Quand, après avoir plus ou moins encaissé le choc et la stupeur engendrés par ce genre de tragédie, on commence à chercher des explications, il peut être tentant de rapprocher le comportement des auteurs des tueries médiatisées de celui des kamikazes qui commettent des attentats-suicide dans d’autres contextes.
À première vue, rien ne semble nous autoriser à parler de « kamamikase » ou d’ « attentat-suicide » à propos d’Adam Lanza, l’auteur de la dramatique tuerie de Newton au Connecticut, ou de la longue série des autres tueurs médiatiques qui ont sévi avant ce dernier. Pourtant, il s’agit essentiellement d’un suicide orchestré de façon à entraîner un maximum de victimes dans le même bain de sang, tout comme dans les attentats-suicides qu’on observe en Iran, en Afghanistan et dans d’autres conflits actuels.
Les différences entre les deux types de situations sont évidemment nombreuses. Dans un cas, le suicide du tueur vient mettre un terme au massacre tandis que dans l’autre, l’auteur de l’attentat est la première personne à mourir, parfois même la seule. Le premier s’attaque à des concitoyens innocents, et l’autre vise la mort de ses ennemis. C’est cependant sur le plan mental que les différences sont le plus marquées. En effet, même s’il choisit de mourir, le kamikaze n’a pas du tout un profil suicidaire. Au contraire, il est parfaitement adapté à sa société et s’il est prêt à mourir pour une cause, c’est à la suite d’un engagement qui est essentiellement politique et idéologique. Quant au comportement du tueur médiatique, il semble au contraire résulter d’une profonde mésadaptation sociale qui aboutit à la rébellion absolue, le suicide n’étant pas le principal but visé mais plutôt la seule conclusion possible de la tuerie.
Pourquoi alors faire un rapprochement entre des kamikazes afghans ou iraniens et des tueurs médiatiques sévissant aux États-Unis ou dans d’autres pays occidentaux? Parce que comparer est toujours une bonne méthode pour tenter de comprendre les phénomènes sociaux, en particulier ceux qui nous semblent le plus inexplicables.
Des explications opposées et incomplètes
Pour nous, Occidentaux, il est très difficile de comprendre comment une personne, même à l’esprit dérangé, peut en venir à tuer des douzaines d’enfants ou d’autres victimes innocentes, dans une société où, en principe, il existe tellement d’autres façons de surmonter nos problèmes personnels. De même, il nous est très difficile de comprendre comment, même dans un contexte culturel étranger, une personne saine d’esprit peut décider de se faire exploser avec une bombe pour entraîner la mort de quelques-uns de ses ennemis. Dans le premier cas, nous parlerons de folie et dans le deuxième, de fanatisme religieux, mais ce sont des étiquettes un peu trop commodes pour affirmer qu’il n’y a rien à comprendre.
Notre erreur n’est pas tant de renoncer à comprendre que d’aborder ce genre de phénomène à partir de deux théories opposées, en assumant que le comportement des Occidentaux serait totalement différent de celui des autres humains. Nous aurons surtout recours à la psychologie de l’individu pour interpréter le comportement des tueurs médiatiques, tandis que nous expliquerons le comportement des kamikazes des sociétés exotiques sur la base de leur religion ou leur mentalité, tout en assumant que nous serions affranchis de ce type de conditionnement.
Or il n’en est rien. Au-delà des différences tenant au contexte social et à la forme particulière de chaque culture, les ressemblances sont marquantes et profondes dans les processus en cause. La culture, le système de valeurs et la « religion » (entendue au sens large) déterminent autant le comportement des tueurs médiatiques occidentaux que celui des kamikazes irakiens ou afghans. Si non, pourquoi ces attentats spectaculaires se reproduiraient-ils tous selon un scénario à peu près identique, comme n’importe dans quel rituel social?
Les kamikazes, comme les fous, ont une psychologie
Nous, Occidentaux, semblons être profondément convaincus d’avoir un jour réussi à nous affranchir des dictats de la culture ou de la religion pour devenir des individus libres de leurs choix et seuls créateurs de leurs valeurs personnelles. C’est notre mythe fondateur, c’est ainsi que nous avons décidé de construire une culture qui se conçoit comme étant radicalement différente de toutes les autres. Mais c’est quand même un mythe et c’est quand même une culture, avec toutes les conséquences que cela implique dans le fonctionnement de notre vie mentale – que nous préférons appeler de la psychologie.
Il est vrai que le tueur médiatique est un individu perturbé mais il l’est quand même en suivant les consignes de sa culture. Par exemple, il utilise des armes à feu comme moyen technique, et ce avec une compétence souvent redoutable. En général, il choisit ses cibles : parfois ses parents mais plus souvent son école, qui est la principale interface entre lui-même et la société qu’il tient responsable de son malheur. Il s’assure que les médias donneront un maximum d’écho à ses actes de rébellion, comme dans toute forme d’acte terroriste. Il opère dans le cadre d’une culture qui définit ses propres valeurs, ses aspirations et même ses frustrations, une culture qui donne un sens à la vie et à la mort – un sens individuel et matériel, selon la culture occidentale –, même si ce sens est très différent de celui défini dans d’autres cultures.
Quant à l’auteur d’un attentat-suicide en Afghanistan ou en Israël, serait-il dénué d’un profil psychologique individuel déterminant dans son geste, dès lors que nous avons décidé d’attribuer un rôle clé à la culture? Si oui, si tous les Palestiniens ou les Afghans sont semblablement formatés par leur culture ou leur religion, pourquoi n’y-a-t-il pas de millions de candidats à l’attentat-suicide?
Si l’auteur d’un attentat-suicide accepte de mourir pour sa cause, c’est peut-être aussi parce qu’il vit dans un contexte de désespoir, auquel il ne voit aucune autre issue. Pour lui, sa vie personnelle et sa survie ne font qu’un avec celles de sa société. Quant à l’auteur d’une tuerie médiatique, il est clair que le rapport est totalement inversé entre lui et sa société mais le sentiment de désespoir pourrait être assez semblable, et la conviction d’être lui-même indissociable de sa société est en fin de compte la même, puisqu’aucune alternative individuelle ne lui semble envisageable en dehors de cette société qu’il tient responsable de son malheur et qu’il voudra éliminer en même temps que lui-même.
Si l’attentat-suicide du kamikaze est bel et bien un acte de terrorisme, c’est-à-dire un moyen d’action symbolique et politique qui prétend aller bien au-delà des dégâts matériels immédiats, il en va exactement ainsi de la tuerie de Newton et des trop nombreuses autres tueries semblables survenues aux États-Unis, au Québec, en Finlande, en Allemagne ou ailleurs. Un individu révolté tente désespérément de changer, par l’action terroriste, la société qu’il rejette et qui l’a rendu malheureux.
D’une certaine façon, même si nous croyons ne rien comprendre à ce genre de comportements, nous y trouvons quand même probablement un sens, le sens même qu’ont voulu y donner leurs auteurs : celui d’une critique radicale et absolue de notre société, dans le cas des tueurs médiatiques, et celui d’une volonté implacable de préserver un peuple à n’importe quel prix, dans le cas du kamikaze. Le problème, c’est que nous ne sommes pas disposés à prendre vraiment acte de ces messages, que ce soit en vertu de notre position de défenseurs de l’ordre établi ou en vertu de notre position d’ennemis objectifs du kamikaze.
Bonjour M. Blondin,
chaque fois que je vous lis je trouve un écho à mes réflexions. Dès que cette tragédie s’est produite, je me suis tout de suite demandée à quel point il fallait être malheureux et seul pour faire quelque chose d’aussi terrible… Comme vous, je crois que c’est tragique mais autant que la tragédie vécue ailleurs. On a souvent l’impression que les tragédies « de chez nous » sont pires. Cela m’étonne toujours. Peut-être est-ce parce qu’il n’y a pas de pire épreuve que celle qui est la nôtre…parce que l’on ne peut pas s’y soustraire. Je me dis chaque fois que cela devrait susciter chez soi de la compassion et je m’étonne toujours quand ce n’est pas ce qui arrive. Enfin…Cela me fait aussi me demander à quel point chanceuse je suis d’aimer les humains comme je les aime. Je crois que c’est une grande chance que j’ai.
Je profite du moment pour vous souhaiter, malgré tout, une année 2013 remplie de projets et de trouvailles (et je souhaite pour nous que vous ayez l’opportunité d’écrire encore dans votre blogue!)
Christiane Carrère
Denis Blondin bonjour,
Je viens de prendre connaissance de l’article »Kamikases et tueurs médiatiques » que vous avez écrit à la mi-décembre sur votre blogue d’anthropologie naïve. Le sujet vous préoccupe à l’évidence, alors que je trouve un article similaire que vous aviez écrit en mai 2010.
Au chapitre de tenter de trouver une explication non-individualisante au phénomène, j’ai pour ma part lu en 2006 un livre –« Hunting Humans. The Rise of the Modern Multiple Murderer », de Elliott Leyton– qui m’avait bien impressionné.
Au point que j’en avais retenu de nombreux extraits, dont vous trouverez un certain nombre dans le fichier ci-joint. En fait, sous l’étiquette du « multiple murderer », l’auteur distingue deux types distincts: le « Mass murderer », comme ce qui est arrivé à Newton, et le « Serial Killer », celui qui tue une personne à la fois. Mais dans les deux cas, aux dires de l’auteur, il s’agit du contraire d’un acte politique révolutionnaire, le tueur en fait visant des personnes « innocentes », mais qui à la fois représentent le groupe social auquel il aspire, mais auquel il ne croit pas pouvoir accéder.
Une telle explication sociologisante n’empêcherait pas de voir le tout sous l’angle en quelque sorte religieux au sens large ainsi que vous le faites. Dans un ordre d’idées relativement proche, il y a par exemple le philosophe René Girard qui a écrit un article, où il identifie l’anorexie mentale à une forme de religion privée sans le nom, en notre période occidentale post-religieuse.
Un petit mot pour terminer ce présent courriel, à l’effet qu’ayant pris connaissance de votre blogue, je ne crois pas me tromper à l’effet que Denis Blondin anthropologue, avec ma conjointe Ghislaine Pedneault j’aurais été présent à votre mariage au début des années soixante-dix, cela du fait que ma conjointe et Francine Royer s’étaient connues au cégep à Jonquière, qui avaient continué de se voir en anthropologie à l’Université Laval. Quarante ans c’est loin dans le temps j’en suis bien conscient, et je ne sais si c’est de Francine Royer qu’il est question lorsque dans votre message d’accueil vous dites avoir une compagne au long cours (en plus de deux enfants maintenant adultes… ce qui est le même cas que pour nous, nos filles étant pour une psychologue et pour l’autre enseignante au cégep en littérature).
Si quoi qu’il en soit vous aviez gardé le contact, transmettez les salutations de ma conjointe à Francine. Et pour ma part, merci pour votre article, écrit dans le cadre d’un blogue qui se dit naïf. Si naïf c’est d’arriver à écrire agréablement sur des sujets sérieux, alors oui pour l’intitulé. Sur ce salutations, et comme nous sommes le 30 décembre, va de soi Bonne Année. Jean-Marc Séguin.
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