de délimiter un cercle qui exclut ceux qui ne sont pas Nous, il fallait donc exclure certains de ces Autres définis comme irrationnels. Dans la vie réelle, cette exclusion restera limitée aux porteurs de symboles religieux dans l’exercice de certaines fonctions relevant de l’État québécois, mais dans notre conscience collective, elle pèsera de tout son poids symbolique avec la proclamation de la Loi 21, qui se voulait aussi emblématique de la nouvelle identité québécoise que l’avait été la Loi 101.

Fonder une identité sociale sur la langue, c’était référer à une composante essentielle de la culture, mais le faire sur l’illusoire absence de quelque chose — l’absence de toute religion —, c’est un choix qui peut difficilement donner une orientation claire à une société en quête d’identité. De plus, cette option anti-religieuse, pour être un peu cohérente et écarter les accusations de discrimination, devait inclure le rejet du Catholicisme. En excluant de « la société » la portion trop religieuse du peuple québécois, ce choix identitaire en excluait du même coup tous nos ancêtres et une partie significative des vivants. Un peuple sans véritables ancêtres peut-il vraiment prétendre être un peuple?

Il resterait aussi à démontrer comment la Raison opère pour générer rationnellement des passions identitaires aussi diverses et éphémères.