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Athènes et Teotihuacan

J’ai visité deux fois, à trente-trois ans d’intervalle, ce qui reste de la ville de Teotihuacán. Ce que je connais d’Athènes ne vient d’aucun contact direct mais forme dans mon esprit un ensemble beaucoup plus riche et beaucoup plus complexe, formé des résidus accumulés qui proviennent de mon cours classique et des nombreux autres véhicules de transmission de la mythologie occidentale concernant ce berceau de « notre civilisation ».

Quand je compare les images qui me sont restées de ces deux cités antiques, je dois dire que je ne suis pas plus impressionné par l’une que par l’autre. Pas moins non plus.

Les prouesses d’ingénierie requises pour planifier et réaliser des ouvrages techniques, tels que des terrassements, des canalisations ou des temples, n’exigent pas plus d’imagination et d’intelligence que celles mises en œuvre pour la construction d’objets de nature mentale, tels que des insti­tutions sociales. Ce qu’elles requièrent surtout, lorsqu’elles sont à grande échelle, c’est un système de domination politique suffisamment puissant pour imposer à une grande population de travailleurs les immenses et inter­minables efforts nécessaires à la réalisation matérielle des fantasmes de ses dirigeants: temples et fresques, statues et tombeaux, sculptures et pyramides. Bref, rien de vraiment utile à tout le reste de la population. Et le pire, c’est qu’on vit exactement le même système : des riches qui veulent se construire des pyramides plus grosses et qui réussissent à faire travailler les pauvres en leur brandissant leur contrôle sur certains gadgets que les pauvres ne pourraient pas fabriquer tout seuls, tels que le serpent de la pyramide Kukulkan, visible au solstice du printemps.

Teotihuacan, Mexique

Par comparaison avec ces sociétés qualifiées de « grandes civilisations » – parce que leurs prouesses matérielles rejoignent notre vision matérialiste de la réalité et surtout parce que Notre histoire est celle des dominants –, les univers sociaux et mentaux construits par des sociétés telles que les Aborigènes d’Australie ou les « indigènes » des hauts-plateaux de Nouvelle-Guinée sont universellement considérés comme de lamentables échecs humains ou des culs-de-sac « évolutifs ». Parfois même comme le summum de l’aber­ration humaine. Et pourtant, ces systèmes politiques, parentaux et rituels ont en quelque sorte fait leurs preuves sur une durée beaucoup longue que ceux engendrés par les révolutions néolithique et industrielle. De plus, ce sont, même dans un sens spatial ou démographique, de « grandes civilisations » parce que, loin de s’arrêter au niveau du « clan » ou de la « tribu » comme on l’a toujours prétendu, ils ont instauré et maintenu, parfois à l’échelle de continents entiers, tels que l’Australie, et pendant une immense période historique, un ordre de rapports humains et écologiques qui a réussi le prodige d’empêcher l’émer­gence des classes sociales, de l’esclavage, et de tout le gaspillage humain  qui se poursuit en s’accélérant jusqu’à nos jours, de pair avec le pillage de la nature. Et ce malgré une pratique de l’agri­culture qui remonte à 15 000 ans dans le cas de la Nouvelle-Guinée, malgré la sédentarisation qui l’accompagne et malgré la pression démographique accrue qui en résulte.

Bien sûr aucun système social n’est jamais parfait. Les Aborigènes d’Australie ont payé leur liberté au prix d’un dénuement matériel très poussé. Mais est-ce vraiment un prix, objectivement ou subjectivement, lorsque l’ingénierie culturelle réussit à sublimer la plupart des éléments physiques à première vue restrictifs et à fournir en lieux eu place une foule de bénéfices immatériels — i.e. des bénéfices de même nature que ceux que procurent aux dirigeants leurs statues, leurs monuments ou leurs Boeing 747 privés ?

Quant aux peuples de Nouvelle-Guinée, ou à ceux de l’Amazonie ou du Nord de l’Amérique, ils ont fini par devoir composer avec des territoires plus petits, de sorte que, pour se maintenir, leur système poli­tique a dû incorporer un mécanisme de contrôle sous la forme de guerres inter-tribales. Mais le coût en vies humaines de ces « guerres » est toujours resté bien minime quand on le compare à celui de la « paix » instaurée par les systèmes esclava­gistes – y compris au cœur même de la « démocratie » athénienne – ou féodaux, à l’échelle des États ou des Empires, et cela sans même considérer les coûts humains des innombrables guerres entre eux.

Cette comparaison des prix payés en vies humaines vaut aussi si on tient compte des autres coûts humains du capitalisme et du système international du « sous-développement ». Il s’agit ici d’un gaspillage incommensurable: toutes ces vies utilisées comme composantes d’une machine industrielle, toutes ces intelligences et ces imaginations broyées ou niées au service d’un appareil de production dont les prétendus bénéfices matériels ne contribuent même plus au bonheur de la classe dirigeante blasée qui mène la bal.

Voilà pourquoi Teotihuacán ou Athènes ne suscitent pas tellement mon admiration. Pas plus que New York ou Tokyo.

Le fait que nous portions aux nues les « grandes civilisations » du passé ou du présent, tout en méprisant carrément les « chasseurs de têtes » de Nouvelle-Guinée, peut-il être expliqué simplement par le fait que notre culture matérialiste nous fasse sous-estimer ou ignorer simplement les civilisations non-matérialistes? C’est sans doute la principale explication, mais pas la seule.

D’abord tous les humains partagent une commune nature humaine. Il sont donc tous matérialistes jusqu’à un certain point, même si leurs cultures peuvent beaucoup différer quant à la quantité de gadgets matériels jugés nécessaires pour assurer le bonheur. Tous attachent une importance primordiale à la protec­tion de la vie « matérielle ». Tous sont animés par un même souci de nourrir le corps humain et de lui assurer des conditions d’équilibre biolo­gique et de santé, non seulement en vue de garantir la reproduction mais aussi pour répondre à une constante exigence de bien-être physique. Par contre, on oublie trop facilement que, pour un être humain, la composante matérielle d’une réalité est toujours revêtue d’une autre composante proprement humaine, celle de sa signification symbolique. Dès lors, il nous est facile d’ignorer que les composantes matérielles d’Athènes sont bien moins impressionnantes que celles de Teotihuacan, simplement en attribuant aux premières une signification symbolique plus riche.

À cette première distorsion s’en ajoute une autre, tout aussi biaisée. Elle découle du fait que l’essentiel des choix sociaux opérés dans des sociétés  se méritant le titre de « civilisations » sont toujours ceux des groupes dominants et non pas de l’ensemble des citoyens.

La construction des pyramides, des cathédrales ou des forteresses est jamais décidée à la suite d’un référendum auprès des esclaves ou des ouvriers qui les bâtiront. Or ce sont toujours les rois, les empereurs ou ceux qu’on appelle « les élites » qui dictent les normes, qui écrivent l’Histoire et qui contrôlent de nos jours la civilisation technologique mondialisée. Or, si ces groupes dominants disposent  d’importants pouvoirs, ils ne diffèrent pas fondamentalement des autres humains: au lieu d’exprimer leur identité avec une coiffure ou un tatouage, ils le font avec une pyramide ou une tour à bureaux portant leur nom. Les objets matériels sont plus gros, mais leur signification reste de même nature, celle des symboles.

Il importe ici de revenir à notre point de départ, la comparaison entre Athènes et Teotihuacán. Affirmer que les vestiges des deux cités sont aussi peu ou aussi impressionnantes laisse de côté l’écart important entre les valeurs attribuées à ces deux monuments par l’Occident conquérant. Teotihuacán est un site archéolo­gique mexicain parmi d’autres, une page tournée dans la préhistoire préco­lombienne – au mieux dans l’histoire – alors qu’Athènes est considérée comme le berceau de « la civilisation », l’étincelle du génie hellénique d’où tout le reste serait issu: les arts et les sciences, la musique et le sport, la philosophie et la démocratie, et surtout « la rationalité » – ultime prétention de l’Occident, invoquée comme justification de sa domination sur les autres. En comparaison avec ce miracle, les prouesses des habitants de Teotihuacán, comme celles des Mayas et de toutes les autres civilisations disparues de l’Histoire, apparaissent bien modestes. Intéressantes, certes, surtout « pour l’époque », mais sans commune mesure avec le prestige attribué aux cités grecques. C’est sans doute parce que l’étiquette apposée sur elles ne réfère qu’à de la « religion » et des « rituels », soit l’antithèse même de notre imaginaire rationalité.

Mais qui a démontré que les Athéniens étaient réellement moins religieux, qu’ils honoraient moins de dieux ou pratiquaient moins de rituels que les habitants de Teotihuacán? Que leurs œuvres incluaient moins de temples ou moins de fresques évoquant les personnages et les entités de leurs mythologies? C’est un jeu parfaitement gratuit que d’affirmer la rationalité des uns et l’irrationalité des autres, les frontières du « religieux » se prêtant aux manipulations les plus arbitraires. Ni les temples grecs ni ceux qui trônaient au sommet des pyramides du Soleil ou de la Lune à Teotihuacán n’ont été construits dans le but exclusif d’y faire des simagrées, appelées offrandes, oracles, sacrifices, prières, cérémonies, rituels, etc. Les édifices publics des cités antiques, exactement comme les édifices publics modernes, servaient à toutes les cérémonies publiques: inaugurations de sessions parle­mentaires, jugements de la cour suprême, remises de médailles ou de titre honorifiques, cérémonies commémoratives du millénaire, funérailles d’État, déclarations de guerre ou de paix, promulgations des lois et autres décisions politiques, joutes sportives et autres spectacles à grand déploiement. Ils n’étaient ni plus ni moins « religieux » ou « cérémoniels ». D’ailleurs pourquoi un jeu de balle maya serait-il automatiquement d’une nature opposée à un stade de baseball?

La question soulevée est celle des valeurs inégales attachées aux différentes « grandes civilisations »? Pourquoi même les civilisations antiques de l’Égypte – des civilisations africaines, soit dit en passant – sont-elles toujours présentées comme « religieuses », et comme de simples précurseurs du miracle grec, en assumant qu’elles n’auraient pas encore atteint le même stade évolutif? La raison en est tellement évidente que nous réussissons le tour de force de l’ignorer. Bien sûr, c’est parce que l’identité attribuée à Athènes est européenne, occidentale et blanche, contrairement aux autres. Peu nous importe qu’elle ait été en retard de deux mille ans sur d’autres civilisation d’Afrique ou du Moyen-Orient, et qu’elle ait utilisé en bonne partie leurs héritages pour se construire.

C’est essentiellement notre position sociale au sein de la société plané­taire qui détermine nos connaissances et nos jugements en cette matière. Que ce soit pour ignorer les similitudes entre Athènes et Teotihuacán, ou pour ignorer les prouesses de l’architecture sociale des Aborigènes australiens autant que les méfaits de l’esclavage athénien – un système social toujours fièrement étiqueté comme la première « démocratie » – ou les exactions du capitalisme planétarisé.

Nos capacités pour la connaissance semblent bien n’avoir d’égales que celles dont nous faisons preuve pour l’ignorance des réalités désagréables à penser, lorsqu’elles risqueraient de remettre en question l’ordre social en mental que génèrent nos illusions et qui nous procure nos éphémères bonheurs matérialistes, au prix d’un saccage systématique de l’autre humanité et de la planète elle-même.

Denis Blondin

Autobus Mexico-Oaxaca, 21 mai 2000