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L’âgisme systémique de l’Occident

Vieille dame

Tout comme le racisme, l’âgisme n’est pas un type de préjugés qui seraient le lot de certains individus et pas les autres. Il fait partie intégrante de notre culture, même si nous ne sommes pas très enclins à le réaliser et à l’admettre.

Il est communément admis que l’une des caractéristiques centrales de notre culture est le matérialisme.  On pourrait résumer cela en disant que, pour nous, « l’essentiel est visible pour les yeux », en parfaite contradiction avec les propos du Petit Prince de St-Exupéry. Or les vieux sont ratatinés, ils perdent jusqu’à 10 cm de hauteur, leur peau est plissée et dégarnie, leurs muscles sont affaissés, ils bougent plus lentement. Tout cela est très visible, alors que toutes les composantes invisibles des vieux n’ont pas plus d’existence que n’en a l’âme aux yeux d’un fervent athée. Sur de telles bases, comment pourraient-ils susciter autant de respect que les plus jeunes?

Les raisons de leur dévaluation ne s’arrêtent pas là. Si la plupart d’entre eux peuvent tenir des propos intelligents, amusants ou même carrément impressionnants par leur culture ou leur érudition, les occasions ne manquent pas d’y déceler aussi des traces de sénilité, en particulier dans les lacunes de la mémoire ou les confusions. À cela s’ajoute la conviction que les composantes invisibles des vieux comportent surtout des éléments dévalorisés du passé, tels que les croyances religieuses ou les technologies dépassées.

Parmi ces composantes invisibles qui sont ignorées chez les vieux et gaspillées du même coup, certaines ont pourtant été parfaitement préservées tandis que d’autres ont continué à se développer avec l’âge. Elles peuvent être d’ordre émotif, comme la capacité de ressentir ou d’aimer, ou d’ordre cognitif, soit une capacité de comprendre plus en profondeur, enrichie par la sédimentation des connaissances et par un mariage plus intime des contenus et des valeurs qui les imprègnent. Les vieux sont moins bons pour apprendre mais ils sont meilleurs pour enseigner.

Notre matérialisme aveugle à cet invisible essentiel de notre humanité ne concerne pas seulement la beauté du corps et ses performances physiques ou mentales. C’est notre conception même de l’existence humaine qui s’en trouve imprégnée en profondeur. Autrefois, nous affirmions l’existence d’une âme immortelle, une entité invisible pour les yeux, mais cette croyance s’est dissipée pour faire place à une conception biologique de la vie et de la mort. On notera au passage que c’est cette cosmologie biologique qui  fournit en même temps la trame de fond du racisme et du sexisme.

Nous sommes donc prêts à consacrer énormément de ressources pour vénérer les corps vivants et préserver les composantes matérielles des vies humaines. Certains riches en quête d’immortalité peuvent aller jusqu’à recourir à la cryogénie, soit la congélation et l’entreposage de leur corps dans l’espoir que les prodiges de la science permettront de les ressusciter un jour.

En attendant cet ultime triomphe, nous avons quand même réussi à allonger considérablement l’espérance de vie dans les pays riches, avec toutes les conséquences matérielles et sociales de ce fait. L’espérance de vie allongée est même considérée comme la première mesure du progrès, mais les vieux n’en sont pas moins inutiles aux yeux de la société et donc très encombrants.

Comme les traces de la détérioration physique et mentale des gens âgés sont à peu près les mêmes chez tous les humains, on pourrait croire que leurs conséquences dans les perceptions de la vieillesse sont aussi les mêmes, soit de la décrépitude. Or il n’en est rien, tout au contraire. Les vieux sont beaucoup plus respectés dans les cultures dites « traditionnelles », c’est-à-dire dans toutes les autres cultures. « Un vieux qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », dit un proverbe africain souvent cité, mais ce point de vue n’est visiblement pas celui de l’Occident, pour qui un vieillard qui meurt, c’est une place libérée dans un CHSLD.

On dira peut-être qu’il est plus facile de respecter les vieux quand ils sont rares, ce qui est le cas dans les sociétés moins riches. Autrement dit, que la rareté détermine la valeur, pour les humains comme pour les pierres précieuses. Sauf que les « lois

économiques présentées comme des « lois » de la nature sont toujours invoquées de façon très sélective et dans le but de légitimer des choix sociaux. La loi de la rareté semble ignorer que les albinos, les mongoliens ou les hermaphrodites sont aussi des humains plutôt rares, sans pour autant être l’objet d’un respect proportionnel à leur rareté.

En acceptant de reconnaître la présence de l’âgisme dans notre culture, nous pourrions peut-être commencer à débattre ouvertement de ce problème majeur et de ses  lourdes conséquences, ne serait-ce qu’en termes de gaspillage des ressources humaines.

Pour reconnaître cette présence de l’âgisme systémique, il ne faut pas se contenter de regarder les cas d’abandon, de négligence ou de mauvais traitement des vieux. L’âgisme est d’abord une certaine définition d’une catégorie d’humains, une définition axée sur la désuétude, l’inutilité sociale ou la dépendance, et comme tous les préjugés sociaux, elle s’applique à l’ensemble de la catégorie, sans discrimination, pourrait-on dire. Même quand on souhaite fournir de meilleurs soins à « nos aînés », nous appliquons alors une définition âgiste, car tous les vieux sont alors exclus du « nous » et se retrouvent dans la classe des personnes à aider plutôt que des ressources.

Dans l’état actuel des choses, les conséquences les plus dramatiques pour l’ensemble de la société sont probablement celles qui ne sont pas visibles avec les yeux, en particulier le fait que l’image sociale des vieux en tant que personnes inutiles soit intériorisée par les vieux eux-mêmes et les incite à accepter de bon gré leur mise au rancart de la société.

Ce mécanisme psycho-social d’intériorisation est sans doute le plus pernicieux et le plus efficace pour faire fonctionner des systèmes sociaux de domination, surtout quand ils prennent la forme de l’exclusion ou de la ségrégation. C’est ainsi qu’on a réussi à implanter chez les pauvres une image d’eux-mêmes comme des êtres incapables de contribuer à la vie sociale, ou chez les femmes d’avant la révolution féministe, une image d’elles-mêmes comme inaptes à des rôles autres que domestiques. Il en va de même pour les vieux, qu’ils soient réellement en perte d’autonomie et placés dans des  institutions spécialisées, ou bien riches, en santé et capables de se persuader que leur bonheur repose sur des formes matérielles de jouissance égoïste, conformément aux dogmes de notre religion matérialiste.

Transformer une culture en profondeur peut exiger un long cheminement, mais cela reste possible, comme on l’a vu avec la révolution féministe qui, même inachevée, a permis aux femmes de se consacrer aux tâches qu’elles jugeaient les plus susceptibles de favoriser leur épanouissement personnel et du même coup, a permis à notre société de récupérer une manne inestimable de ressources humaines.

1 Comment on this post

  1. Excellent texte, qui me fait vous connaitre avec retard mais avec un grand intérêt. Merci
    Je suis professeur émérite de l’UQAM où j’enseigne encore à 78 ans, en gérontologie sociale. De plus, je milite à l’AQDR comme premier vice-président national. Voilà de bonnes raisons de créer un début de lien avec vous.

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