Excuses
Je voudrais présenter mes excuses à tous ceux qui risquent de se sentir menacés, bouleversés ou angoissés par le titre de ce livre, en particulier aux banquiers et courtiers, fiscalistes et cambistes, comptables et agents d’assurances, gestionnaires de portefeuilles et spéculateurs financiers, ministres du revenu, du trésor ou des finances, et plus spécialement à tous les millionnaires et les milliardaires, qu’ils soient gens d’affaires ou héritiers, médecins ou avocats, artistes ou auteurs à succès. En même temps, je voudrais leur exprimer ma gratitude comme il se doit, car sans eux, ce livre n’aurait pas vu le jour.
J’aimerais aussi présenter mes excuses aux économistes et aux autres spécialistes des sciences humaines qui risquent de se sentir offensés ou contrariés, non pas par le titre du livre mais par la teneur de mes propos. Également, mes excuses à Amartya Sen, Alain Minc, Bernard Perret, Bill Gates, Céline Dion, Jim Walton, et à toutes les autres personnes citées ou nommées dans le texte. Qu’elles ne se sentent pas visées personnellement, mais simplement mentionnées pour illustrer mon argumentation. Enfin, j’espère que le chef kayapo Raoni me pardonnera d’emprunter son identité pour lui faire dire ce que j’ai à dire.
Denis Blondin
Table des matières
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Le vif du sujet | 2 | ||
Partie I : Pile ou face | 10 | ||
Chapitre 1 Vraie et fausse magie | 11 | ||
Chapitre 2 Pile, la magie | 16 | ||
Chapitre 3 Face, la sorcellerie | 19 | ||
Chapitre 4 Les solutions techniques aux problèmes sociaux | 25 | ||
Lettre à Jim Walton | 29 | ||
Partie II : Quelques autres facettes | 30 | ||
Chapitre 5 La grande famille | 31 | ||
Chapitre 6 La religion monétaire | 35 | ||
Chapitre 7 L’argent en tant que lui-même | 40 | ||
Chapitre 8 Le grand indifférenciateur | 53 | ||
Chapitre 9 La quintessence de la culture occidentale | 57 | ||
Chapitre 10 L’anticulture occidentale | 65 | ||
Lettre à Amartya Sen | 70 | ||
Partie III : Pourquoi l’argent doit mourir | 72 | ||
Chapitre 11 Les signes du vieillissement | 73 | ||
Chapitre 12 Les deux ou trois moteurs du changement | 85 | ||
Chapitre 13 La théorie des trois ou quatre états | 97 | ||
Lettre d’Amazonie | 108 | ||
Partie IV : La vie après l’argent | 109 | ||
Chapitre 14 Autant de scénarios que de sénaristes | 110 | ||
Chapitre 15 La constante humaine | 125 | ||
Lettre aux Grands Vizirs | 137 | ||
En fin de compte | 139 | ||
Le vif du sujet
L’argent est un temps; il est une idée, un nombre, une essence; il file. Il est un fluide; il s’écoule et se volatilise. Il est une parole; il nous relie les uns aux autres à travers tout l’univers. L’univers coûte très cher. Moi aussi.
J’ai découvert l’argent le 5 mai 1952, le jour de mon cinquième anniversaire. L’émerveillement de cet instant ne s’est jamais éteint depuis. Cela s’est passé un dimanche après-midi, lors d’une visite chez mon oncle Louis, qui était aussi un peu mon grand-père. À cette époque, vers le milieu du siècle dernier, il y avait encore beaucoup d’oncles, et les gens profitaient du dimanche pour se visiter. En plus de ma propre famille, il y avait deux autres oncles, soit mon oncle Narcisse et mon oncle Oscar, ainsi que monsieur Olivier, pratiquement un oncle, lui-aussi, tellement il était proche de la famille. Avec mon père, cela faisait cinq hommes adultes, qui allaient bientôt me faire découvrir le merveilleux sentiment que l’argent peut inspirer. Les tantes et les autres enfants étaient aussi dans le décor mais, dans mon souvenir du moins, leur rôle s’est limité à faire pétiller leurs yeux en même temps que les miens.
C’est mon oncle Louis qui a démarré le bal. Comme c’était mon anniversaire et en même temps mon année chanceuse, celle où j’avais cinq ans le 5 mai, il fallait souligner l’événement. Il a fouillé dans ses poches pour en sortir des pièces de monnaie et m’en a fait cadeau. Un beau lot, pas des cennes noires mais rien que des blanches. Je savais que c’était un objet magique, mais je n’avais jamais ressenti auparavant le plaisir d’en toucher autant et de me sentir placé au cœur d’une telle alchimie. Ce n’était que le début. La suite des événements allait propulser ce sentiment à un niveau d’euphorie bien plus élevé. Stimulé par ma réaction enthousiaste et, sans doute aussi, par l’émulation et le sens de la compétition, monsieur Olivier, tout sourire avec sa dent en or, s’empresse de sortir de sa poche un billet d’un dollar pour en tester l’effet sur moi. Les espèces non sonnantes ne sont pas moins clinquantes. On peut très bien saisir cela à cinq ans. Je fus très impressionné de découvrir que le papier pouvait être plus lourd que le métal. Pris au jeu et inspiré par sa paternité symbolique, mon oncle Oscar, qui avait fait vœu de chasteté pour devenir curé, mais qui m’avait été choisi comme parrain, se décide à renchérir pour me faire découvrir l’effet du billet de deux dollars. C’était deux fois plus fort! Finalement, dans un geste qui me propulse quelque part entre l’apothéose et l’orgasme, mon oncle Narcisse, celui qui avait le plus gros ventre et le plus gros char, se décide à fermer le bal en renchérissant avec un billet de cinq dollars. J’ai bien dit cinq dollars! Cela peut sembler insignifiant maintenant, surtout quand on se réfère à la perception d’un enfant insignifiant de cinq ans, mais cela représentait un pouvoir d’achat important pour l’époque. Même si je ne pouvais pas l’évaluer avec précision, je savais que c’était une fortune et que ma vie allait en être bouleversée. Mes oncles avaient sans doute voulu me donner le sens des vraies valeurs dans la vie. Je me demande encore par quels détours du destin je suis devenu anthropologue plutôt que banquier.
Je me suis envolé et j’ai repris pied que plus tard à la maison, pour réfléchir à la gestion de mon portefeuille. J’ai placé le tout en sécurité dans une petite banque en plastique jaune, en forme de bottine, et j’ai résolu de suivre les conseils de mon père: thésauriser. Mon père, trop généreux, n’a jamais su le faire lui-même mais cela ne l’empêchait pas de donner de sages conseils. Pour ajouter un incitatif, il m’a promis que lorsque j’aurais amassé $25, il ajouterait ce qui manque pour que je puisse acheter une bicyclette. Ce qu’il fit quand ma fortune eut atteint le seuil convoité, soit environ quatre ans plus tard. Et ce qui mit fin à ma passion pour la thésaurisation.
Cette expérience fut marquante du début à la fin, autant l’inoubliable sensation de posséder de l’argent que l’inoubliable magie de le convertir en une bicyclette. Depuis ce jour, j’ai toujours aimé l’argent. Mais pour moi, cette relation est demeurée une affaire de qualité, pas de quantité.
Si j’envisage la mort de l’argent dans cet essai, ce n’est donc pas, au départ, une idée haineuse. Je caresse l’idée de ce livre depuis longtemps et c’est la fascination du sujet qui a été ma première motivation. Depuis mes premières découvertes des charmes de l’avarice et des plaisirs de la possession de biens matériels amusants pour soi et convoités par les autres, j’ai bien sûr eu de multiples occasions de découvrir l’autre face de l’argent, le “ côté obscur de la force ”, comme disent les Jedi. Le dernier rapport d’ONUSIDA mentionne que les peuples de plusieurs pays d’Afrique comptent un pourcentage d’adultes séropositifs dépassant les 30%. Il est ici question d’argent, pas de biologie. Les traitements coûtent 1 000 ou 600 dollars par année, mais les trois-quarts des habitants de l’Afrique “ noire ” ont des revenus inférieurs à $2 par jour et le paiement de la dette demeure la priorité incontestable dans les maigres budgets des États. Au début de ce troisième millénaire, le Haut Commissariat aux réfugiés évalue à 22,3 millions le nombre de réfugiés “ relevant de sa compétence ”, c’est-à-dire parqués dans des camps. C’est un humain sur 269. On les appelle des “ réfugiés politiques ”, mais c’est un mensonge car aucun riche n’est parqué dans ces camps. Quant à la pauvreté des pauvres, elle s’approfondit toujours. Même les données triturées par la Banque mondiale le montrent, malgré toutes les méthodes de calcul adoptées pour tenter de minimiser cet accroissement constant des écarts entre riches et pauvres. Selon la dernière méthode de calcul (Atlas), le revenu moyen des habitants des 66 pays les plus pauvres a encore chuté de 7% entre 1996 et 2 000, passant de $ 440 à $ 410 US. De pauvres chiffres, incapables de donner une idée juste du drame vécu par ces milliards d’humains condamnés au dé-développement à perpétuité!
Qu’on se rassure, je ne vais pas allonger la liste des écœuranteries découlant de notre mode de gestion de l’argent. En tant que riche, je suis bien forcé d’admettre que cette autre face de l’argent m’est connue davantage par le biais d’une information que par celui d’une expérience. Cela ne signifie pas que la face souriante de l’argent m’est connue émotionnellement et la face pourrie, intellectuellement. Les deux me touchent et me concernent aussi globalement, et elles sont indissociables.
Aperçu
L’argent est une créature qui n’a jamais été aussi vivante, aussi triomphante, aussi resplendissante. N’est-ce pas le moment idéal pour penser à sa mort ? Annoncer la mort de l’argent, c’est à première vue jouer les prophètes ou les devins. Dans le domaine des sciences impures, la prédiction n’a jamais connu beaucoup de succès, contrairement à ce qui semble possible dans certains domaines des sciences inhumaines, pour prédire les éclipses par exemple. En réalité, il ne s’agit pas d’une prophétie, c’est-à-dire du risque de passer pour hurluberlu contre l’avantage de faire parler de soi, mais surtout d’une rêverie. Il y a plusieurs sortes de rêves (érotiques, épiques, impressionnistes, etc.), celui-ci s’inscrit dans la catégorie du rêve scientifique, même s’il s’agit de science naïve.
Qu’il s’agisse d’une vision ou d’un rêve, d’une suggestion ou d’une hypothèse, l’idée de la mort de l’argent mérite qu’on s’y arrête. Elle découle d’un raisonnement très simple: l’argent n’a pas toujours existé, il n’est donc pas éternel. Il n’est pas indissolublement lié à notre condition d’êtres humains et sociaux. D’autres systèmes sociaux ont vu le jour et ont finalement disparu ou à peu près. Depuis que notre espèce existe, Homo sapiens, avec son gros cerveau, son intelligence et sa compétence culturelle, nous avons vécu sans argent bien plus longtemps qu’avec lui. Cette expérience humaine et sociale s’étend sur environ mille siècles, c’est-à-dire trois ou quatre mille générations, peut-être même le double. C’est un fait que nous avons tendance à écarter, sous prétexte qu’il s’agirait de “ nos ancêtres ” et non pas de “ nous ”. Et pourtant, il s’agit bien de “ nous ” et non pas de nos ancêtres, ces Australopithèques, Homo erectus ou autres grands singes bipèdes à petit cerveau, que nous avons humanisés pour “ nous ” donner une très grande ancienneté et pour créer l’illusion que “ nous ” serions en train d’évoluer continuellement. La vie sans argent, une vie humaine et sociale, riche et complexe, est non seulement possible, elle a été la réalité vécue par un nombre d’humains qui pourrait même être supérieur au total de ceux qui ont vécu avec l’argent. Ces humains, dans la mesure où nous pouvons en avoir au moins une connaissance floue, ainsi que certains de nos contemporains vivant en petites communautés ont choisi de vivre dans des sociétés où c’est la parenté qui joue le rôle de système social central. Puis, il y a tout au plus cinquante siècles, dans certaines circonstances qui tiennent à la quantité d’humains et non pas à leur qualité, d’autres humains ont élaboré des sociétés plus grosses, fondées sur la religion plutôt que sur la parenté. La parenté n’est pas morte; elle a simplement cédé la place à la religion comme système social central. Et elle a trouvé des façons de se réincarner dans “ la religion ”. Par exemple, dans la Chrétienté, on a formé des communautés de pères, de mères, de frères ou de sœurs. Peut-être aurions-nous même connu des communautés d’oncles ou de tantes si la religion avait poursuivi son développement, si la Chrétienté ne s’était pas muée en Occident, si dieu ne s’était pas réincarné en écus, en louis ou en dollars. Cette autre mutation est aussi une affaire de quantité d’humains, et de grosseur de la société, pas de qualité. La religion aussi a trouvé des façons de se réincarner dans l’argent, comme on le verra. Cette succession de types de fondements sociaux est liée à la taille de la société. La parenté dans les petites communautés, la “ religion ” (ou l’idéologie) dans les États et Empires, l’argent dans la société internationale et intermultinationale.
Maintenant, toute la question est de savoir si l’argent représente l’état final de la condition humaine et sociale, s’il constitue bien cet « horizon indépassable de notre temps », selon la formule d’André Gauron[1], ou s’il finira lui aussi par céder la place à quelque autre type de système social central. Je penche pour la deuxième hypothèse, surtout parce que notre société est en train de changer une autre fois d’échelle de grandeur. Nous avons développé l’argent comme système idéal pour nos relations sociales internationales, la religion pour nos relations sociales nationales, et la parenté pour nos rapports sociaux à l’échelle communautaire. Mais dans la société véritablement mondialisée qui est en train d’émerger, intégrant des milliards d’humains de cultures différentes, il faudra trouver autre chose. En parlant de société mondialisée, je me situe ici sur le plan de l’identité et de la conscience – une conscience qui me semble avoir émergé il y a seulement dix ou quinze ans –, car sur le plan des échanges matériels, nos rapports sont mondialisés depuis environ cinq siècles. Cette idée d’une succession d’états de sociétés, allant de la parenté à la religion, de la religion à l’argent et de l’argent à autre chose, sera examinée dans la troisième partie du livre, avant de risquer, dans la dernière partie, une tentative d’exploration des divers scénarios imaginables concernant le passage crucial que nous pourrions être sur le point d’amorcer vers la société postmonétaire. Les deux premières parties serviront à explorer quelques facettes anthropologiques de cet objet polymorphe qu’est l’argent. Entre les différentes parties, j’ai aussi inséré des lettres, dont certaines sont d’un style plutôt light et d’autres, plus sérieuses. Elles serviront surtout d’interludes.
Une réflexion sur l’argent ne concerne pas que les futurologues. Elle vise surtout notre compréhension des processus sociaux qui sont à l’œuvre, des mécanismes qui les gouvernent et des institutions qui les incarnent. Je m’efforcerai d’y jeter un regard très global, un regard d’anthropologue naïf. J’ai déjà évoqué une certaine théorie du “ développement ” en insistant sur la quantité d’humains en présence. Un tel moteur démographique se rattache évidemment à un certain substrat matériel, écologique, et aux divers systèmes technologiques. L’impact écologique est déjà une bonne raison d’imaginer que notre civilisation monétaire[2] frappera tôt ou tard un mur. Tout cela n’est pas très nouveau, même si nous réussissons souvent à l’oublier grâce à diverses astuces. En particulier, l’idée fausse que nous serions en train d’“ évoluer ”. L’être humain, la nature humaine, ne constitue pas une variable mais une constante à travers les sociétés et les époques. Or nous n’avons pas encore réussi à nous débarrasser de l’idée de race et de l’idée d’évolution. Nous nous accrochons à l’illusion de pouvoir cloner toute la planète et nous cloner nous-mêmes.
Avec un tel héritage culturel, les sciences humaines n’ont pas vraiment fourni d’explication cohérente quant aux divers destins des sociétés humaines. Je ne prétends pas y réussir non plus. Je souhaite seulement montrer certaines incohérences dans les explications qui sont les plus populaires. Un examen des bases matérielles des sociétés ne suffit pas à comprendre ce qui se passe. C’est pourquoi je veux étudier cet immense problème en tenant compte aussi, et surtout, de nos constructions symboliques et sociales. Ce serait difficile de faire autrement, étant donné que l’argent est un pur symbole, et non pas un instrument d’action matérielle. Nous devons chercher à tenir compte de ces deux niveaux de la réalité humaine : notre corps qui a besoin de calories et notre esprit qui se nourrit de symboles tels que l’argent. Le tout englobé dans une existence qui n’est pas individuelle mais sociale. Cette dernière idée est sans doute la plus difficile à faire entrer dans la tête individuelle d’un Occidental.
Dans la tête de n’importe quel être humain, la capacité d’abstraction est telle qu’il peut plaquer le concept d’“ argent ” sur n’importe quelle réalité investie de valeur à ses yeux. De toute évidence, l’idée de la mort de l’argent ne concerne pas cela mais plutôt celle d’un certain nombre d’institutions qui lui sont consacrées. Cette idée de la mort de l’argent peut, à prime abord, apparaître aussi odieuse qu’utopique. L’argent est si étroitement associé à nos rêves, nos désirs, nos projets ou nos ambitions que l’idée de sa mort peut résonner comme leur glas. Nous confondons alors la fin et les moyens. Dans mon esprit, il ne s’agit pas de créer un “ homme nouveau ” à l’image d’une quelconque utopie socialiste avancée. Il ne s’agit pas de faire taire nos désirs ou nos rêves, de renoncer à nos projets ou à nos ambitions, mais de leur donner un autre visage que celui de l’argent. Tout simplement, leur vrai visage. Au lieu de rêver à de l’argent pour conquérir l’élu ou l’élue de notre cœur, pour obtenir de la notoriété ou de l’influence, ou même pour acquérir un bien matériel, nous pouvons imaginer d’autres moyens plus directs et plus efficaces d’y arriver. Cette façon de voir les choses pourrait déboucher sur une certaine psychologie individuelle concernant l’argent, même si ce n’est pas du tout l’objet de ce livre.
Le triomphe de l’argent
Le succès de l’argent dans nos rapports sociaux mondialisés, en particulier depuis une vingtaine d’années, est si complet, si énorme qu’il dépasse toute tentative de mise en chiffres. En tout cas, aucun anthropologue naïf ne saurait en faire le portrait. Devant ce succès objectif, diverses attitudes sont possibles, la réjouissance aussi bien que la rage impuissante. Pour beaucoup d’analystes, le constat de l’irrésistible victoire de l’argent justifie une attitude d’acceptation, plus ou moins résignée, plus ou moins enthousiaste. C’est le cas de Bernard Perret par exemple, qui se contente de critiquer les excès de la société-marché, tout en invitant à renoncer aux résistances inutiles: “ Une fois admise la domination du principe marchand, quelle marge reste-t-il pour les politiques sociales [3]? ” Alain Minc, pour sa part, nous invite à partager son amour du marché dès les premières lignes de son essai: “ J’aime le capitalisme et sa capacité infinie de mouvement et de renouvellement. Il rime avec la vie: le nier, c’est en économie refuser le principe vital [4]. ” Il en avoue “ les rugosités et les petitesses ”, mais sans leur attacher une importance exagérée: “ J’en accepte le prix ”, nous précise-t-il. On ne peut s’empêcher de songer à la répartie de Madeleine Albright, alors ambassadrice des États-Unis auprès de l’ONU, et qui, interrogée à la télévision[5] au sujet des milliers d’enfants morts en Irak des suites de l’embargo américano-onusien, ne trouve pas d’autre réponse que: “ We think the price is worth it. ” (Nous pensons que cela en vaut le prix.)
En général, il est plus facile d’endosser les quelques abus de la société-marché quand notre cadre de référence se limite à la France ou au Québec, mais dès que nous réfléchissons aux conséquences sociales de la frénésie monétaire à l’échelle de la société humaine, il nous faut des œillères autrement plus épaisses pour préserver notre optimisme. La majorité des gens, avec l’information que leur fournissent les médias, partagent probablement l’attitude de Bernard Perret. Ils déplorent les drames, les guerres, la pauvreté, et croient que “ nous ” devrions faire un peu plus pour aider l’Afrique et le reste du troisième Monde. Une telle vision des choses assume bien sûr que nous n’y sommes pour rien dans les malheurs des autres. D’autres, une minorité certes, mais une minorité en croissance et en voie d’organisation, celle des alter-mondialistes, déplorent le fait qu’il n’existe pas de tribunal international pour traduire les dirigeants du FMI, de l’OMC, de la BM ou de l’OCDE, et les leaders du G8 ou du G20, ni même d’organisation bien structurée et crédible pour compiler des données précises sur les conséquences sociales et environnementales des Programmes d’ajustement structurel, par exemple. Des conséquences qui ne sont pas simplement “ sociales ” mais qui se traduisent directement en un nombre considérable de morts ou d’handicapés pour la vie.
Stigmatiser l’argent comme responsable de toutes les injustices humaines, cela peut sembler recourir à une sorte de théorie primitive. Par contre, le fait de ne pas remettre en question sa primauté absolue, d’assumer que l’argent serait un phénomène naturel plutôt qu’une institution humaine, c’est aussi une sorte de réflexe primaire, celui du citoyen bien conditionné par sa société. Envisager la mort de l’argent n’est rien d’autre que le résultat d’un raisonnement logique, qu’on soit adversaire ou apôtre du marché et de sa globalisation. C’est une idée qui surgit facilement, même chez des gens qui ne souhaitent pas du tout une telle fin du monde. Par exemple, Alain de Benoist la formule clairement: “ Il n’y a pas de contre-pouvoir au pouvoir de l’argent, précisément parce que l’essence de ce pouvoir ne se dévoile que dans la suppression de tout ce qui lui fait obstacle. L’hypothèse la plus probable est donc que la logique de l’argent ira à son terme, et que c’est sa victoire qui consommera sa perte. ”[6] En effet, même les pires incendies finissent un jour par s’éteindre d’eux-mêmes, faute de combustible. Il reste à vérifier si l’argent est bien cet incendie qui carbure à la chair humaine, ce grand cannibale.
Un mot sur l’anthropologie naïve
Bien qu’étant en principe entré dans le vif du sujet, je sens le besoin d’expliquer brièvement le sous-titre donné à ce livre, pour situer en même temps la perspective dans laquelle je me situe en abordant un sujet aussi ambitieux. En effet, le courant théorique dont se réclame cet essai n’est ni le marxisme, ni l’anthropologie structurale, ni une variante de la famille postmoderniste. Il s’agit de l’anthropologie naïve[7]. Pour ce qui est du postmodernisme, j’ai moins de certitudes. C’est une perspective que je perçois avec un certain flou, parce que je ne connais pas la théorie moderniste à laquelle elle est censée succéder. Le postmodernisme, comme tous les autres “ post ”, cherche à se présenter comme un moment historique ou comme une étape évolutive, mais c’est pour masquer sa véritable réalité, celle d’un espace social, plutôt restreint dans ce cas-ci, le petit cercle de ceux qui savent ou qui sont “ en avance ”. Bref, c’est une aire qui se donne des airs d’une ère. Mais comme j’en ignore à peu près tout, il se pourrait que je fasse de la prose postmoderniste sans le savoir, comme monsieur Jourdain, de sorte que toute ressemblance avec la réalité post-moderniste serait purement fortuite. Par contre, les ressemblances avec le marxisme et le structuralisme ne doivent rien au hasard; ce sont des influences directes, quoique déjà un peu lointaines.
Les peintres “ naïfs ” sont également appelés “ primitifs ”. C’est une étiquette qui convient aussi parfaitement aux anthropologues naïfs, dont la démarche se situe en dehors des grandes écoles. Comme les grandes écoles forment des cercles restreints, le champ ouvert à l’anthropologie naïve est immense et les parcours qu’elle emprunte sont fort peu balisés. Ils ne sont pas générés par le paradigme dominant, du moins pas au même degré, ce qui ne signifie pas que ses constructions soient désordonnées ou aléatoires. D’ailleurs, on aurait tort de croire que la naïveté est une soustraction. Ce qui l’est, c’est la réduction des voies ouvertes à l’imaginaire et à la curiosité par la normalisation socioculturelle, tout particulièrement au sein des microsociétés professionnelles.
Le “ paradigme occidental ”, pour employer un terme savant, impose un carcan global à la réflexion. Chacune des sciences “ humaines ” a une fonction précise dans l’architecture idéologique qui fait fonctionner la société occidentale-mondialisée actuelle. C’est un fait qui n’est pas très souvent reconnu par leurs adeptes et qui constitue probablement le plus grand obstacle à une “ autre mondialisation ”. La science économique a développé un discours pour implanter dans la tête des citoyens le fait que leur ordre social est naturel et régi par des lois – surtout la trop célèbre “ loi de l’offre et de la demande ” –, des lois qui seraient aussi naturelles que la sélection naturelle ou la survivance du plus apte. La psychologie déploie un incroyable arsenal pour nous convaincre que nous serions des “ individus ”, conformément à la théorie sociale, politique et économique préconisée. L’histoire et la géographie semblent s’être concertées en secret pour nous apprendre que Nous sommes l’Histoire et que les Autres sont de la géographie. La philosophie, pour sa part, nous enseigne que l’être humain se définit par la raison et que la rationalité est une invention occidentale, ce qui fait de l’Occidental le prototype du véritable Humain, tout en excluant du cercle les autres cultures humaines, présentées comme “ irrationnelles ”. Quant à l’anthropologie professionnelle (la non naïve), elle s’est vue confier, au fil des générations, plusieurs tâches similaires et complémentaires: diviser l’humanité en races, entretenir une certaine confusion entre les composantes biologiques et sociales de l’être humain (en particulier la parenté), comparer les sociétés en ignorant les rapports entre elles, et surtout fournir des matériaux pour illustrer l’irrationalité des Autres et apporter ainsi un support essentiel à la démonstration philosophique. Toute cette fragmentation de la cosmologie occidentale en une série de disciplines plus ou moins cloisonnées permet d’entretenir une vision du monde qui est parfaitement unilatérale et parfaitement ethnocentrique, et qui convient aussi parfaitement à une exploitation unilatérale du monde. Alain Le Pichon parle de la nécessité de sortir de “ l’autisme et de la confusion qui caractérisent les relations de l’Occident avec le reste du monde [8]. ”
À la différence de la peinture naïve, l’anthropologie naïve n’est pas un courant dissocié de la science reconnue. C’est justement la critique qui lui fournit l’un de ses principaux carburants, l’autre étant la passion. En effet, les anthropologues naïfs n’ont pas réussi à se situer sur le plan de l’objectivité scientifique, celui qui est proposé comme idéal aux professionnels des sciences humaines – l’objectivité scientifique étant un terme plus noble pour désigner l’indifférence. C’est ainsi que la passion et la critique se renforcent mutuellement. Cette critique à sens unique, sans réactions ni dialogues, finit souvent par prendre une allure cynique. Du moins, elle peut être ainsi perçue par ses lecteurs. Cela donne une combinaison un peu bizarre de naïveté cynique ou de cynisme naïf – on a le choix des oxymorons.
Dans l’esprit de l’anthropologue naïf cependant, il ne s’agit pas réellement de cynisme, ce qui serait incompatible avec son impulsion morale, mais tout au plus de sarcasme. Le lecteur de bonne foi pourra quand même être heurté tout autant que la cible réelle de ces critiques amères, surtout s’il n’a pas encore pris connaissance de l’ensemble de l’argumentation. C’est que certaines de ses étiquettes de valeurs – je parle bien des étiquettes, pas des valeurs elles-mêmes – pourront souvent être malmenées: par exemple, le progrès, la liberté, la raison, la démocratie, les droits de la personne, le féminisme, etc., bref un bon nombre des étiquettes de valeurs qui occupent une place centrale dans la culture occidentale. S’il en est prévenu, s’il accepte de différer sa réaction et de mettre entre parenthèses ses cadres habituels de référence, le lecteur pourra facilement réaliser que ses valeurs ne sont pas rejetées. Elles sont seulement recylées dans un nouveau cadre de référence. Mais ce dernier ne peut apparaître qu’au terme de l’analyse, parce qu’il est aussi reconstruit en recyclant certains matériaux de nos cadres traditionnels. Or, il est pratiquement impossible de faire éclater ces cadres traditionnels sans avoir à manipuler – au risque de produire à première vue un effet iconoclaste – les énoncés de valeurs qui servent à les verrouiller.
Dans cet essai, je ne parlerai pas beaucoup des pauvres ou de la pauvreté, et beaucoup plus des riches et de la richesse. Mais même si je suis loin d’être pauvre moi-même, j’en parlerai souvent en adoptant le point de vue des pauvres, comme n’importe quel ethnographe qui tente de traduire le point de vue subjectif de son “ objet ”. Non pas que ce point de vue soit plus juste ou plus moral, mais simplement plus ignoré. Comme l’écrivait Rainer Maria Rilke dans Le livre de la pauvreté et de la mort (1903), “ les pauvres sont aussi silencieux que les choses [9]. ” Dans la même mesure, je tenterai d’adopter aussi le point de vue des riches, je veux dire celui des superriches, car je n’ai aucun effort particulier à faire pour exprimer celui des riches, la catégorie sociale à laquelle j’appartiens objectivement et subjectivement. Quant à mon rapport personnel avec l’argent, il est bien sûr tout à fait ambigu. Je me vois un peu comme un fringant petit boxer poids-plume en train d’asséner des volées de coups à un World Trade Center reconstruit, tout en caressant secrètement le rêve d’être invité, à titre de conférencier, à un prochain synode de Davos.
Finalement, de vous à moi, je vous avoue que l’anthropologie naïve est une perspective qui apporte beaucoup sur le plan personnel. La liberté mentale, découlant de l’absence des contraintes qui tuent la passion, est aussi celle du “ primitif ”, qu’il soit peintre, anthropologue ou chasseur. Le “ primitif ”, qui n’est pas pauvre du tout, a choisi de vivre selon un concept de liberté qui repose sur l’absence de contraintes, contrairement à l’“ individu ” moderne ou riche, qui a plutôt adopté un concept de liberté axé sur l’étendue des choix, quitte à endurer un niveau de contraintes qui serait insupportable aux yeux du primitif. C’est une idée sur laquelle je reviendrai car elle résume toute l’étendue du prétendu “ progrès ”, toute la distance entre l’humanité prémonétaire et la civilisation du fric.
Partie I. Pile ou face
Qu’est-ce que ça donne de tirer à pile ou face, puisque toutes les pièces de monnaie ont deux faces?
Tirer à pile ou face, c’est le meilleur usage que l’on puisse faire de l’argent. C’est une excellente façon de prendre des décisions car cela permet de savoir rapidement quelle est notre vraie réaction au verdict, en mettant à profit toutes nos ressources mentales et pas seulement la petite mémoire vive qui affiche les éléments conscients. Par exemple, ce serait un procédé très efficace pour décider de l’avenir du Québec. Au lieu d’organiser un troisième référendum, nous pourrions organiser une cérémonie de pile ou face. Nous n’aurions qu’à bien prendre le pouls de la réaction suscitée par le verdict pour savoir s’il faut, ou non, faire un deux-de-trois. Même alors, ça coûterait bien moins cher que des référendums et surtout ça déboucherait sur une décision.
La monnaie servant à cette opération magique est une drôle de créature. Elle a deux faces, mais l’une d’elles s’appelle Pile. Celle-là ne compte pas réellement. Ce n’est qu’une décoration car seule la vraie face importe. Sur les miennes, les noires, c’est la face de la reine du Canada qui apparaît depuis cinquante ans. Elle m’a servi à prendre plusieurs décisions importantes. Chaque fois, j’avais le choix de définir à ma guise les alternatives et de me soumettre ou non aux décisions de ma reine. Dans la vraie vie, dans le monde réel, cependant, l’alternative est fixée une fois pour toutes. D’un côté, pile, c’est toujours la magie de l’argent qui opère; de l’autre, face, c’est toujours sa sorcellerie.
Chapitre 1 Vraie et fausse magie
L’or, c’est de l’argent. Pourquoi ni l’un ni l’autre ne portent-ils pas leur vrai nom ?
Nous savons tous que l’argent est aussi le nom d’un métal, et qu’il s’est peu à peu dépouillé de son usage matériel pour être utilisé en tant que symbole. D’autres métaux, d’autres objets ont connu la même histoire: or, cuivre, fer, étain, coquillages, perles, tabac, cacao, ou même des scalps de piverts. De nos jours, nous avons toujours des usines sophistiquées pour fabriquer des pièces de monnaie ou des billets de banque, et des machines pour les compter, mais nous savons parfaitement que la réalité de l’argent est indépendante de tout ça, qu’on peut aussi bien compter ou transférer des unités monétaires avec des signaux électriques, optiques ou pourquoi pas chimiques si le cœur nous en dit. Les machines nous semblent souvent magiques mais la vraie magie est ailleurs. Elle est dans le pouvoir des symboles, un pouvoir bien plus grand que celui des outils. La technologie permet des trucs fabuleux. Mais ce sont des trucs, pas de la magie.
Malgré ce savoir savant qui coïncide pour une fois avec la sagesse populaire, nous, les Occidentaux, semblons avoir toujours beaucoup de difficultés à distinguer entre la réalité matérielle, dont la manipulation relève de la technologie, et la réalité de nos constructions symboliques, celle qui permet la vraie magie. Nous utilisons couramment les notions de technique et de magie, mais sans reconnaître leurs différences que nous avons plutôt choisi d’occulter, souvent même d’inverser. Par exemple, nous parlons de techniques juridiques ou de techniques de marketing, alors que ces domaines relèvent de l’univers de la manipulation des symboles et non pas de la manipulation de la matière. Bien sûr, l’existence des symboles exige toujours un certain support matériel. Qu’il s’agisse d’un mot parlé, d’un objet sacré ou d’une unité monétaire, nous aurons toujours besoin de faire vibrer nos cordes vocales pour faire vibrer matériellement des tympans, d’un objet qui peut être aussi petit qu’une hostie consacrée, ou d’un infime signal électrique dans un ordinateur. Ce qui caractérise la magie, c’est d’abord l’ampleur de l’effet obtenu par rapport à la quantité de matière utilisée: un mot du jury peut entraîner l’exécution du condamné, une touche d’ordinateur peut fermer une usine – je ne parle pas de la faire exploser mais de rendre effective la décision de la fermer. Mais une goutte de poison dans un réservoir d’eau peut aussi tuer des milliers de personnes. Ce qui caractérise la magie, c’est ensuite et surtout le fait que cet effet obtenu passe par un réseau de connexions neuronales, celui des personnes qui croient en la même magie et qui ont été programmées selon le même code culturel.
Ma magie, c’est-à-dire les symboles de ma culture, me permet d’agir sur les humains qui partagent les mêmes codes culturels, pas sur les autres. Je peux obtenir un emploi en mettant les vêtements appropriés lors de l’entrevue de sélection, je peux être innocenté d’une accusation en recourant à la même magie, je peux faire une conquête amoureuse, obtenir la signature d’un contrat, gagner une élection ou tenir mes voisins à distance. Je pourrais même tuer une personne en manipulant devant elle certains symboles, pour peu qu’elle ait le cœur fragile et des convictions solides. Mais je ne serais pas très efficace, avec mon complet-cravate ou mes souliers à talons hauts, dans une société où on manipule d’autres symboles pour se faire aimer ou élire. Les vêtements, la coiffure, le maquillage, la manipulation des poils du visage ou des aisselles sont autant de magies, tout comme l’est une automobile rutilante, un couple de grands lévriers promenés sur une avenue passante ou une résidence dont l’entrée est ornée de deux lions en ciment. Les symboles n’ont pas besoin d’utiliser un support matériel microscopique. Gros ou petits, il suffit qu’ils soient de bons déclencheurs de réactions mentales. Dans cet univers humain, l’argent occupe de toute évidence une place de choix.
Si le marketing, la politique, le droit ou les affaires sont des magies, pourquoi tenons-nous à les considérer comme des techniques? C’est parce que nous avons choisi de nous représenter comme une culture ayant à peu près évacué la magie et même la religion, pour devenir une “ civilisation technologique ”. C’est une illusion tenace, qui tient à une définition de la magie comme étant une sorte de pensée-gibelotte que nous attribuons aux autres parce que nous ne comprenons pas leurs symboles, que nous prenons pour de la prétechnologie. Mais si nous définissons la magie tel que je l’ai proposé ci-dessus, tout notre portrait de nous-mêmes est à reconstruire. L’idée que les Égyptiens étaient très “ religieux ” contrairement à nous, les “ postmodernes ”, qui serions très technologiques, est très répandue mais néanmoins farfelue. Par exemple, dans une ville comme celle où je vis, Québec, la grande majorité des gens gagnent leur vie en manipulant des symboles, pas des matières. Il y a bien quelques usines où ne travaillent pas seulement des gestionnaires ou des comptables, il y a bien des ouvriers de la construction, des cols bleus, des employés du transport ou du déneigement, ou des employés de la restauration ou de l’hôtellerie qui font du ménage ou manipulent de la nourriture, mais il y a beaucoup plus de gens qui travaillent comme professeurs, fonctionnaires, employés de bureau, agents de communication, gens d’affaires, avocats, fiscalistes, notaires, comptables, vendeurs ou acheteurs de tout acabit, musiciens ou artistes, politiciens, lobyistes, relationnistes, journalistes, chercheurs, écrivains, etc. De même, il y a nettement moins de bâtiments publics consacrés à la manipulation de matériaux qu’à la manipulation de symboles. Les Égyptiens avaient construit d’immenses pyramides inutiles – sur le plan matériel – et entretenaient une sorte de clergé tout aussi inutile. Dans la ville de Québec, il n’y a pas de pyramide et le clergé proprement religieux n’est plus très nombreux mais, si on fait le total des bâtiments publics consacrés à des activités symboliques analogues à celles qui pouvaient se dérouler autour des pyramides, on arrive à une présence au moins comparable du symbolique. En plus des nombreuses églises, il y a un parlement, beaucoup de ministères, un palais de justice, des salles de concert, des arénas, des théâtres, des cimetières, des places publiques, des monuments, des lieux de divertissement ou de célébration pour toute une gamme de cérémonies publiques ou privées, sans compter toutes les tours à bureaux logeant les manipulateurs d’argent: banques, compagnies d’assurances, sociétés de fiducie, firmes de comptables ou de conseillers fiscaux, etc. Bref, si les fonctions sociales relevant du “ religieux ”, du “ politique ”, du “ juridique ”, du “ rituel ”, etc. sont plus éclatées et plus diversifiées que dans l’Égypte antique, elles n’en occupent pas moins la même place centrale dans notre société. Et en plus, il y a l’argent dans nos vies quotidiennes, et il occupe encore bien plus de place que “ la religion ” dans la vie quotidienne de l’Égyptien antique!
L’argent est un symbole, sa manipulation relève de la magie, peu importe que nous ayons aussi développé des techniques sophistiquées, telles que la carte de crédit à bande magnétique ou les guichets automatiques, pour en faciliter et en répandre l’usage. Classer un type de comportement ou de production humaine dans la catégorie de la magie ne signifie pas lui attribuer un caractère plus primitif que la technique. En réalité, cette idée est totalement démentie par les faits. La manipulation des outils, c’est-à-dire la technique, est une activité qui requiert une intelligence bien moins développée que la manipulation des symboles. Plusieurs espèces de singes en sont capables, ou même d’autres animaux. Dans la lignée évolutive qui conduit à l’apparition de notre espèce, les restes d’outils datent d’au moins un million d’années et sont associés à des espèces dotées d’un cerveau nettement plus petit que le nôtre. Au contraire, ce sont les premiers objets symboliques qui témoignent d’une nouvelle forme d’intelligence plus sophistiquée, impliquant le langage et la pensée symbolique, bref la culture. Les plus vieux de ces objets, matériellement inutiles mais dotés d’une signification symbolique, sont associés seulement aux humains de notre espèce, Homo sapiens. On peut s’étonner que les archéologues leur aient attaché, pendant longtemps, une importance secondaire, les reléguant dans la catégorie “ art ”, comme pour marquer leur inutilité. L’argent, un texte de loi, un titre de propriété, une bague de fiançailles ou un contrat sont des objets très utiles au contraire. Ils ont simplement un autre type d’utilité que les outils. Mais même nos outils possèdent en même temps cet autre type d’utilité. Lorsque nous nous contentons d’exposer nos outils de bricoleurs sur les tablettes du sous-sol ou nos instruments culinaires sur celles de la cuisine, et qu’ils servent à rehausser notre statut social plutôt qu’à percer des trous ou mélanger des ingrédients, ils ont le même type d’effet magique sur les neurones de nos visiteurs. Tous nos objets ont ce genre d’utilité symbolique et, potentiellement du moins, une utilité matérielle – une statue peut aussi servir de matraque -, de sorte qu’il est facile de confondre les deux types d’usage.
Dans notre vie de tous les jours, nous nions ou nous feignons d’ignorer la dimension symbolique de nos comportements ou de nos objets, et nous invoquons presque toujours une prétendue fonction technique. L’automobile en est une bonne illustration. Personne ne niera que l’automobile est en soi un objet technique, conçu pour transporter des personnes et des objets. Parallèlement, nous reconnaissons assez facilement que l’automobile est un important symbole du statut social, ce qui justifie un investissement souvent considérable. Cependant, à beaucoup d’égards, nous nions ou ignorons cette dimension symbolique. Par exemple, plusieurs fabricants d’automobiles ont offert pendant une dizaine d’années environ un équipement servant à amarrer des bagages sur le couvercle du coffre arrière des modèles sedan. C’est un détail que j’ai observé depuis son apparition, mais je ne me souviens pas avoir jamais vu une seule valise ou un seul paquet attaché sur ce porte-bagages. À peu près tous les consommateurs qui ont acheté ces modèles se sont satisfaits de la possibilité théorique de le faire. Inconsciemment, on leur a surtout vendu un élément distinctif permettant de discerner entre anciens et nouveaux modèles. Il en va exactement de même pour les ailerons installés sur beaucoup de modèles actuels. La rationalisation est d’ordre technique : un aileron de dimension suffisante, installé sur un modèle de formule Un, augmente l’adhérence des roues arrière. En pratique, cet effet est totalement négligeable sur les automobiles de série et dans quelques années, ces ailerons nous paraîtront aussi ridicules que les ailerons verticaux des grosses bagnoles américaines des années cinquante ou soixante, déguisées en avions sur roues. La mobilité de l’automobile, qui multiplie le nombre de regards de convoitise, en fait une vitrine idéale pour présenter toute une gamme de gadgets, sous le couvert d’un prétexte technologique. La magie de l’automobile justifie tous les luxes, toutes les extravagances, et bien des propriétaires d’automobiles sont aussi fiers d’avoir des vitres électriques dans leur auto que d’avoir des fenêtres à manivelle dans leur maison. Le domaine de l’automobile n’est qu’une illustration très partielle des principes qui gouvernent nos comportements, impliquant un écart important entre nos motivations réelles, de nature symbolique et sociale, et nos rationalisations conscientes, qui s’appuient sur des prétextes techniques.
Après la parole, l’argent est l’ultime magie. Il possède un pouvoir supérieur à la plupart des autres magies. En tout cas, le pouvoir le plus polyvalent. Dans toutes les sociétés humaines, la magie fait partie de la vie sociale, et l’argent en est la forme la plus courante dans notre type de société. Il nous permet d’obtenir à peu près n’importe quoi des autres. On peut même s’en servir pour agir sur nous-mêmes : pour améliorer notre image de nous-mêmes, notre estime de soi. L’argent est essentiellement un langage, comme tous les autres systèmes symboliques. C’est une langue qui comporte un vocabulaire restreint mais une syntaxe très complexe. Les manipulateurs les plus habiles réussissent à s’en servir pour gagner des empires. Georges Soros, par exemple, n’a pas “ bâti un empire ” avec des armées de travailleurs, des bulldozers ou des chars d’assaut, ni même avec le type de travail de l’entrepreneur capitaliste traditionnel, mais simplement en parlant le langage de l’argent. À une autre époque ou dans une autre société, il aurait plutôt eu besoin d’exceller dans l’art oratoire, comme Hitler, ou dans la stratégie militaire, comme Alexandre ou Napoléon.
Dans le langage de l’argent, on peut émettre une très grande variété de messages, allant de l’amour passionné jusqu’à l’ultime humiliation. C’est aussi vrai pour d’autres langages : le langage des cadeaux, par exemple, en fournirait une excellente illustration. L’argent touche par conséquent une dimension primordiale de l’être humain, dans sa nature sociale comme dans sa nature individuelle, même s’il s’agit d’un système culturel particulier et non pas universel. Aucun système culturel ou symbolique n’est réellement universel, mais certains types se retrouvent dans toutes les sociétés. Tous les humains utilisent une langue – une vraie langue, pas seulement ce que nous appelons dédaigneusement un “ dialecte ”. Jusqu’à un certain point, on peut aussi affirmer que tous les humains participent à un certain système de relations familiales, à une certaine idéologie (religieuse ou autre), à certaines formes d’art ou de jeu. Tous ne parlent cependant pas le langage de l’argent. Seulement presque tous.
Si nous avons de la difficulté à faire la distinction, dans notre propre culture, entre la dimension technique et la dimension symbolique des objets ou des comportements, il n’est pas étonnant que ce soit encore pire quand nous avons affaire à d’autres cultures, à d’autres symboles. C’est ainsi que nous devrons nous adresser plusieurs fois aux tribunaux pour savoir si un kirpan est un symbole ou un outil. Ou que nous nous imaginerons que des gens d’une culture exotique sacrifient une poule pour faire pousser le blé ou le riz. Comme si nous brisions une bouteille de champagne sur les bateaux pour les faire flotter. L’ignorance des symboles des autres impose de très sérieuses limites à la “ mondialisation ”.
Les humains ont toujours déployé une imagination fabuleuse pour inventer des langues et des langages, qu’il s’agisse des dizaines de milliers de langues ou du nombre restreint d’écritures, qu’il s’agisse des formes d’art, de jeu ou de sport, des rituels politiques, juridiques ou religieux, des messages diplomatiques, terroristes ou “ économiques ”. C’est toujours le même désir de communiquer et d’agir sur les autres. Parmi les grands types de langages, Serge Moscovici[10] en a comparé trois, soit la musique, la mathématique et l’argent, qui ont davantage fait éclater les frontières de la société locale et réussi l’exploit de faire vibrer des humains sur toute la planète. Dans la musique, tout est affaire de contexte, car le son isolé ne signifie rien. À cet égard, la mathématique occupe une position tout à fait opposée: chaque symbole est clairement défini, peu importe qu’on le retrouve dans tel ou tel contexte. Quant à la parole, elle est à mi-chemin entre ces deux extrêmes, car les mots ont un certain sens mais ils peuvent en changer du tout au tout selon le contexte où ils se retrouvent, non seulement le contexte linguistique mais aussi le contexte non linguistique. Par exemple, l’invitation à “ prendre un café ” n’a pas toujours une signification sexuelle, même si cela peut être le cas à la sortie d’un bar ou d’un party.
Dans cet éventail de langages, l’argent semble, à première vue, bien plus proche de la mathématique que de la parole. Ses symboles sont bien définis et la valeur d’un billet de cent dollars ne change pas, qu’il soit deux heures du matin ou deux heures de l’après-midi. Il s’agit précisément d’un type de symbole où la dimension prépondérante est la valeur, pas la signification. Mais cela, c’est seulement la définition théorique de l’argent, sa dimension consciente. En réalité, rien ne l’empêche de véhiculer aussi, dans ses usages courants, un éventail infini de significations particulières, comme n’importe quelle phrase parlée. C’est là une propriété fondamentale du cerveau humain, que l’ordinateur ne pourra jamais reproduire. Et comme l’argent prend aussi une multitude de visages – prix, salaire, impôt, budget, profit, intérêt, capital, épargne, donation, héritage, etc. –, chacun de ses visages donne également lieu à un langage éminemment complexe, comme toute autre activité humaine.
Contrairement aux autres systèmes symboliques, aux autres magies, l’argent peut sembler avoir la faculté de percer la membrane qui sépare les cultures et d’exercer son pouvoir sur les humains de n’importe quelle culture. C’est une grave illusion, car les humains qui n’ont pas assimilé le langage de l’argent n’accorderont pas plus d’intérêt à du papier monnaie qu’à une image de la bonne Sainte-Anne ou à un feuillet publicitaire. Ceux sur qui opère la magie de l’argent ont été, en quelque sorte, assimilés à cette culture internationale, mais il peut s’agir d’une assimilation extrêmement superficielle. L’incapacité de l’argent à percer le mur des cultures est justement l’une des lacunes essentielles qui mettent en question ses futurs succès à titre d’agent mondialisateur.
Chapitre 2 Pile, la magie
L’appât du gain rend les gens tellement gentils!
L’argent est polymorphe, comme chacun sait. Il est un langage mais aussi un sport, un art, un jeu, un rituel, une religion, une idéologie, un système social; il est un lien social, le lien social le plus universalisé dans l’histoire humaine; il est notre famille et notre tribu, notre culture et notre civilisation; il est aussi une arme de guerre, le nerf de la guerre. Il est à peu près tout, sauf une science, même si on pourrait aussi élaborer une science qui prendrait l’argent comme objet. Le principal dénominateur commun de tous ces visages de l’argent reste sa nature magique. Comme je l’ai suggéré, cette nature magique, bien qu’elle ne nous échappe nullement, nous semble cependant relever plutôt de la technique. En fait, c’est la technique que nous trouvons le plus souvent magique. Si nous confondons si couramment la vraie magie de l’argent avec la fausse magie de la technique, c’est en partie parce que les deux produisent sur nous le même effet d’émerveillement. Pour jouir de notre argent, rien de tel que l’achat d’un gadget technologique qui nous ravira un court moment, mais dont l’effet sur les autres pourra faire durer notre plaisir assez longtemps pour justifier la dépense.
L’émerveillement est sans doute l’une des émotions les plus couramment éveillées par l’argent. Cela se fait de toutes sortes de façons, car l’émerveillement peut aussi bien découler de la technique que de la magie. Nous pouvons être émerveillés par les gadgets technologiques que la magie de l’argent peut nous procurer, aussi bien que par les effets directs de cette magie dans nos rapports humains. C’est pourquoi nous confondons si facilement technologie et magie, les deux étant associés, dans notre esprit, au pouvoir de l’argent. Ce sont ces diverses formes du merveilleux qui garantissent la pérennité de nos tendres sentiments envers cette substance que nous pourrions tout aussi bien haïr, si notre culture ne nous avait pas correctement programmés. Ce sentiment du merveilleux pouvoir de l’argent, nous le ressentons aussi bien en prenant la liasse de billets dont nous a fait cadeau le guichet automatique qu’en admirant le gentil sourire de la masseuse.
Notre expérience de l’argent est globale, et on n’a plus à démontrer le caractère merveilleux de l’argent pour les gens qui ont la chance de pouvoir s’en servir. Non seulement il nous permet d’acquérir quotidiennement une variété presque infinie de gadgets utiles ou nouveaux et d’obtenir à peu près n’importe quel service de la part des autres humains, mais il a, à travers l’histoire, été la source de bien des prodiges. Dans la Grèce ou la Rome antique, il a permis à des esclaves de racheter leur liberté et celle de leurs descendants. À une autre époque, en Europe, il a permis à des bourgeois d’obtenir des titres de noblesse, pour eux et pour leurs descendants. Sous le régime de l’Apartheid sud-africain, il a garanti à des gens d’affaires à la peau insuffisamment blanche un statut de Blancs honoraires pendant leur séjour en Afrique du Sud. C’est encore l’argent qui a permis à une foule de riches dévots, dans l’Occident chrétien, d’accumuler assez d’indulgences pour éviter les tourments de l’enfer et accéder au paradis pour l’éternité. Que pourrait-on demander de plus?
L’argent est donc une magie à l’état pur, mais seulement une magie parmi d’autres. Comme je l’ai suggéré, il n’est rien d’autre qu’un assemblage de symboles tricotés et tripotés avec grand art pour agir à distance, d’une infinité de manières, sur à peu près tous les humains qui sont nos contemporains. C’est la magie dont le champ d’application est le plus vaste et c’est aussi la plus puissante jamais inventée. Elle permet de conquérir des personnes ou des empires, de se faire aimer ou craindre, d’attiser la convoitise ou de susciter le respect. Elle peut détruire, démoraliser, rendre jaloux ou fidèle, elle peut guérir de bien des malheurs ou porter n’importe quelle engeance aux confins de la planète. Elle permet de se faire flatter, sourire, lécher les espadrilles; elle peut réaliser les rêves d’un ami, transformer la société, faire accomplir à peu près n’importe quelle tâche par à peu près n’importe qui, faire tuer quelqu’un ou le faire condamner par un jury, faire élire un quelconque “ tarla ” ou compromettre n’importe quel opposant, offrir monts et merveilles à nos contemporains ou aux générations qui suivront. On ne devrait pas oublier, cependant, que d’autres humains ont aussi fait bâtir des pyramides colossales ou des murailles de Chine de six mille kilomètres de longueur sans avoir besoin d’argent. Donc, en recourant à d’autres sortes de magies. Que d’autres ont aussi détruit leurs opposants ou obtenu les faveurs de personnes absolument merveilleuses, le plus souvent du sexe opposé, en se servant de magies autres que l’argent. La condition humaine rend possible ce genre de choses. L’argent n’en est qu’une réalisation particulière, et particulièrement redoutable.
Là où on peut véritablement parler d’une double magie de l’argent, c’est dans les rapports humains médiatisés par l’argent. C’est là qu’opère la plus grande magie de l’argent, et c’est là qu’il acquiert son immense pouvoir à titre d’instrument social. Nous manipulons l’argent dans nos rapports sociaux d’une infinité de manières, mais les plus courantes sont l’acquisition de l’argent et sa dépense. Il y a bien des façons de gagner de l’argent. On peut en hériter, l’obtenir en cadeau, le voler, le gagner au casino, l’encaisser sur des placements ou même travailler durement pour l’obtenir. Quelle que soit la méthode utilisée, le moment du contact est toujours un moment magique. Même quand il a fallu se dépenser physiquement, suer et maigrir pour l’avoir, la récompense monétaire conserve cette vertu de nous ravir, au point de nous faire oublier les souffrances préalables. C’est comme le moment ultime de l’accouchement. Pourquoi en est-il ainsi? C’est sans doute en vertu de toutes les promesses de l’argent, et de leur caractère indéfini, pratiquement infini, au moins dans leur diversité, mais c’est aussi dû au soulagement qui survient au terme d’une période de doute. Quand nous jouons au casino ou à la Bourse, quand nous montons une affaire ou un coup, quand nous ramassons des feuilles de tabac dans un champ, nous ne sommes jamais tout à fait certains d’en récolter les fruits, c’est-à-dire l’argent promis, le profit rêvé ou escompté. Lorsque se réalise enfin le rêve, et même s’il n’est pas toujours aussi colossal qu’il aurait pu l’être, notre émerveillement se double d’un soulagement, ce qui a pour effet de filtrer, dans notre mémoire, un bon nombre des inconvénients subis pour arriver à cette extase. En réalité, l’argent reçu n’est rien. Il n’est qu’une autre promesse, mais il prend la forme d’un chèque ou d’un chiffre écrit quelque part, et cette matérialisation insignifiante suffit à nous faire prendre le rêve pour une réalité. Elle a la vertu de constituer une sorte de plus-value par rapport à la promesse précédente.
Quand vient le temps de dépenser l’argent, de choisir parmi les promesses qu’il nous a faites, c’est une deuxième plus-value qui se crée. Cette fois, c’est l’instantanéité qui en constitue la clé. Sur une simple signature ou avec un simple bout de papier, nous obtenons des autres des services incomparables, fournis avec un sourire de reconnaissance, et en dissipant en nous, du même coup de baguette magique, tout sentiment de dette future. On dirait que les gens que nous payons pour un travail, pour un service ou pour une faveur n’ont pas conscience de nous avoir fourni infiniment plus que ce que nous leur cédons, une simple promesse. Ils oublient leur propre effort, tout ce qu’ils nous donnent, comme nous dans nos actions pour gagner cet argent, et ils nous offrent ce qu’ils ont de meilleur avec déférence et reconnaissance. N’est-ce pas fabuleux? Ce sont eux qui se sentent le plus endettés envers nous, comme si c’était nous qui leur avions fait une faveur, comme si notre argent était un pur cadeau.
Dans l’histoire de ma découverte personnelle de l’argent, j’ai brièvement évoqué ces deux moments magiques, celui où on prend possession de l’argent et celui où on exerce son pouvoir, mais je n’ai pas évoqué le scepticisme qui s’est rapidement développé en moi, un scepticisme qui ne s’est jamais dissipé depuis. L’argent a-t-il réellement ce pouvoir, la magie ne va-t-elle pas s’évanouir? Peut-on se fier à ce pouvoir et à son efficacité durable? Comment les gens peuvent-ils se laisser ainsi berner, donner de si belles choses ou nous faire de si belles faveurs, en se contentant de recevoir en échange seulement de l’argent, seulement une belle promesse qui pourrait bien être celle d’un imposteur? D’où un émerveillement encore plus grand dans l’expérience de la transaction. Ce scepticisme explique sans doute mon comportement personnel vis-à-vis de l’argent, mais je sais que les humains présentent des profils psychologiques très diversifiés. Par exemple, il y en a beaucoup qui souffrent au moment de dépenser une partie de leur argent, alors que pour moi, c’est seulement à ce moment-là que l’argent acquiert de la valeur. Notre système est de nature sociale, même s’il repose sur des mécanismes psychologiques. Or une société est une collection d’individus différents et le fonctionnement du système repose sur ces différences. Je suppose que les épargnants sont aussi utiles à l’économie que les consommateurs.
Si l’argent semble ravir tout le monde lorsqu’il entre dans une transaction, c’est que nous sommes fort bien programmés pour filtrer les éléments qui seront pris en considération par chacun des partenaires, en écartant au maximum les informations moins agréables et en conservant ce qui alimente le sentiment d’émerveillement pour chacun. Avec un engineering si efficace, on comprend que l’argent ait pu connaître un tel succès, une telle expansion. C’est un moteur d’une efficacité redoutable. Il faudrait cependant se pencher aussi sur la question de savoir pourquoi ce succès a été si tardif dans l’histoire humaine, car la psychologie humaine n’a pas changé depuis que notre espèce existe.
Chapitre 3 Face, la sorcellerie
L’argent permet à des millions d’humains de « bitcher » des milliards d’humains chaque jour.
L’existence du côté obscur de l’argent n’est pas une réponse à la question de son succès tardif. Elle doit quand même être examinée pour bien saisir comment toute magie est en même temps une forme de sorcellerie. Si les systèmes de symboles conçus par les humains sont destinés, entre autres, à agir sur les autres humains, il va de soi que ces actions peuvent être bénéfiques ou néfastes, pour les autres ou pour soi-même. Les usages populaires ou savants des notions de “ magie ” et de “ sorcellerie ” ne sont pas clairement fixés, ce qui nous laisse le loisir de le faire pour notre usage restreint. Comme j’ai évoqué surtout l’aspect merveilleux de l’argent en tant que magie, le terme “ sorcellerie ” peut sembler approprié pour désigner ses usages néfastes. L’anthropologie savante ne distingue pas ainsi les deux; elle parlera de la sorcellerie qui guérit les malades aussi bien que de celle qu’on utilise contre des ennemis, mais comme elle a traditionnellement réservé cette notion à l’usage des cultures exotiques ou prétendument “ primitives ”, en ignorant jusqu’à l’ABC de nos propres sorcelleries, il n’y a aucune tradition respectable à préserver en cette matière.
Autant il est facile de trouver matière à vanter les propriétés merveilleuses de l’argent, même en se mettant dans la peau des pauvres, autant il est facile d’en énumérer les aspects maléfiques. Ce côté diabolique de l’argent ne découle pas seulement des instruments de pouvoir qu’il génère mais il est inhérent à son action symbolique. Dans la société de l’argent, même le don devient diabolique, dès qu’il est fait sans contrepartie reconnue. L’itinérant à qui nous faisons une aumône, l’assisté social qui encaisse son chèque de bien-être social, l’autochtone qui reçoit des services sociaux financés avec ostentation par un gouvernement étranger, chacun des “ bénéficiaires ” nationaux ou internationaux de l’“ Aide ” en paie un prix très élevé: celui d’être regardé comme une merde ambulante. Et cela sans considération pour le fait qu’il a préalablement été dépouillé de sa liberté et de sa dignité par ce même argent, dont une goutte lui est relancée avec dédain. Ce type de don, sur lequel repose toute notre structure sociale locale et planétaire, permet d’assassiner deux fois les mêmes personnes.
La face cachée de l’argent, celle qui est à la fois la plus étendue et la plus ignorée, c’est d’abord la capacité qu’a l’argent de fabriquer de la pauvreté. On peut dire à cet égard que l’argent est sans égal. Sa performance bat à plate couture celle des systèmes sociaux antérieurs, en particulier l’esclavage. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Je voudrais d’abord examiner certains aspects plus intimes de l’argent, plus personnels ou interpersonnels, comme je l’ai fait pour mettre en évidence sa face séduisante.
Première question: l’argent est-il néfaste seulement pour les pauvres? La majorité des gens, riches ou pauvres, répondraient oui, mais ce serait après une réflexion plutôt courte. Comment un système social, quel qu’il soit, pourrait-il canaliser tous ses bénéfices sur une partie de la société et tous ses inconvénients sur l’autre? Tous ont raison, cependant, d’assumer que les bienfaits comme les méfaits sont très inégalement répartis. Les méfaits de l’argent subis par les pauvres sont faciles à identifier: en résumé, c’est l’humiliation, la misère, l’exclusion, l’exploitation, la mort prématurée – à toutes les échelles, les recherches montrent que la pauvreté réduit l’espérance de vie. Quant aux riches, ils jouissent d’une vie plus longue, ils ne sont pas exploités et ils ne connaissent pas la misère, sous aucune forme, mais en creusant un peu dans les tréfonds de leur psychisme, on trouverait sans doute un certain sentiment d’exclusion – ils ne sont pas toujours aimés par la majorité des pauvres –, et aussi une certaine forme d’humiliation: une drôle d’humiliation imposée par soi-même, par une certaine composante sociale de soi, par ce qui reste de culpabilité une fois que la culture a passé le balai, et par le contraste entre la connaissance intime de soi et l’image projetée. Il s’agit là de subtilités psychologiques qui sont loin de mes compétences, et je me contente de suggérer leur rôle.
Parmi les méfaits de l’argent, il y en a quelques-uns qui, à première vue, me semblent assez bien répartis dans toutes les couches sociales, du moins celles de ma société locale. Le premier qui me vient à l’esprit, c’est l’envahissement. À cet égard, l’argent est vraiment une plaie, une peste. Il envahit toute notre vie, jusqu’à nos rêves, nos phobies, nos hantises, sans parler de nos relations les plus intimes avec nos amours, nos enfants, nos amis. Nous ne disposons d’aucune arme, d’aucun bouclier pour nous protéger contre ce virus. Non seulement devons-nous payer pour tout (les blagues, la musique, les conseils), non seulement devons-nous structurer toute notre vie sociale en fonction des caprices de l’argent, mais même lorsque nous n’avons pas besoin de manipuler cette substance sans odeur, nous ne pouvons pas l’extirper de notre vie mentale la plus intime.
À quels autres envahissements celui de l’argent peut-il bien être comparé? J’en vois tout de suite un certain nombre: celui des lois et de la judiciarisation, celui du contrôle du temps et des horaires, celui de la publicité, celui du téléphone et des télécommunications en général. Tout ça constitue un niveau de contraintes insupportable, à moins d’être correctement conditionné par sa culture. Ce type de contraintes sociales peut facilement se comparer aux formes de contrôle que l’“ individu postmoderne ” déplore le plus lorsqu’il s’imagine en situation de vie sociale au sein d’une petite communauté tissée serré: les obligations découlant de la parenté ou de la religion, qu’il juge insupportables. En faisant le total de ces envahissements, on peut mesurer sommairement ce que l’“ homme moderne ” a pu perdre de liberté par rapport à son ancêtre “ primitif ”, sans même calculer cette portion de liberté en termes de temps libre. En effet, le chasseur-cueilleur retrouve sa liberté après une moyenne de trois heures de “ travail ” par jour, et il n’a pas à attendre jusqu’au 4 juillet[11] de chaque année le moment de sa libération fiscale. Pour accepter cette perte de liberté, il a fallu en changer totalement le sens, ignorer le poids des contraintes supplémentaires apportées par “ la civilisation ” et ne retenir que l’élargissement des choix, un élargissement bien réel, mais qui a toujours été confiné au cercle restreint du groupe dominant. Il est vrai que nous – je parle de nous, les riches – avons bien plus de choix, mais aussi bien plus de contraintes, même si nous ne les ressentons que confusément, même si nous croyons fermement que ces contraintes (les lois, les horaires, le travail, le transport, les factures, les impôts, etc.) sont très supportables en comparaison avec celles que devait endurer notre pauvre ancêtre obligé de tenir compte de sa famille et de sa communauté ou des préceptes de sa religion.
Envahissement de l’argent et contraintes liées à sa dictature ne sont qu’un aspect des méfaits de cette sorcellerie. Un autre, tout aussi évident lorsqu’on jette un coup d’œil sur sa propre culture en pratiquant le décentrement, c’est ce que j’appellerais le détournement. L’argent est un instrument pour arriver à certaines fins mais nous oublions qu’au départ, il s’interpose entre nous et les objets que nous convoitons. Cet inconvénient est à ce point omniprésent que nous avons fini par ne plus le voir. Cela nous oblige à nous tourner vers d’autres objets beaucoup moins passionnants : faire des heures supplémentaires pour avoir notre nouvel ordinateur, produire plus de porcs pour pouvoir nous procurer la nouvelle auto. Ces désagréments peuvent survenir avant ou après l’acquisition des biens convoités. Quand ils surviennent avant, les efforts détournés nous ont en partie épuisés, ils nous ont occupés au point d’oublier, pendant de longs moments, ce que nous convoitions, et la satisfaction arrive alors de façon brusque, un peu comme une satisfaction sexuelle mécanique, sans passion. Notre passion s’est perdue en cours de route. Bien sûr il y a le crédit, et nous pouvons sauter à pied joint sur l’objet de nos convoitises, en remettant à plus tard les désagréments du remboursement. Dans ce cas, la satisfaction est tout aussi brusque et mécanique, et la dette attachée reste incrustée dans l’objet, lui soustrayant une part importante du plaisir qu’il nous procure. L’ivresse du crédit a été payée bien cher par des millions de consommateurs, et il est très difficile d’échapper totalement à ses effets pervers.
Au risque d’être accusé de nostalgie ou de romantisme désuet, je mentionnerai simplement comme un fait d’expérience que le plaisir est beaucoup plus grand quand notre imagination, notre passion et notre intelligence se trouvent mobilisées directement vers un objet de convoitise, quand nous partons explorer la terre pour dénicher un endroit intéressant où s’installer, quand nous coupons des arbres pour y construire une maison, quand nous produisons directement, avec d’autres ou même seuls, des meubles, des légumes, des poissons, des chansons, de l’humour ou des sculptures, plutôt que de faire le détour par le gain d’argent et l’achat. L’argent qui s’insinue entre nous et les objets n’est pas qu’un simple instrument plus moderne, il nous impose constamment de tourner le dos à ce qui nous intéresse. On pourrait penser que cet effet d’interposition de l’argent est aussi présent dans nos rapports entre nous et les autres, mais au contraire, je ne crois pas que l’argent ait tellement changé les choses à cet égard. Le commerce entre humains s’est longtemps fait sans argent; les tractations, les dons et contre-dons ont toujours impliqué un certain calcul qui nous éloignait du pur amour et de l’amitié inconditionnelle. L’argent fait partie des rapports humains “ modernes ” mais il ne change pas radicalement les choses, sauf dans les rapports très inégalitaires en termes de richesse, et c’est alors le riche qui perd toute référence à sa valeur propre.
L’illusion est un autre méfait de l’argent, qui se fait sentir autant chez les riches que chez les pauvres. Le pauvre ne court pas après l’argent seulement pour les illusions qu’il croit y trouver; il en besoin pour manger, se vêtir, se loger, mais lui aussi n’échappe que très difficilement à la poursuite des illusions. Quant au riche, il ne vit que de ça, ses besoins élémentaires étant malheureusement peu élastiques. Pauvre riche, en effet, qui vit d’illusions et qui doit se fabriquer, pour pouvoir survivre dans ses relations sociales, des filtres mentaux aussi efficaces que ceux que nous développons spontanément pour écouter un appareil de radio archaïque ou pour vivre dans une cabane laide et sale. Il ne doit jamais voir la flatterie, et toujours se reconstruire une image de sa propre personne comme étant belle, séduisante, brillante, méritoire et admirable en soi.
Malgré son utilité sociale et malgré toutes les sensations merveilleuses que l’argent peut nous procurer, il semble bien que sa véritable nature comporte aussi une inévitable dimension perverse, comme le remède capable de se transformer en poison. Dans notre contexte social actuel, celui des pays riches, on peut croire que nous sommes tous atteints par cette maladie, à des degrés divers.
Si on peut parler de l’argent comme d’une sorcellerie, ce n’est pas seulement parce qu’il peut être inoculé à distance, comme une sorte de virus symbolique ou informatique, parce qu’il peut faire du mal et tuer sans recourir à des moyens techniques, c’est aussi parce que l’argent, en tant qu’institution, a toujours servi de système de pouvoir. Comme il est une créature politique et juridique en même temps, c’est tout l’appareil légal qui lui confère sa puissance et qui lui permet d’être utilisé en tant que sorcellerie. La magie de l’argent, comme sa sorcellerie, repose sur certains systèmes sociaux. En dehors du champ de nos relations interpersonnelles, la magie se vit surtout dans l’univers de la consommation et du divertissement, dans le champ de la publicité et du marketing. Les messages que nous envoient les compagnies, dans les généreuses publicités qu’elles nous offrent, nous laissent l’impression qu’elles sont tellement gentilles avec nous. Quant à la sorcellerie de l’argent, il semble à première vue qu’elle s’exerce surtout dans les affaires, la politique et le droit.
Cette sorcellerie revêt une multitude de visages. Les uns sont illégaux mais courants: vol, fraude, escroquerie, menace, dissimulation, corruption, délit d’initié, subornation de témoins, etc. Les autres – la plupart en fait – sont parfaitement légaux et leur déploiement suscite l’admiration de tous, excepté des victimes elles-mêmes. Dans le monde des affaires, les manipulations symboliques de cette sorcellerie se font sous diverses appellations: congédiements, fermetures, prises de contôle, mises en faillite, espionnage, fausses représentations, manipulations comptables, etc. Ou tout simplement “ saine compétition ”. Dans l’arène politique, on parle plutôt de mensonges, tricheries, complots, trahisons, fausses rumeurs, scandales ou, de façon plus banale, législations, règlementations, arrêtés en conseil, etc. Tout cela est considéré comme essentiel au bon fonctionnement d’une société capitaliste construite sur des principes de compétition, dans le plus grand respect de la “ loi du plus fort ”. Autant l’argent en est le carburant, la munition et le trophée dans l’arène des affaires, autant il se fait, à première vue, discret dans la sphère politique, puisqu’un “ pot-de-vin ” n’est pas nécessairement un objet visible. Cependant, l’État n’en est pas moins l’entreprise qui brasse le plus d’argent. Quant au droit, tout particulièrement le droit civil, il est par excellence le lieu où se joue le match entre sorciers, qu’ils soient ou non drapés dans leurs toges et affublés de perruques. C’est un jeu où les envoûtements et les mauvais sorts sont jetés à coups de lettres d’avocats, de mises en demeure, de poursuites judiciaires, de demandes d’injonctions, de procédures dilatoires, etc. Et ça coûte très cher! La sorcellerie juridique est la création du politique, qui fait les lois et nomme les juges, mais il est encore plus le jouet du monde des affaires qui paie les avocats, les millions d’avocats.
En principe, l’État est l’instrument de tous les citoyens. Il crée l’argent, dans le plus grand secret, et en définit les règles pour le bien commun. Mais les lois qu’il a sanctionnées sont tout autres. Elles ne font pas que tolérer le pouvoir du riche sur le pauvre, elles lui confèrent un statut légal. C’est presque une banalité que d’évoquer l’inégalité des citoyens devant la loi, même dans les démocraties les plus “ avancées ”. Je ne parle pas ici de la possibilité de corrompre un juge ou un jury avec de l’argent. Je ne parle pas non plus des effets plus ou moins inconscients de l’appartenance à la même classe sociale que le juge, au même genre, au même parti, à la même Église, au même groupe ethnique ou à la même catégorie épidermique. On peut considérer qu’il s’agit alors d’imperfections du système juridique. Je parle plutôt d’un élément structurel, conscient, ouvert et admis de tous: la division entre droit criminel et droit civil. En admettant que le droit criminel soit appliqué de façon à peu près démocratique et que les lois qui le régissent aient été décidées par l’ensemble des citoyens, riches et pauvres, il n’en reste pas moins que le droit civil est un droit d’action juridique, c’est-à-dire essentiellement le droit pour un citoyen individuel d’en poursuivre un autre, de le traduire devant les tribunaux. Comme ce droit est une marchandise, une marchandise luxueuse, il est de toute évidence une légalisation du pouvoir des riches.
On peut s’étonner de la totale absence de débats sociaux ou politiques sur cette question. À ma connaissance, il n’existe aucun parti politique, petit ou gros, dont le programme inclut un projet de nationalisation des services juridiques, à l’instar de la nationalisation des services de santé. Le droit du riche de poursuivre qui il veut, de mettre en faillite n’importe quel adversaire moins riche que lui, ce droit fait l’objet d’un consensus social à peu près parfait. Il est accepté silencieusement par la majorité silencieuse, bien représentée par des élus qui savent se taire, et l’injustice flagrante qui en découle est considérée un peu comme des “ dommages collatéraux ” dans la vision du monde des généraux modernes. Selon cette vision des choses, ce serait un bien petit prix à payer pour l’opulence “ générale ” – au sein de la classe dominante de la société mondialisée –, dont nous profitons grâce au libéralisme capital.
Comme l’argent constitue l’objet même des poursuites, en plus de fournir la clé pour utiliser ce véhicule du pouvoir, on peut réaliser à quel point il constitue le fondement ultime de notre ordre social inégalitaire: il est non seulement un instrument du commerce et de l’économie, non seulement l’unique outil de gestion de l’État, mais il est aussi, au centre même des fondements juridiques de notre société, une consécration ouverte et on ne peut plus officielle de l’inégalité des citoyens devant la loi. Et si un jour, un quelconque parti ou groupe politique s’avisait d’initier un débat sur une telle injustice, il a fort à parier que la voie proposée consisterait non pas à nationaliser les services juridiques ou à restreindre le droit de poursuite, mais à étendre un système d’assurances couvrant les abus du système, soit une autre fuite en avant dans la monétarisation.
Et pendant ce temps-là, on continue de parler de la justice et de la presse comme des “ contre-pouvoirs ”… Je laisserai à d’autres le soin d’évaluer jusqu’à quel point la presse constitue un contre-pouvoir par rapport à l’argent qui la contrôle.
L’argent n’est pas seulement au-dessus de la loi en vertu du droit de poursuite civile en “ dommages et intérêts ” et en vertu de la pratique privée et mercantile du droit dans notre société. Il l’est aussi dans son fondement même : le droit de propriété privée, l’un des plus sacrés qui soient. En effet, le propriétaire est au-dessus de la loi, en tant que propriétaire, c’est-à-dire une fois que son titre de propriété a été jugé légal. Il n’est pas soumis à son autorité : il doit se soumettre à une série de lois et de règlements, mais sa propre position sociale, son propre droit de propriété est placé au-dessus de l’État. Il n’a, à cet égard, aucune autre obligation sociale que celle de ne pas contrevenir aux lois, sur la formulation desquelles il pèse déjà de tout son poids de riche. À la limite, on peut toujours renvoyer un PDG ou un directeur général. Du moins, un propriétaire peut le faire, pas l’État. Un propriétaire n’a qu’à fournir ses directives à son conseil d’administration, ce qui est tout à fait courant. Mais personne ne peut renvoyer un propriétaire. Ni un autre individu, ni un autre groupe, ni l’État lui-même. Il n’existe aucune loi, aucune procédure, aucun mécanisme prévu pour ça. Ce qui montre bien que le propriétaire est au-dessus de la loi. Il peut fermer toutes les usines qu’il a envie de fermer, il peut mettre le feu dans les bâtiments qu’il possède, il peut les laisser en héritage à qui il veut, comme n’importe quel tyran de l’Antiquité pouvait le faire en toute légalité.
Dans la trajectoire “ démocratique ”, il semblerait que nous ayons fait un tour complet pour revenir au point de départ, la tyrannie. Ce qui m’étonne, une autre fois, c’est que cela soit tout à fait évident mais que nous ne discutions même pas de l’idée de changer cet ordre des choses, comme s’il était immanent, naturel ou divin. Comme si les actionnaires majoritaires étaient installés dans leur position sociale par l’effet d’un principe éternel, comme dans les royautés “ de droit divin ”. Nous savons que ce n’était pas vrai, que bien des rois, en Europe ou ailleurs, ont fini par être délogés. Pourquoi le principe de propriété privée des biens publics – je parle des entreprises – ne serait-il pas subordonné à une certaine forme d’autorité de l’État? Je soulève la question, surtout pour mettre en évidence la réalité institutionnelle qui est la nôtre dans une société reposant sur l’argent, et sur le pouvoir suprême laissé entre les mains des sorciers de la finance.
Selon les règles actuelles de l’argent, on ne joue pas à pile ou face, car c’est l’argent qui joue avec nous et qui nous fait tournoyer joyeusement. “ Nous ” sommes enfouis sous la pièce de monnaie et nous voyons toujours son côté pile, sa magie, parce que nous regardons les choses de l’intérieur de notre richesse individuelle ou collective. À l’extérieur, la seule face visible est le côté face, la face visible de la reine ou du boss à qui on n’a pas le choix d’obéir.
Chapitre 4
Les solutions techniques aux problèmes sociaux
Les riches s’acharnent à vouloir allumer leurs cigares avec de l’argent virtuel.
J’ai insisté sur la distinction nette à faire entre la dimension symbolique de nos rapports entre humains et le caractère matériel des interactions d’ordre technique entre les humains et la nature – ce qui inclut évidemment le corps humain, qui peut être traité ou maltraité par des procédés techniques. Une telle distinction peut sembler claire et fondamentale mais, comme je l’ai suggéré, la culture occidentale refuse de la faire. Elle préfère nier ou ignorer la dimension symbolique, qui est aussi celle de la culture et de la différence culturelle. Cela tient, pour beaucoup, à l’image de soi que l’Occident s’est construite en biologisant l’être humain, aussi bien “ l’individu ” chez nous que “ la tribu ” ou “ la race ” chez les autres. L’un des résultats les plus désastreux de ce parti pris, c’est notre incroyable incompétence dans le traitement des problèmes sociaux, dont nous ignorons la dimension proprement sociale, celle qui relève des interactions symboliques et qui se déroule uniquement dans l’esprit des gens: leur identité, leurs croyances, leur soumission à l’ordre social, etc. Comme nous nous concevons comme des spécialistes de la technologie, ayant abandonné depuis longtemps la pratique de toute magie et de toute sorcellerie, nous nous acharnons à appliquer des solutions matérielles à nos problèmes sociaux. Non seulement à nos problèmes sociaux mais, ce qui est plus grave encore, à ceux des autres. C’est ainsi que nous nous acharnons à faire du “ développement international ” en creusant des puits, en construisant matériellement des “ coopératives ” ou des “ écoles ”, en distribuant des condoms, comme si “ le développement ” allait s’en suivre logiquement, comme si la vraie réalité du développement n’était pas une affaire immatérielle. Et nous sommes toujours étonnés de voir des puits délaissés, des “ coopératives ” vides, des femmes enceintes.
Depuis que les humains existent, ils ont toujours développé des systèmes sociaux. Ils l’ont toujours fait tout seuls, sans experts étrangers et sans “ techniques ”. Le développement, comme le langage abstrait, est une compétence aussi naturelle pour les humains que le vol ou la construction des nids pour les différentes espèces d’oiseaux. Ces systèmes sociaux sont des constructions essentiellement mentales (lois, règles, traditions, interdits, mythes, idéologies, symboles, rituels, etc.) qui servent à assurer le fonctionnement et la reproduction des sociétés, par la construction d’identités communes, la participation aux activités économiques, politiques ou rituelles. Or, jamais il n’a été possible de garantir le “ bon fonctionnement ” de la société par des moyens coercitifs matériels. Les limites de cette stratégie ont été testées dans les systèmes esclavagistes, où la quantité de force physique, de fouets, de chaînes ou de barreaux a atteint des proportions maximales. Même à l’époque, les coûts de cette méthode en ont limité l’extension, et il a bien fallu développer des instruments de nature proprement sociale : des codes légaux, des conversions religieuses, de l’endoctrinement idéologique, des formes de paternalisme. Il n’aurait pas été très économique de payer un garde armé pour surveiller en permanence chaque petit groupe d’esclaves. Surtout qu’on assumait déjà le coût de leur déplacement d’un continent à l’autre pour en faciliter la déculturation… Il fallait bien que ce soit plus “ économique ” que de contrôler les esclaves asservis localement, en particulier dans les Amériques.
Dans la société actuelle, on semble avoir pris le parti de recourir à la technologie, c’est-à-dire à des moyens matériels, pour régler les problèmes sociaux. Nous croyons régler le problème de la présence encombrante des aînés dans la société en construisant des foyers où leurs besoins matériels seront comblés, quitte à les laisser mourir de solitude. Nous prétendons régler les problèmes sociaux vécus par les Amérindiens dans les réserves où nous les avons exclus, en augmentant les budgets pour la construction d’aqueducs ou de centres communautaires. C’est toujours seulement la dimension matérielle de l’existence humaine qui est prise en considération.
Les excès de ce parti pris sont tout particulièrement évidents dans le centre de la société planétaire, c’est-à-dire aux États-Unis. Pour réduire le taux de criminalité, on n’a pas tenté de réduire le niveau d’injustice sociale ou le sentiment d’injustice des groupes sociaux exclus ou exploités. On a plutôt construit des prisons, plus de 351 nouvelles en 10 ans, dont un important pourcentage confié à des entreprises privées qu’il fallait bien rentabiliser. On a aussi allongé les sentences et limité les possibilités de libération conditionnelle de façon à retirer physiquement de la société les “ criminels ” – à tout le moins ceux qui menacent la société qui fait les lois. Le pays compte plus de 2 millions de prisonniers[12], soit le quart des prisonniers sur toute la planète, dans une population qui en représente 5%. C’est quatre fois plus qu’en 1980. Le taux d’incarcération (699 prisonniers par 100 000 habitants) est 7,7 fois plus élevé que celui de l’Allemagne ou de la France, qui ne sont pas nécessairement des modèles de justice sociale.
Dans les analyses concernant la population carcérale aux États-Unis, on précise en général que les Afro-Américains sont sur-représentés, soit presque un sur dix (9,7%) chez les 25-59 ans, contre 1,1 pour cent chez les “ Blancs ”, mais on ne donne jamais le pourcentage de pauvres par comparaison au pourcentage de riches. Même sans données détaillées, on peut facilement constater que les riches sont beaucoup plus vertueux, à l’instar des “ Blancs ”, ce qui est plus facile quand on dispose du pouvoir d’ajuster les lois à ses pratiques. En effet, la plupart des malversations pratiquées par les riches, notamment avec l’impôt, les fiducies, les fondations ou les paradis fiscaux, sont parfaitement légales, et celles qui ne le sont pas entraînent des sanctions théoriques négligeables et rarement appliquées. Par exemple, les responsables de la mégafraude chez Enron, qui a affecté des milliers de victimes, risquent une peine de prison de cinq ans, si d’aventure un bouc-émissaire était traduit devant les tribunaux et si on jugeait qu’il n’a pas déjà été suffisamment puni par l’atteinte à sa réputation découlant de la médiatisation de ce genre d’affaire.
À tout le moins, dans le cas des prisons américaines, on ne peut pas sous-estimer la générosité des riches : aux États-Unis seulement, ils sont prêts à payer 41 milliards de dollars par an pour ainsi assainir la société. Mais le système social reste inchangé. Pour régler les problèmes générés par la sorcellerie monétaire, ça prendra une nouvelle magie, surtout pas celle de l’argent.
Les problèmes sociaux à l’échelle internationale sont traités à peu près de la même façon, c’est-à-dire par des moyens matériels de contrôle : l’armement, l’espionnage des télécommunications, le contrôle physique des individus et des marchandises, le tout avec un enthousiasme décuplé depuis septembre 2001. Le budget militaire des grandes puissances était déjà fort bien garni en 2001, avec un total de 839 milliards de dollars, soit 33 560 BAMES[13], et la fin de la guerre froide aurait pu permettre la réaffectation de ressources, mais on a décidé que l’armement était la solution aux problèmes internationaux. Les États-Unis ont bien sûr accru considérablement leur budget militaire, qui atteindra 379 milliards de dollars en 2003, soit plus de 15 160 BAMES. Cette philosophie sociale n’a pas émergé à l’automne 2001. La “ sécurité ” est depuis longtemps une préoccupation majeure. En particulier, l’espionnage des télécommunications, au sein d’un réseau planétaire, mobilise des ressources considérables sans que les citoyens n’en soient informés et même sans que les institutions politiques n’en débattent. Ce réseau (États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, Australie, Nouvelle-Zélande), appelé Système Echelon, opère avec un budget annuel de 26,7 milliards de dollars (1 068 BAMES). La composante états-unienne du réseau (la NSA) compte plus de 37 000 employés, dont 20 000 dans l’édifice qui abrite le siège social, situé entre Washington et Baltimore. La composante britannique compte un autre 15 000 employés. C’est un joujou très efficace pour espionner des cibles connues (politiciens étrangers ou rivaux, entreprises concurrentes, groupuscules répertoriés, etc.) mais le système en place est justifié par sa prétendue capacité d’espionner, de surveiller et de décoder la totalité des télécommunications entre les 6 milliards d’humains. On semble assumer qu’il s’agit d’un simple problème technique et que des ressources suffisantes permettront d’y faire face, en ignorant les ressources intellectuelles dont dispose n’importe quel humain pour parler à certaines personnes sans être compris de tous. La création, aux États-Unis, d’un nouveau ministère de la Sécurité, le plus gros de tous par son budget, est censée offrir une réponse adéquate aux problèmes de la sécurité, en plus des innombrables agences gouvernementales déjà existantes. Parmi les illusions et les fantasmes générés par le développement technologique, le rêve mégalomane de contrôler les humains par des moyens matériels ou techniques est l’un des plus dangereux auxquels nous soyons confrontés.
C’est exactement la même philosophie sociale qui inspire la solution au problème israélo-palestinien, telle que concoctée par le gouvernement d’Ariel Sharon. Elle repose tout simplement sur la construction d’un mur entre Israëliens et Palestiens: une sorte de mur de Berlin qui serait long de 350 kilomètres. On n’en a pas précisé le coût, mais c’est un détail. Difficile d’imaginer une solution plus matérielle à un problème plus social ! C’est la même théorie que celle qui consiste à bombarder les pays de l’“ axe du mal ” pour faire diminuer l’anti-américanisme et l’anti-impérialisme des opposants. Supposer que ce type de remède guérira la maladie plutôt que de l’aggraver relève d’un niveau d’aveuglement difficile à comprendre.
À la limite, nous sommes prêts à tenir compte de la composante mentale des problèmes sociaux, à condition cependant que cette composante soit ramenée à l’échelle de l’individu. Avec des moyens suffisants, nous serons prêts à fournir un psychologue pour traiter les sentiments antisociaux de chaque pauvre, comme le font maintenant, lors des accidents d’avion, les compagnies aériennes talonnées par les compagnies d’assurances. Selon cette logique, quelques millions de psychologues auraient dû être mis à contribution pour traiter chacun des “ Blancs ” racistes et mettre fin au régime d’Apartheid en Afrique du Sud.
Sur le plan économique, qui est censé asseoir la rationalité de nos choix, on dirait que la stratégie mise en place pour assurer le bon fonctionnement de l’ordre social consiste à payer un garde armé pour surveiller et contrôler chaque esclave ou chaque petit groupe d’esclaves. À court terme, il est évident que les multinationales de gardes armés y trouveront leur compte, mais il est difficile d’imaginer que les coûts impliqués pour protéger l’ensemble des riches puissent ainsi croître indéfiniment sans remettre en question les fondements mêmes d’un tel système. On semble escompter que l’afflux d’argent vers les grands centres de la société planétaire se maintiendra au même rythme accéléré et pourra ainsi générer de nouveaux budgets d’armement, de répression, de contrôle ou d’espionnage. Rien n’est moins sûr. L’afflux d’or dans l’Espagne du 16e siècle ne l’a pas enrichie de façon durable, parce que l’or, pas plus que l’argent, n’a pas réellement la valeur qu’on lui attribue, et que la richesse réelle d’une société est toujours de nature sociale. Même si l’histoire ne se répète pas, la nature des humains et celle des mécanismes sociaux constituent une constante, de sorte qu’on peut prédire, avec un très haut degré de certitude, que la trajectoire actuelle des changements en cours à l’échelle planétaire ne peut pas être maintenue très longtemps, même si nous ignorons quand et de quelle façon surgiront les crises ou les bogues.
Ainsi, tout en étant presque à la hauteur de nos prétentions en matière de prouesses technologiques, nous, les Occidentaux, avons pris le parti d’ignorer en quoi consiste la magie, la sorcellerie, la culture, la société, le langage, le développement, les problèmes sociaux, et bien sûr l’argent. Jean-Jacques Rousseau, dès la première phrase de la préface de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, affirme: “ La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l’homme […] [14]. ” On comprend que lui, il va changer ça. Deux siècles et demi plus tard, au risque d’avoir l’air aussi prétentieux, j’avoue que je partage toujours la même impression et je me demande si d’autres auront encore le même sentiment dans deux siècles et demi, à supposer qu’il y ait encore des humains sur la terre. Nous pouvons compter sur des millions de spécialistes concernant l’argent, mais l’argent n’est pas un objet de réflexion ou d’analyse pour eux; il est eux-mêmes, il est leur instrument de pensée, il est le sujet qui interprète le monde. Dans la société religieuse, il y avait aussi beaucoup de discours religieux, mais assez peu de discours sur la religion. Comment pourrions-nous un jour maîtriser les dérives de notre société si nous ne commençons pas par réaliser que nous sommes dans un bateau charrié par le fleuve Argent?
On a vu que l’argent constitue en soi une réalité à deux faces, l’une souriante et l’autre hideuse, comme celles des masques de théâtre; l’une vue de l’intérieur de l’argent et l’autre de l’extérieur; l’une perçue par le sujet et l’autre par son objet. Or, cet objet est aussi un être humain. “ Je t’achète ”, pouvait dire le futur propriétaire à son futur esclave. “ Tu est mon serf ”, se contentait de dire le noble ; et le capitaliste, “ Tu es mon employé ”. À chaque changement de terminologie, nous prétendons qu’un immense progrès a été réalisé. Mais de nos jours, dans la société mondialisée, qui pourrait prétendre que “ la naissance ” ne détermine plus le destin des individus et que la démocratie a donné des chances égales à tous ? Que naître à Kandahar ou à New York, dans le Bronx ou dans Upper West Side, au sein d’une famille Sanchez ou Ford n’est pas une sorte de pile ou face ?
La structure sociale que l’argent a mis en place sur la planète permet de faire fonctionner “ l’économie ” mais “ la société ” en paie le prix sous la forme d’une collection impressionnante de problèmes sociaux. Des problèmes dont la solution aussi est sociale, pas technique. Aucun laboratoire “ scientifique ” ou “ technologique ” n’y apportera le plus petit début de solution. Ce serait même plutôt le contraire. Avant de jeter un coup d’œil naïf sur cette société du pile ou face, il reste cependant à examiner quelques autres facettes de l’argent.
Lettre à Jim Walton
Cher monsieur,
je me permets de vous adresser quelques mots. J’ai lu dans le magazine Forbes que votre fortune personnelle s’élevait maintenant à quelque 20,8 milliards de dollars et, qu’additionnée à celles de vos deux frères Robson et John, de votre sœur Alice et de votre maman Helen, elle atteignait plus de 102,9 milliards de dollars et dépassait ainsi nettement celle de Bill Gates. Vous me pardonnerez ce petit calcul réducteur, mais c’est une véritable manie chez moi, à tel point que j’ai souvent regretté d’avoir abandonné mes études en comptabilité. En billets de vingt dollars, c’est-à-dire le genre de coupures que me remet toujours le guichet automatique que je fréquente, la liasse totalisant 102,9 milliards aurait une épaisseur de 619 kilomètres. Bien sûr, votre liasse personnelle ne ferait que 125 kilomètres d’altitude mais c’est déjà fort impressionnant et je tiens à vous exprimer toute mon admiration.
Vous avez toujours été un modèle pour moi. Je considère que le commerce de détail est une activité très respectable et que les magasins Wall Mart sont un modèle du genre. De plus, je n’ignore pas que vous et votre famille n’avez jamais cessé d’alimenter généreusement vos fondations privées. J’espère qu’à votre retraite, vous trouverez le temps d’écrire un livre pour nous faire connaître votre culture, car je me suis toujours passionné pour l’anthropologie.
Le but de ma lettre était justement de vous informer que j’ai décidé de prendre ma propre retraite, après trente-cinq ans passés au service de votre papa, puis à votre service, à titre de gardien et concierge de votre superbe propriété de la Côte d’Azur. Il est vrai que nous nous sommes rencontrés seulement à quatre reprises, les rares fois où vous avez pu vous libérer un moment pour en profiter. La dernière fois, vous vous en souviendrez sans doute, c’était en 1989, lorsque vous et votre famille y avez séjourné pendant quatre jours. Je sais que vous en possédez plusieurs autres et qu’il vous a toujours été difficile d’en profiter pleinement. Remarquez que je ne vous adresse là aucun reproche. Bien au contraire. Pendant toutes ces années, ma femme et moi avons pu y couler une existence bien douce et y élever nos deux enfants, qui considèrent votre propriété comme leur maison paternelle. Je vous remercie d’avoir été un patron si généreux et soyez assuré que je vous garderai un profond respect.
Emmanuel Katz, Votre gardien et concierge du 2, chemin des Cyprès, Cannes.
Partie II: Quelques autres facettes
Question: De quel sexe est l’argent? Réponse: Il y le fric et l’Afrique.
C’est bien beau de ranger l’argent dans la catégorie des procédés de magie ou de sorcellerie. C’est déjà un premier constat essentiel sur la vraie nature de cette créature humaine qui nous a transformés en sa créature après être devenu notre dieu. Mais ce n’est qu’une facette de sa personnalité polymorphe. Il en reste bien d’autres, tant d’autres qu’il serait vraiment prétentieux d’imaginer pouvoir en faire le tour. Aussi nous contenterons-nous de n’en explorer qu’un petit échantillon. L’argent est d’abord notre système de parenté, notre famille, notre seul lien social. De toute évidence, il est aussi notre idéologie, notre religion. Il est également lui-même, c’est-à-dire un instrument de puissance et de conquête, un avaleur d’âmes. On peut aussi le voir comme le grand indifférenciateur, le grand uniformisateur de toutes choses humaines ou naturelles. Enfin, il est en même temps la quintessence de la culture occidentale mondialisée et son antithèse.
Chapitre 5
La grande famille
Quoi de plus émouvant que le spectacle de la mère allaitant son client nouveau-né!
Ce serait à peine exagéré d’affirmer que l’argent est devenu notre seul lien social. Sauf dans les circonstances exceptionnelles des conscriptions, nos gouvernements n’exigent de nous qu’une seule et unique chose, de l’argent, que ce soit sous forme d’impôts, de taxes, de redevances, de droits de douane, d’amendes, etc. L’essentiel de notre temps éveillé prend place sous la rubrique du travail, il est soumis à la loi du salaire ou du tarif horaire. Même nos vacances sont payées et coûteuses. La plupart de nos loisirs sont des marchandises obtenues en échange de nos gros sous et nos relations sociales sont souvent aussi des relations “ d’affaires ” à divers degrés. La moindre association ou organisation nous accueille dans ses rangs avec un sourire, dès que nous avons payé une cotisation. Même notre vie domestique, qu’elle soit solitaire, familiale ou autre, est réglée comme une horloge par les allocations, le rythme des factures, le calcul du loyer. Notre contrat social se décline en une infinités de contrats de toute nature.
Il est difficile pour nous d’imaginer qu’une vie sociale digne de ce nom puisse exister autrement. Et pourtant, il existe d’autres sociétés sur la planète, des sociétés sans argent, et il y en a eu un très grand nombre dans l’histoire de l’humanité, même si nous avons réussi à les avaler et à les digérer presque toutes grâce à cet extraordinaire suc digestif que constitue l’argent. Nous les avons appelées des “ sociétés sans histoire ”, “ sans classes ”, “ sans métallurgie ”, “ sans agriculture ”, mais jamais “ sans argent ”.
Si la société communautaire sans argent n’a pas à être idéalisée, elle n’a pas non plus à être considérée comme imbécile ou primitive. Dans les sociétés fondées sur la parenté, la vie sociale est aussi organisée. Les gens échangent des biens et des services. Ils le font selon un système diamétralement opposé à celui de l’argent et qui, pour cette raison, pourra sembler, aux yeux de l’Occidental bien socialisé, totalement incompréhensible ou même carrément contre nature. C’est que la règle appliquée, c’est le don, pas le troc, contrairement à la croyance populaire. Le don est la forme élémentaire du commerce entre les humains. La personne qui donne des biens ou des services ne le fait pas “ gratuitement ”, mais elle le fait sans paiement, sans dette, sans reconnaissance de dette, et sans réciprocité. Elle est assurée de pouvoir recevoir d’autres biens et services qui compenseront ceux qu’elle a cédés, mais ils pourront aussi bien venir d’autres personnes. L’équilibre n’est pas entre les personnes mais entre ce qui est donné et ce qui est reçu par chacun, du moins potentiellement. C’est un ordre social qui repose sur la confiance dans les personnes, toutes les personnes de la société. C’est en dehors de ce cercle, avec “ les autres sociétés ”, qu’on aura besoin de recourir au troc pour assurer la contrepartie immédiate, et à l’argent (métallique) pour faciliter le troc. Ainsi, dans son principe même, l’argent est “ international ”.
Dans le don, l’objet des transactions n’est pas dédoublé, ou virtualisé; il est bien réel. Le calcul du rapport coûts/bénéfices est toujours fait, globalement. C’est un système qui fonctionne très bien, avec un minimum de coûts sociaux (prisons, police, publicité, assurances, etc.). C’est même le système le plus économique que les humains aient jamais inventé. À l’inverse, notre système monétaire nous semble très efficace mais il coûte très cher car la confiance n’est plus là, et toutes les transactions doivent se régler immédiatement, au sein d’une relation diadique.
Dans les sociétés sans argent, la vie sociale ne se déroule pas à vide; elle n’est pas dans un état élémentaire, en attente du “ développement ”. La complexité de sa vie sociale est aussi grande pour l’individu d’une petite société que pour celui d’une grande société régie par un État, même si la société est démographiquement restreinte à un niveau permettant à chaque personne de connaître à peu près tout le monde ou l’un de ses proches parents. Nous avons du mal à imaginer cette complexité parce qu’elle est un phénomène invisible, au même titre que la complexité des langues parlées dans n’importe quelle petite “ tribu ”. De plus, nous pouvons difficilement saisir le type d’institutions sur lequel se fonde cette vie sociale, des institutions qui sont brodées principalement sur le thème de la parenté.
Observée du point de vue de notre culture occidentale actuelle, une société organisée sur la base de la parenté est une société de singes ou de castors, une sorte de “ clan ” ou de “ tribu ”, bref une société qui n’est même pas sociale car, pour nous, la parenté est une affaire biologique. Nous avons tous une mère et un père, quatre grands-parents, éventuellement des frères ou sœurs, oncles ou tantes, cousins ou cousines, etc. Ce squelette est tout ce qui reste d’un système culturel complexe qui a pris, à travers les âges et les peuples, une infinité de formes différentes, et dont les variantes subsistant au 19e et au 20e siècle ont occupé plusieurs générations d’anthropologues. Comment une réalité aussi simple et universelle, une réalité qui serait en principe standardisée dans toute l’espèce humaine et même dans toutes les espèces vivantes sexuées, a-t-elle pu donner naissance à un large éventail de variantes? Le principe de la variation est simple, mais les résultats sont extrêmement complexes et étonnants. Le principe, c’est celui de l’imagination humaine et de notre faculté d’inventer des symboles, d’attribuer des significations et des valeurs diverses à n’importe quelle réalité, en découpant le réel ou en le fabriquant en toute liberté. Ainsi, nous pouvons décréter que notre descendance ou notre ascendance passera seulement par les femmes, en négligeant toute contribution des pères. Cette option pose peu de problèmes épistémologiques, tant il est facile d’ignorer la contribution d’une semence en particulier, et tant il est difficile d’ignorer un événement tel que l’accouchement. Je parle ici d’une ignorance volontaire, d’un choix, et non pas de la méconnaissance des réalités biologiques élémentaires que nous avons souvent attribuée – faussement – au supposé “ primitif ”. Mais il nous est tout aussi facile de décider que ce sera l’inverse, que les mères serviront seulement de réceptacles temporaires pour loger la semence masculine et assurer une descendance purement masculine. Cette deuxième option peut sembler plus improbable que la précédente; elle a pourtant été très fréquemment retenue, pour des raisons de toutes sortes, ne serait-ce que le désir de se créer, en tant que peuple, une identité opposée à celle des voisins. Bien sûr, la reconnaissance des lignées maternelle et paternelle est aussi un troisième type de conception possible. De plus, le contenu social des relations mère(s)/enfants ou père(s)/enfants est extrêmement variable: cohabitation ou non, obligations et droits, transmission des noms ou des biens, etc.
Les variantes des systèmes de parenté ne se limitent pas à trois, soit une descendance matrilinéaire, patrilinéaire ou bilinéaire; ou même à des types plus complexes et difficilement classifiables de règles de descendance. Le même genre d’imagination et la même faculté d’abstraction permettent d’inventer d’innombrables variations. Par exemple, en élargissant le nombre de pères ou de mères. Ou en définissant toutes sortes de comportements qui sont prescrits, permis ou interdits entre telle ou telle catégorie de “ parents ”. Ou en instituant des mariages qui impliquent diverses catégories de personnes et divers types d’engagements sociaux. D’ailleurs, à y regarder de plus près, c’est une réalité qui n’a pas vraiment disparu, puisqu’on peut toujours assister à des mariages entre Dupont et Mobil Oil, entre Power Corporation et le Parti libéral du Canada. De plus, il faut bien comprendre que dans une société fondée sur la parenté, la parenté ne structure pas seulement l’univers de “ la famille ”, aussi étendue soit-elle, elle structure l’ensemble de la société et envahit tous les secteurs de la vie sociale: la façon d’administrer la justice ou de gérer les crises économiques, de disposer des morts ou d’incorporer les nouveaux venus, d’organiser l’éducation ou les festivités, et jusqu’aux calculs flous ou détaillés effectués pendant la rêverie… Exactement comme avec l’argent.
Ce détour par la parenté peut sembler nous avoir éloigné de notre objet d’analyse mais, bien au contraire, il visait à suggérer la profondeur et l’étendue de l’espace humain occupé par la vie sans argent. Ce n’est pas en gardant les yeux braqués sur un objet qu’on peut en obtenir la vision la plus précise; il faut changer d’angles. En revenant à l’intérieur de la société monétarisée, tout disparaît instantanément. Les milliers de sociétés humaines vivant ou ayant vécu sans argent, que ce soit sur la base de la parenté ou de “ la religion ”, s’évanouissent instantanément. L’argent et le reste de notre culture ont cette propriété de tout recouvrir, comme une sorte d’inondation. Malgré tout, on pourra tenter de garder en mémoire que l’existence de ces sociétés n’est pas un fantasme.
À mesure que s’est poursuivie l’ascension de l’argent, nous avons vu se dissoudre la plupart de nos autres liens sociaux. Autant l’argent semble avoir été un agent très efficace de mise en réseau, autant il a agi comme solvant sur tout autre type de relations sociales. La famille et la parenté ont d’abord été réduites à leur squelette biologique, dépouillées de toutes leurs constructions symboliques et découpées à tel point qu’il n’en subsiste, dans les aires les plus riches de la société humaine, que quelques fragments épars: conjoints de fait temporaires, mono-parents, mono-enfants, vieux parents abandonnés aux bons soins des services publics, vieux enfants gardés dans une commode économie d’échanges logement-compagnie, pourcentage élevé de célibataires sans enfant, avec des tentatives pour sauver un minimum d’interrelations intimes et durables sous la forme d’unions homosexuelles ou de familles reconstituées qui sont aussi, assez souvent, temporaires.
Au-delà de la parenté, et malgré une impressionnante créativité sociale dans certains types d’associations et d’organisations aussi variées qu’éphémères, ce sont les principaux piliers de la société qui se sont disloqués, affaiblis ou vidés de leur substance. Les partis politiques sont devenus des compagnies dont la clientèle va et vient au gré du marketing ou de l’opinion publique, et dont les orientations fluctuent selon les caprices de leurs principaux bailleurs de fonds, tandis que les convictions politiques qui leur servaient de fondements semblent avoir à peu près la même profondeur que la fidélité à une marque de céréales. Les syndicats, bien institutionnalisés jusqu’aux rangs patronaux, fonctionnent surtout comme des corporations professionnelles, cogérantes des contrats de travail, des assurances collectives et des caisses de retraite. Les Églises, sauf dans la zone la plus centrale de la société (les États-Unis), n’ont survécu partiellement que dans le sens matériel du mot, à titre de patrimoine architectural. Au Québec, en particulier, c’est un véritable raz-de-marée qui a balayé les fondements institutionnels “ religieux ” des hôpitaux, des maisons d’enseignement et des services sociaux, dont la totalité des personnels ont été remplacés par des employés salariés en quelques années. Les États, à un degré proportionnel à leur statut social dans la société mondialisée, se sont vu concéder des responsabilités de “ gouvernance ”, c’est-à-dire d’administration de quelques services publics, en échange de leur renonciation au droit de gouverner. Même les nations ont peu à peu laissé la place à des supercitoyennetés plus ou moins fictives, plus ou moins solides, c’est-à-dire surtout à des appartenances multiples, temporaires, négociées sur la base d’une certaine mise de fonds ou d’un capital personnel de compétences techniques, voire même tirées au sort, comme ce fut le cas aux États-Unis pour un certain nombre de statuts d’immigrants. Et en plus de dissoudre des institutions, ce que l’argent a délayé, c’est la mémoire. Avant l’argent, les échanges de toute nature entre humains devaient s’inscrire dans la mémoire pour pouvoir recréer les équilibres, effacer les dettes, mais “ l’argent, en supprimant le devoir de mémoire, se débarrasse des rapports humains ”, ainsi que le résume Jean-Luc Coudray[15].
Cette énumération peut ressembler à une condamnation générale ou même à une évocation nostalgique de la bonne vieille parenté, des bons vieux partis, syndicats ou nations. Ce n’est pas le cas. Je cherche simplement à mesurer l’ampleur de la transformation opérée par l’argent, en sachant que ces changements peuvent susciter autant de promesses que de regrets.
Chapitre 6
La religion monétaire
Combien d’argent Dieu peut-il bien avoir ?
L’argent est notre famille et notre patrie, il est aussi notre religion et notre morale. D’ailleurs, même sous le règne de la religion, il a toujours fait bon ménage avec elle. Comme l’un a succédé à l’autre, il y a un certain rapport de filiation entre les deux. Les premières banques étaient des temples[16]. Au Brésil, on peut voir dans les processions, des statues de la Vierge ornées de papier-monnaie, une substance qui est aussi abondamment récoltée dans les temples des nouvelles religions en expansion fulgurante, comme si elle constituait en elle-même la plus digne offrande à dieu. À une autre époque, l’Église catholique a produit son propre système monétaire, dont l’unité était l’“ indulgence”, et qui se négociait aussi bien avec des gens d’affaires originaires de l’espace surnaturel. Dans le Québec actuel, l’argent ne peut plus rêver de mariage avec la “ religion ”, faute de partenaire, parce qu’il a pris sa place. C’est un peu ce que suggère Carl Marx en affirmant que, pour les économistes, “ toute religion qui n’est pas la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une émanation de Dieu [17] ”.
Dans les secteurs prétendument laïques de la société, l’argent ne fait pas que circuler dans une course folle. Il est souvent stocké pour des périodes fort longues au cours desquelles il devient objet sacré: objet de contemplation, comme une œuvre d’art, ou objet de vénération, comme tout autre symbole religieux. Au Québec, notre folklore littéraire et télévisuel nous a longtemps divertis avec le personnage de Séraphin caressant son or, dans un état de transe ou d’extase quasi érotique. Pour bien des gens, avoir un REER (un régime enregistré d’épargne-retraite) ou n’importe quelle autre forme de fonds de pension, le soigner et le nourrir avec application, c’est une activité qui peut mettre en œuvre à peu près la même gamme d’émotions et d’attitudes mentales que la prière. C’est-à-dire : combattre la peur et le sentiment d’insécurité, formuler ses désirs et ses rêves les plus chers, implorer les forces surnaturelles pour obtenir la réalisation d’un souhait quelconque, et surtout se sentir en communion avec une communauté, celle des morts et celle des vivants. Même à l’ère postreligieuse, on peut difficilement empêcher tout débordement vers la communion des saints, qu’il s’agisse d’Elvis ou de Lady Di, du général de Gaulle ou de René Lévesque, même si en principe, notre religion séculière postmoderne nous limite à celle des vivants. De nos jours, l’épargnant ne remplit pas un bas de laine, il se rattache toujours à une communauté d’épargnants: fonds mutuels, sociétés de fiducie, régimes d’État, compagnies d’assurances, etc. Comme l’entité “ argent ” est depuis longtemps mondialisée, et que sa valeur repose en définitive sur le bon fonctionnement d’une société planétarisée, la communion de l’épargnant le met ainsi en relation avec la totalité de la société humaine, en passant par une série de cercles concentriques: le régime de retraite de son syndicat, la société de fiducie ou le fonds de placement, la Bourse, l’économie nationale, l’économie internationale. Or cette humanité mondialisée par l’argent épouse parfaitement les frontières de l’univers, elle le remplit sans l’excéder puisque, selon notre cosmologie fondée sur l’élimination du surnaturel, l’univers n’est que matériel, il s’arrête aux frontières de la vie biologique, et l’humanité idéale est un ensemble d’individus libres et démocratiques, conformément à la théorie du marché.
Les similitudes entre le système-argent et la religion vont plus loin. C’est toute la vie mentale des individus et leurs comportements sociaux qui se trouvent contrôlés de façon analogue, grâce à un système de règles intériorisées. En principe, le système de règles relatives à l’argent devrait être traversé et complété par un autre système, celui de l’éthique, mais en pratique, il se substitue à cet autre ensemble en définissant ce que chaque individu peut faire et ce qu’il doit faire pour son propre bien et pour celui de la communauté – les deux étant assumés comme équivalents selon les dogmes du marché. Sous le règne de la religion, les règles de la morale étaient plus complexes. Par exemple, dans le catholicisme, il faut obéir aux dix commandements de Dieu, aux sept commandements de l’Église, éviter de commettre l’un ou l’autre des sept péchés capitaux, se soumettre à toute une série d’obligations détaillées. Le commandement de l’Argent est unique et facile à comprendre: “ Tu t’efforceras d’avoir plus d’argent. ” C’est tout, c’est simple, c’est clair.
Sacrer et massacrer
Dans notre histoire connue et prêchée, celle qui coïncide assez parfaitement avec l’ère de la religion, les rapports entre humains, que ce soit entre personnes ou entre peuples, n’ont été ni plus “ barbares ” ni plus “ civilisés ” qu’ils ne le sont maintenant, mais il est clair que les aspects les plus sanglants sont généralement meilleurs vendeurs, en histoire comme au cinéma. Comme bonus, cela a servi à nous convaincre que le règne de l’argent amenait un progrès pour l’humanité. Il faudra un jour comparer l’histoire du règne de l’argent avec celle du règne de la religion. Il semble toutefois que les rapports étroits entre la pensée religieuse et la violence la plus inouïe ne sont plus à démontrer, que sacrer et massacrer sont deux actions humaines étroitement liées. L’être humain semble bien avoir besoin d’une certaine référence au sacré pour pouvoir massacrer allègrement. Un exemple des plus éloquents nous vient du rapport fait par Francisco Pizarro et ses collaborateurs au roi d’Espagne au sujet de la capture de l’Inca Atahualpa et du massacre de plus de 7 000 hommes – selon leurs estimations – par 168 soldats espagnols mieux armés. Bien que le récit décrive avec précision la planification du traquenard, il insiste sur un prétexte religieux comme élément déclencheur de l’attaque, soit le geste irrespectueux de l’Inca à l’égard de la Bible que lui a tendue un frère accompagnant l’expédition espagnole. Quant au mobile ultime de cette conquête brutale, il réfère bien sûr à la volonté divine, comme le précise le rapport sur l’événement:
We come to conquer this land by his command [i.e. the King of Spain and of the universal world], that all may come to a knowledge of God and of His Holy Catholic Faith; and by reason of our good mission, God, the Creator of heaven and earth and all things in them, permits this, in order that you may know Him, and come out of the bestial and diabolic life that you lead. […] When you have seen the errors in which you live, you will understand the good that we have done you by coming to your land, by order of His Majesty the King of Spain [18].
Quel est l’enjeu réel de ce massacre? S’agit-il de religion? De politique? Les économistes se penchent rarement sur le massacre en tant que comportement économique, mais c’est pourtant bien ce dont il s’agit. Pizarro veut s’emparer d’un empire, d’un territoire, de l’or qu’il contient, comme n’importe quelle multinationale intéressée aux ressources minières du Congo, avec des méthodes différentes, j’en conviens. Pizarro vient de s’emparer d’Atahualpa; il demandera et obtiendra, pour sa libération, qu’on remplisse d’or un bâtiment mesurant plus de 85 mètres cubes, après quoi il exécutera quand même l’empereur inca. On laisse l’analyse de ce type de transactions commerciales aux bons soins des historiens, politologues, sociologues, anthropologues ou criminologues, parce que les discours employés n’utilisent pas le vocabulaire de l’argent, mais la recherche du profit n’en est pas moins le motif essentiel. Quant au discours utilisé par Pizarro, il suffit de moderniser un peu le vocabulaire pour retrouver le paravent politique offert aux conquêtes du profit. On croirait entendre George W. Bush exposant sa doctrine sur “ l’axe du mal ” ou sur l’exportation de la liberté: “ L’Amérique ne doit pas se retirer derrière ses frontières. Notre principale exportation, c’est la liberté, et nous avons une obligation morale de nous en faire les champions à travers le monde entier [19]. ” La “ foi ” ou “ dieu ” s’y retrouvent encore fréquemment invoqués mais, le plus souvent, les mêmes concepts sont recouverts par les étiquettes laïcisées de “ liberté ”, “ démocratie ” ou “ droits de la personne ”, jamais par ceux de “ profits ” ou de “ dividendes ”, sauf derrière les portes capitonnées de n’importe quel PDG annonçant son intention de travailler à l’expansion de son entreprise.
Que ce soit dans la civilisation religieuse de Pizarro ou la civilisation monétaire de Bush, on constate facilement que la culture utilisée permet une complète déresponsabilisation des individus par la référence à une volonté transcendante, celle de Dieu, ou une volonté immanente, celle du marché. La culture utilisée permet même de transformer le crime en bienfait, la culpabilité en noblesse, l’horreur en extase. Pour rendre possibles de tels comportements, l’exigence première est toujours la déshumanisation des objets, leur attribution d’une nature “ bestiale et diabolique ” – i.e. expulsion vers le bas (animal) et vers le haut (spirituel). En fait, on parle de déshumanisation lorsqu’on réfère à une certaine définition humaniste du Nous, mais il y a bien d’autres concepts possibles pour délimiter la membrane entre le dehors et le dedans du corps social sacralisé. C’est une membrane qui n’est jamais complètement étanche. Dans ce cas-ci, les infidèles survivants du massacre pourraient un jour devenir chrétiens – ou humains – , en comprenant leurs erreurs et en éprouvant de la reconnaissance envers leurs conquérants bienfaiteurs. Bref, ils pourraient traverser la membrane et être digérés. Tout comme les Cubains pourraient devenir de véritables consommateurs s’ils étaient “ libérés ”.
Dans notre société actuelle, les massacres sont loin d’être disparus. Pas seulement en Afrique (au Rwanda) ou en Europe (dans l’ex-Yougoslavie) mais sur tous les champs de bataille (en Palestine, notamment), quelle que soit la distance introduite par la technologie entre le sujet et l’objet. On peut continuer de diaboliser les objets en invoquant Allah, ou l’empire du Mal, ou les ordres du roi des États-Unis et de tout l’univers, dans le cadre d’une culture qui n’a pas tellement changé depuis l’époque de Pizarro et qui a gardé les traits essentiels de la culture de la nation, l’idéologie nationale, c’est-à-dire la “ religion ”.
La culture dite “ occidentale ”, celle qui se fonde sur l’argent, offre-t-elle des perspectives différentes à cet égard? À première vue, on pourrait croire que oui. Quel que soit le caractère sacré que l’on reconnaisse à cette substance dématérialisée, ce ne sont pas surtout des massacres que l’on justifie en son nom, mais plutôt une sorte de néo-esclavagisme collectif, celui de la main d’œuvre du Tiers-Monde, avec un minimum de charges sociales pour les propriétaires. Parfois aussi des morts par milliers, conséquence des embargos ou des ajustements structurels imposés. Les sujets décideurs n’ont plus besoin d’être soustraits à toute relation intersubjective par le recours à un système idéologique religieux ou raciste. Ils y parviennent autrement, par la distance géographique et sociale, ainsi que par le nombre d’intermédiaires entre leurs décisions et les objets sur lesquels ces décisions s’appliquent. Les objets n’ont plus besoin d’être diabolisés, bestialisés ou autrement déshumanisés. Ils peuvent simplement apparaître comme des abstractions ou des images floues, ou même être élevés au statut de travailleurs-consommateurs-électeurs (i.e. des humains, au sens moderne). En ignorant pratiquement tout du destin de ces objets, les sujets pourront non seulement préserver la qualité de leur sommeil, mais même s’endormir dans l’euphorie d’avoir créé plus d’emplois. Les morts résultent parfois d’une négligence criminelle, comme ce fut le cas pour les 16 000 personnes de Bhopal en Inde, mortes des suites de la négligence de la compagnie de produits chimiques Union Carbide. Mais le plus souvent, elles sont provoquées par l’ensemble des conditions de vie, en particulier par les substances cancérigènes ou les diverses maladies industrielles, qui ont en commun des symptômes autres que l’écoulement du sang et la mort rapide. En ce sens, on peut être tenté de concevoir l’argent comme une sorte de religion moins barbare, une sorte de moindre mal par rapport à d’autres institutions plus anciennes (la guerre, la politique, etc.), ainsi que le prétendait le père spirituel du capitalisme, Adam Smith. Mais comme l’argent est partout, il est aussi intégralement présent dans les vrais massacres de style traditionnel. Quand les Unis – je parle des États-Unis et des Nations unies – bombardent l’Irak au nom de la “ liberté ”, c’est bien de libérer les pétro-dollars du Koweit qu’il s’agit. Personne n’est vraiment dupe, mais le jeu se déroule sans anicroche, avec un parfait contrôle de la représentation médiatique. On finira par décorer le général Norman Schwarzkopf pour avoir enterré vivants des soldats irakiens dans leurs tranchées, grâce à ses chars d’assaut rapides équipées comme des charrues. Des morts sans sang giclant dans les objectifs des caméras, cela mérite récompense, car cela nous distingue beaucoup de Pizarro et de l’époque des têtes coupées à coups d’épée.
Le péché d’argent
Toute religion sécrète sa morale. C’est la morale qui assure, chez les fidèles, l’ancrage émotionnel des théories religieuses sur le bon fonctionnement de la société, et qui génère en même temps les comportements appropriés. Bien sûr, je parle des théories dans un sens flou. Il vaudrait mieux parler de doctrines si on se réfère à la religion “ à l’état pur ”, qui nous dit quoi faire sans fournir de longues explications. Mais à peu près toujours, la religion est une idéologie. Elle tient à nous préciser quoi faire, ce qui est bien, ce qui est mal, mais elle le fait en s’appuyant sur une construction très élaborée du monde, exprimée dans les longues thèses des savants, dans les replis de leurs “ théories ”. Comme son ancêtre le christianisme, la religion monétaire est une religion d’amour. Elle prêche surtout l’amour de l’argent.
Autrefois, ce noble sentiment était considéré comme un péché. L’avarice fait partie de la liste des sept péchés capitaux, selon la morale catholique codifiée, de concert avec la luxure, la paresse, la gourmandise, l’orgueil, l’envie et la colère. Mais les choses ont bien changé depuis que nous avons été convertis à la nouvelle religion par des missionnaires dont la chasuble est appelée “ cravate ”. Qui, de nos jours, éprouve toujours un sentiment de culpabilité quand il s’est laissé aller aux plaisirs de la gourmandise, de la luxure ou de la paresse, quand il éprouve des sentiments d’orgueil, de colère ou d’envie ? Et l’envie n’est-elle pas l’un des principaux moteurs de la civilisation de l’argent. On dirait presque que les péchés capitaux sont devenus les vertus qu’il faut cultiver le plus soigneusement pour trouver le bonheur. On dirait bien que nous avons décidé d’incarner l’image exactement inversée de notre ancêtre immédiat, le chrétien.
Dans un sondage réalisé pour le mensuel ÇA m’intéresse (février 1998), on pouvait constater que nos opinions sur les péchés capitaux ont bien changé. Par contre, les sondés considèrent toujours que, par rapport aux autres péchés capitaux, l’avarice est toujours le plus grave. Étonnant! À moins d’y voir une certaine hypocrisie qui nous ferait cacher nos véritables sentiments. Cette hypothèse expliquerait le sourire que j’ai souvent obtenu en professant ouvertement mon tendre sentiment pour l’argent. Mais en considérant la liste des nouveaux péchés proposés par les personnes interrogées, on peut penser que la condamnation de l’avarice vise surtout le manque de générosité, c’est-à-dire la conséquence sociale de l’avarice. Cette liste est intéressante et contraste beaucoup avec la liste des sept péchés capitaux traditionnels. Elle comprend la violence, la corruption, le fanatisme, la drogue, la pollution, l’intolérance, le gaspillage, l’indifférence, le mensonge et la passivité. De quoi inspirer un excellent programme pour un parti politique sans idées. Pratiquement tous ces nouveaux péchés ont un caractère social et public, ou même observable, contrairement aux péchés traditionnels qui avaient un caractère beaucoup plus individuel et intime. Qui d’autre que nous ou notre confesseur peut savoir que nous avons éprouvé des sentiments d’envie ou d’orgueil, par exemple ? Tandis que la pollution ou le gaspillage sont des comportements observables, tout comme la violence, le fanatisme et l’intolérance, ou même, dans certains cas, le mensonge et la corruption. À un certain niveau de gravité, ces péchés sont aussi des crimes punissables, contrairement aux péchés capitaux. Bien que la liste complète des péchés condamnés par la morale catholique traditionnelle comprenne aussi tous les manquements aux dix commandements de Dieu et aux sept commandements de l’Église, on peut s’étonner que les péchés considérés comme “ capitaux ” aient un caractère aussi intime et aussi subjectif, dans le contexte d’une culture qui n’avait certainement pas atteint les sommets que nous vivons présentement sur le plan de l’individualisme. Par contre, on peut comprendre que nos jugements moraux actuels sanctionnent justement les excès de notre individualisme et de notre ignorance des conséquences sociales et environnementales de nos comportements. Il n’en demeure pas moins que, même si l’avarice est toujours perçue comme plus grave que la gourmandise ou l’impureté, notre morale actuelle ne sanctionne nullement la pratique réelle de l’avarice, malgré ses conséquences sociales qui sont incalculables.
Chapitre 7
L’argent en tant que lui-même
Selon l’article premier de la Grande Déclaration de l’Argent, “ tous les humains naissent ego ”.
L’argent nous sert de religion, à la fois dans nos prières, dans la vie spirituelle que nous n’arrivons pas à éteindre au fond de nos cœurs, et dans nos institutions centrales désignées comme “ politiques ” ou “ économiques ”. Il nous sert de famille, de travail et de gouvernement. Comme la religion, il imprègne nos liens sociaux à toutes les échelles de grandeur, mais tout spécialement à l’échelle de la société mondialisée. C’est là qu’il peut vraiment être lui-même, se révéler sous son vrai visage, c’est-à-dire constituer en soi un système social et non plus seulement un instrument du commerce.
Comme nous le savons tous parfaitement, l’argent est l’agent actif de la mondialisation. Pas la curiosité des explorateurs, pas le simple désir de rencontre entre les personnes et entre les peuples, encore moins un souci de partage et de responsabilité, ou la conscience d’appartenir à une même espèce, à une même planète, mais tout bêtement une sorte de frénésie appelée argent, installée dans le cœur et l’esprit de milliards d’humains, et dont la formule chimique est Pouvoir, Puissance, Possession, Profit, Plus, Plus, Plus. En surface, cette frénésie s’incarne, non plus dans la construction d’une petite poignée d’empires coloniaux plus ou moins rivaux ou associés, mais dans le développement de dizaines de milliers d’empires du business, bien intégrés dans un système de relations intermultinationales: tous les Coca-Cola ou les McDonald’s, si bien assortis qu’on se demande à quand le mariage, les Nestlé ou les Del Monte, les Garp ou les Nike, les Enron ou les WordCom, et tous les Union Carbide en mal d’expansion, assoiffés de nouveaux marchés et avançant, main dans la main, avec les institutions internationales et les gouvernements. Cette frénésie, que j’ai comparée à celle de Pizarro ou de Cortès, est tout aussi spectaculaire même si elle n’est pas concentrée en un aussi petit espace et un aussi petit nombre de personnes. Et sous cette surface, ce qui est en cours, c’est une transformation profonde qui touche la moindre petite association de quartier, la moindre petite société de chasseurs, cueilleurs, collecteurs, horticulteurs, pêcheurs, éleveurs nomades ou pas, jusqu’aux plus secrets des fantasmes qui peuplent la rêverie individuelle. La conquête monétaire est une victoire sur les peuples et les cœurs.
Au début de la conquête occidentale du monde, l’argent n’était pas un souci primordial dans l’esprit des conquérants. Pour les dirigeants de cette entreprise, c’était souvent l’or, ce qui revient au même, mais aussi et surtout la terre. La terre était l’argent de l’époque, même si on n’a pas entrepris d’en charger de pleins navires pour la ramener en Europe. Mais même avec une masse monétaire très minime, les premières multinationales ont rapidement vu le jour. En Nouvelle-France et Nouvelle-Angleterre, ce furent, entre autres, la compagnie des Cent-Associés, la compagnie de la Nouvelle-France, la compagnie des Indes occidentales ou la compagnie de la Baie d’Hudson, qui a toujours pignon sur rue dans nos centres commerciaux. Certaines de ces compagnies ont pratiquement obtenu la gestion complète, pendant des siècles, de colonies comme l’Indonésie. Comme quoi la privatisation des États n’est pas une idée nouvelle surgie dans la tête des dirigeants du FMI. Ce mouvement s’est poursuivi en s’amplifiant, avec de brèves périodes de re-nationalisation au moment des indépendances symboliques. Présentement, la privatisation des services publics est imposée dans des douzaines d’États du monde prolétaire, que ce soit aux mains d’entreprises étrangères ou locales. Dans les États bourgeois, on parle même de privatiser la gestion de la monnaie[20]. De toute façon, la privatisation n’est pas la seule façon d’assurer le triomphe de l’argent.
Les flux monétaires
L’argent circule, il coule dans nos veines occidentales et dans celles des paysans du Mexique ou du Mali. Ce n’est pas un hasard si le langage de l’hématologie (flux, circulation, etc.) est utilisé pour parler de l’argent. Il lui va comme un gant, car la fonction du système monétaire est justement d’opérer une saignée générale. Ce ne serait pas grave si ce pompage de l’argent vers les pays, les banques, les Bourses et les poches de l’“ élite financière internationale ” se limitait à une opération symbolique, c’est-à-dire s’il se limitait au pompage de l’argent lui-même. Ce qui est dramatique, c’est qu’il draine en même temps les ressources naturelles, les fruits du travail humain et les vies humaines.
Ce système de circulation sanguine – pardon, monétaire – opère à peu près de la même façon dans le circuit national et dans le circuit international, sauf que dans ce dernier cas, son efficacité est multipliée par le jeu des dévaluations monétaires. C’est la science économique qui a pour mandat de nous expliquer les rouages complexes de tous ces traffics. Selon cette analyse savante, la “ richesse ” est produite par les riches. Irréfutable logique du langage. En effet, les riches travaillent bien plus que les chômeurs ou les assistés sociaux et ils sont, en plus, bourrés de talents. Ce sont les “ plus aptes ” et les plus “ productifs ”; c’est pour ça qu’ils sont devenus riches. Il est normal qu’ils conservent une partie de la richesse qu’ils ont créée. Heureusement, ils acceptent d’en redistribuer une autre partie vers les pauvres, soit sous forme de généreux salaires, soit en passant par un autre circuit essentiel, celui des rouages de l’État. Ce deuxième circuit suppose que l’argent change de nom à trois reprises, c’est-à-dire que les profits se transforment en impôts, les impôts en budgets sociaux, et les budgets sociaux en allocations pour les chômeurs et les assistés sociaux.
Dans le circuit international, ce serait à peu près la même chose, sauf pour la dernière transformation, qui prend alors le visage tout aussi souriant de l’aide internationale. Dans la description de cette dernière mutation, les spécialistes laissent souvent interférer un peu leurs émotions, même si l’énoncé conserve son caractère scientifique, en concédant que l’aide internationale pourrait être plus généreuse.
Ce discours économique savant, amputé ici de bien des subtilités sur la façon dont le génie des riches se convertit en profits, ne se distingue pas vraiment de celui des gens d’affaires, des politiciens ou des médias. Il fait corps avec eux, ce qui favorise le bon fonctionnement du corps social. La science a toujours marché main dans la main avec la religion, avant d’en divorcer et de se remarier avec l’argent. Par exemple, quand j’entends, à la télévision, l’“ économiste en chef ” de la Banque Royale du Canada expliquer la hausse des taux d’intérêts, cela me convainc que l’économie est vraiment une science parfaitement “ désintéressée ”, d’autant plus que les théories de l’économiste-banquier convergent parfaitement avec celles proposées en entrevue téléphonique par l’universitaire-économiste expliquant pourquoi les pétrolières viennent de hausser de 10% le prix de l’essence à la pompe. Ni l’un ni l’autre n’invoquent l’avidité ou l’appât du gain, car ce sont des notions de psychologues. Quant à ces derniers, ils s’intéressent à la psychologie des individus, pas à celle des personnes morales.
L’analyse qu’en fait l’anthropologie naïve est assez différente, on s’en doute. Sur un point essentiel, il faut donner raison à la science économique: les flux monétaires circulent davantage entre les riches qu’entre les pauvres. Par contre, leur analyse peut être contestée sur un autre point essentiel: si le principal flux monétaire va des riches vers les pauvres, comment pourrait-il produire une augmentation de richesse dans les poches des riches et une diminution dans celles des pauvres? J’imagine qu’une contradiction si énorme ne peut pas échapper au spécialiste. Il ne peut s’agir que d’une erreur d’interprétation due à la méconnaissance du profane.
Toujours selon les observations superficielles du quidam, on peut pointer un certain nombre d’autres difficultés soulevées par la théorie scientifique. D’abord, l’argent n’est pas créé par les riches mais par les États. C’était du moins la tradition, car les riches souhaiteraient maintenant s’en occuper eux-mêmes. Cette idée de privatiser la gestion de la monnaie, évoquée plus haut, est défendue, entre autres, par Perret[21], sous le prétexte que l’argent, comme la justice, ne devrait pas être laissé sous le contrôle des politiciens. Mais que les riches confient cette tâche à l’État ou qu’ils s’en chargent directement ne change pas grand chose puisque l’État est déjà un instrument qu’ils contrôlent très bien. La privatisation ne ferait que simplifier la tâche. D’ailleurs, on sait bien que la gestion privée est plus efficace, du moins pour générer des profits. On n’a qu’à comparer les tarifs de téléphone au Mexique avant et après la privatisation: les tarifs ont connu une progression fulgurante, de même que les profits des actionnaires, même si la communication entre les Mexicains s’en est trouvée fortement entravée.
Parler ainsi de l’État, sans préciser s’il s’agit d’États riches ou d’États pauvres, risque de brouiller nos analyses. Le modèle théorique esquissé plus haut comporte une part de réalité, mais seulement dans les États riches, appelés aussi États “ démocratiques ”, où les riches acceptent de détourner une partie des flux monétaires vers les “ citoyens ”, à condition que ces flux soient amplement compensés par les superflux en provenance des secteurs non démocratiques de la planète. Peu importe qu’il s’agisse du deuxième ou du troisième Monde. Ainsi la récente intégration de l’économie de l’ex-URSS a permis de pomper au-delà de 200 milliards de dollars[22] depuis 1991. Quant aux flux pompés du troisième Monde sous forme de paiement de la dette, de dévaluation des monnaies, de chute des prix pour les produits exportés et de hausse des prix pour les produits et “ services ” importés, de rapatriement des profits des multinationales, de fuite de capitaux ou d’évasion fiscale vers d’autres paradis tropicaux ou non tropicaux, ils n’ont pas cessé de fournir matière à l’ingéniosité des riches depuis la mise en place des premières multinationales, il y a près de cinq siècles. À côté de ces flux aussi invisibles qu’ils sont colossaux, les sommes pompeusement consacrées à l’aide internationale font figure de mince filet. Ainsi, le système monétaire, financier, économique et politique international semble fonctionner avec deux sortes de pompes: celles qui fonctionnent réellement pour drainer la richesse et celles qui sont déployées avec faste lors des sommets où on annonce les réductions prochaines de la dette de l’Afrique, à certaines conditions écrites en petits caractères.
Tout ça est bien loin de nous, bien complexe, et il se peut que le profane s’y perde en se laissant séduire par de douteuses idéologies contestataires. Aussi serait-il pertinent de revenir au problème des flux monétaires locaux, ceux qui s’écoulent jusqu’aux pauvres de “ chez nous ”. Le modèle économique ne rend pas compte de toute la réalité, en plus d’assumer que les riches individus ou compagnies seraient ceux qui paient réellement des impôts pour alimenter la redistribution. Bien des experts, plus ou moins marginaux, ont souligné ce type de distorsion dans la pratique réelle, sans nécessairement remettre en question la validité théorique du modèle. Je me contenterai de suggérer l’existence d’autres circuits utilisés par les flux monétaires, surtout des veinules mais aussi de grosses artères. D’abord, dans les rapports directs entre riches et pauvres (ou simplement moins riches), chaque fois qu’un moins riche paie les honoraires du notaire ou sa facture de téléphone, un petit flux monétaire circule en direction des plus riches. Il n’y a pas de symétrie dans la circulation par ces veinules, car le notaire ou l’actionnaire de Bell Canada ne paiera pas son coiffeur ou son déneigeur selon les mêmes barèmes. Comme les pauvres sont bien plus nombreux que les riches, le flux total circulant par ces veinules est très important. Quant aux flux monétaires dirigés vers l’État, on ne devrait pas oublier, dans le modèle théorique, la circulation massive qui se fait en sens inverse. L’argent adopte alors d’autres noms: taxes payées par les millions de pauvres, budgets des ministères à vocation économique, subventions aux entreprises, crédits d’impôt, programmes de création d’emploi ou de support à l’exportation, généreux contrats gouvernementaux, etc. Là aussi, les pauvres qui paient des taxes sont bien plus nombreux que les riches qui touchent des subventions, ce qui affecte directement le volume des flux concernés. Une description chiffrée, au moins approximative, pourrait être fournie par n’importe quel économiste désintéressé intéressé à la question.
En réalité, tout ça est fort bien connu du citoyen ordinaire. Seul l’expert peut l’ignorer. Le plus intéressant, c’est de constater qu’ici, on peut même sortir les pompes pour accompagner l’annonce des subventions ou des contrats gouvernementaux. On n’a même pas besoin de se cacher et de dissimuler ce circuit des flux monétaires comme on le fait dans le circuit international, avec les fuites de capitaux, les rapatriements de profits ou les évasions fiscales. Bien sûr, ce ne sont pas les experts économistes qui se chargent directement de faire circuler ces flux monétaires souterrains. Leur rôle crucial est plutôt de les soustraire à la vue du public, par la magie du discours scientifique. Et mieux ils performent dans ce rôle, plus grandes sont les récompenses qu’ils méritent.
La circulation sanguine offre une analogie commode pour parler des flux monétaires. En y regardant de plus près, la circulation des influx nerveux conviendrait mieux parce que le sang est aussi une nourriture, une énergie. L’argent, lui, ne véhicule que de l’information. Aucune énergie et aucune chaleur.
L’Apartheid monétaire
Il y a une autre raison d’entreprendre une autopsie de l’argent en s’inspirant de l’image du sang. C’est que, historiquement, la logique de l’argent a succédé à celle du “ sang ”, en tant que principe social fondamental. Le Sang, ainsi que son alter ego la Race, sont en quelque sorte le père et la mère de l’Argent, du moins dans sa version fanatique contemporaine. Les idées qui fondaient l’ordre social féodal et son extension coloniale n’ont d’ailleurs jamais été reléguées aux oubliettes. Tout au plus remaquillées. De nos jours, “ les pauvres ” ne sont plus seulement des individus mais aussi des pays entiers. Comme les flux monétaires responsables de cette pauvreté sont soigneusement camouflés par le discours savant, les seules explications qui restent disponibles sont intrinsèques. Il faut que la pauvreté résulte de causes naturelles, telles que la paresse, l’incompétence, l’irrationalité, ou n’importe quelle autre variante de l’infériorité naturelle. En fait, dans la mesure où les lois de l’argent se présentent sous un jour “ démocratique ”, il n’est même pas nécessaire de fournir des explications à l’existence de la pauvreté. Le passage du sang à l’argent a donc été présenté comme un grand progrès, même si ce n’était pas l’avis des privilégiés de l’ancien régime. Comme tous les adolescents normaux, les nouveaux riches, en prenant leur place sur le marché tout neuf, ont bien fait suer les aristocrates établis selon la noblesse de leur “ sang ”.
L’argent a pris son essor comme système social opposé à celui de l’ancien régime, sous le prétexte qu’il ouvrait la porte à la mobilité sociale et mettait fin à l’arbitraire de la race. Exception faite du loto ou d’une rare carrière comme footballeur dans l’équipe nationale du Brésil, force est de constater que l’argent déplace bien rarement les individus, qu’il offre plus de mirages que de tremplins. La mobilité est théoriquement possible, mais elle ne se réalise pratiquement jamais en dehors de la classe qui aime bien être étiquetée comme “ supérieure ” par les sociologues et les économistes. En dehors de cette classe, elle ne pourra jamais être autre chose qu’exceptionnelle, tout simplement parce que la structure sociale monétaire implique l’existence d’un très fort ratio pauvres/riches. Le pourcentage de vrais pauvres devenus riches est à peu près le même que celui des esclaves affranchis dans la Rome antique. Bref, malgré certaines ascensions fulgurantes et très médiatisées à l’intérieur de la classe déjà riche, l’argent a conservé son rôle de “ fixateur social ”, selon l’expression de Georg Simmel[23]. La société n’est toujours “ démocratique ” que dans son portrait idéalisé et on peut toujours affirmer qu’“ un idiot pauvre est un pauvre, un idiot riche est un riche ”, selon le mot de Paul Lafitte[24]. “ J’connais mon rang, j’connais ma classe ”, répétait constamment le personnage de la bonne, originaire de la Gaspésie, dans un téléroman des années quatre-vingt illustrant la vie de la petite bourgeoisie de Québec (Le Parc des braves). On aurait pu paraphraser son leitmotiv: “ J’connais mon clan, j’connais ma race. ”. Clan, classe, rang, race. Autant de concepts classiques pour marquer la position sociale dans un système. Sous-jacent à la combinatoire phonétique, se dissimule un système très cohérent de significations[25]. Dans ce système, il n’y a pas de place, en principe, pour l’argent mais cela ne l’empêche pas d’être la réincarnation du rang, de la classe et de la race, c’est-à-dire de tous les systèmes précédents de stratification sociale. Seul le clan relève d’une autre logique, celle d’une partition de la société plutôt que d’une stratification. De futurs architectes des institutions postmonétaires pourraient y puiser une inspiration.
Sur la scène internationale, celle où l’argent a vraiment connu ses plus grands triomphes, on peut maintenant constater que l’argent a pu exercer exactement les mêmes fonctions que la “ race ” – celle des seigneurs féodaux ou caucasoïdes –, dans un autre contexte ou à une autre époque. En ce sens, on peut dire que l’argent est une magie “ blanche ”, malgré son indifférence affichée à la couleur de la peau. Bien des pays actuels ont adopté une structure sociale qui réalise une situation d’apartheid, en prenant pour assises le libre-argent ainsi que des lois parfaitement “ démocratiques ”.
L’Afrique du Sud, de 1948 à 1994, a instauré et maintenu un système socio-politique fondé sur une variation du principe de la naissance ou du sang, soit l’appartenance raciale. Ce régime, trop nettement identifié au colonialisme, au racisme ou à la discrimination, a été condamné par les autres Occidentaux. Par contre, la même éthique occidentale humaniste et antidiscriminatoire ne semble pas beaucoup s’offusquer du fait que d’autres sociétés locales, et bien sûr la société mondialisée, parviennent à un résultat tout à fait semblable par le biais de l’institution monétaire. Il est plus facile de le constater et de le démontrer à l’échelle d’une société locale comme celle du Brésil. C’est aussi le cas dans toute l’Amérique latine, mais dans des pays comme le Pérou ou le Mexique, l’image est moins limpide parce que d’autres variables sociales entrent en jeu, en particulier les clivages ethniques, politiques, religieux ou linguistiques. Au Brésil, mis à part les peuples dits “ autochtones ”, on a affaire à une société pratiquement homogène sur le plan linguistique, culturel ou “ ethnique ”, et la variable “ raciale ”, bien qu’elle soit assez nettement corrélée avec le statut social, ne constitue pas une barrière infranchissable entre les classes sociales. Globalement, les lois et les droits politiques sont les mêmes pour tous, dans un système qui semble être l’antithèse même de l’Apartheid sud-africain. Par contre, on aboutit quand même à une société où il existe, entre riches et pauvres, un contraste aussi complet, une fragmentation pratiquement aussi profonde qu’entre les classes raciales sud-africaines sous le régime d’Apartheid. Cette cassure est réalisée essentiellement par l’institution monétaire, en dépit de son caractère libéral et démocratique. Bien sûr, la membrane est un peu moins étanche entre riches et pauvres du Brésil qu’entre des classes déterminées par la naissance, dans le système féodal ou l’Apartheid, mais elle l’est à un degré comparable à celui de l’esclavage pratiqué dans les sociétés méditerranéennes de l’Antiquité gréco-romaine. Dans ces dernières, contrairement à la conception racialiste qui en est parfois donnée, le statut d’esclave n’était pas principalement déterminé par la naissance. Des citoyens libres pouvaient être réduits au statut d’esclave et des esclaves pouvaient être affranchis, notamment en rachetant leur liberté par le biais d’une nouvelle institution, l’argent.
Ce qui importe surtout ici, c’est de mesurer le résultat global auquel on aboutit dans le cadre libéral et démocratique de l’institution monétaire, à l’intérieur de la société brésilienne actuelle mais aussi, à des degrés variables, dans pratiquement toutes les sociétés locales de la planète. De quelle façon parvient-on à un clivage social, alors qu’aucune entrave institutionnelle officielle n’empêche un pauvre de s’instruire, de se présenter comme candidat aux élections, de participer à la création de partis politiques moins corrompus ou de démarrer sa propre entreprise? La réponse est fort complexe et met en jeu toute une série de mécanismes sociaux discriminatoires, y compris, sans doute, des mécanismes sociopsychologiques identitaires ou interidentitaires, mais le rôle central qu’y joue l’argent, en tant qu’institution régulatrice de la vie sociale, économique et politique, ne fait pas le moindre doute. Le fait que tous nos experts sociologues, politologues ou économistes occidentaux n’aient pas mis à jour depuis longtemps le fonctionnement de ces mécanismes peut sembler étonnant, sauf si on assume qu’ils ont contribué à créer, à maintenir et à masquer cette mécanique sociale plutôt qu’à la décortiquer. Il se peut que la réponse soit en partie disponible dans leur abondante production mais, si c’est le cas, elle a toutes les chances de rester enfouie sous le flot des écrits servant à reproduire et légitimer le système en place.
Ce type de mécanismes, dont le fonctionnement est moins connu et moins reconnu, me semble primordial pour comprendre le destin collectif des pauvres en général et, particulièrement, de ceux qui vivent au sein des sociétés riches, comme les Afro-Américains et les Autochtones du Canada, d’Australie ou de Nouvelle-Zélande, comme ceux aussi des quartiers pauvres ou des régions pauvres. Au-delà de la dépendance et de ses effets déstructurants, l’exclusion opérée par les institutions monétaires semble avoir un impact encore plus pernicieux sur l’image de soi, sur le désir de se prendre en charge et sur la capacité de le faire.
Le fait que les classes sociales créées par l’argent n’ont pas de limites clairement identifiables est un élément qui contribue pour beaucoup au maintien dans ce système de classes sans conscience et sans identité. Mais c’est surtout le droit de propriété et toutes les autres lois établissant la société monétaire qui restreignent strictement l’espace laissé aux pauvres pour la mise en œuvre de leur compétence organisationnelle.
Le sens de l’humour des économistes
Nos économistes ont, par habitude, par hypocrisie ou juste pour rire, continué d’appeler “ économie ” notre système social fondé sur le gaspillage – le gaspillage des personnes encore plus que des objets – et la destruction. C’est cette “ économie ” que nous proposons comme modèle ou que nous imposons aux gens du Tiers-Monde, tout en observant, sur l’écran de nos téléviseurs, le spectacle de leur économie de chaque grain de riz ou de chaque millilitre d’eau potable. Dans leur prose humoristique, nos économistes jouent aussi souvent à appeler “ rationalisations ” les mises à pied et les fermetures d’entreprises.
Ces économistes-humoristes ont choisi d’ignorer toute la complexité des institutions sociales en les gommant derrière deux notions, l’offre et la demande, deux notions réduites, qui plus est, à leur plus plate expression numérique, à l’instar des psychologues obsédés depuis un siècle par le quotient intellectuel et à l’instar de tous les autres scientifiques humains fascinés par la numérologie. Deux nombres, deux courbes, avec lesquelles on peut jouer pendant des générations pendant que la pompe pompe. Pourtant ils savent parfaitement – et ils l’affirment même clairement – que ce marché utopique est une pure fiction théorique et que leurs courbes n’expliquent à peu près jamais la fixation des prix. Est-ce parce que la reine d’Angleterre est rare qu’elle est riche ? Les pharaons étaient aussi très rares, plus encore que les administrateurs de “ haut calibre ” qui commandent des salaires de plusieurs millions. La rareté est une étiquette qu’on peut toujours appliquer sur n’importe quelle situation, comme la sélection naturelle dans l’autre grande tautologie scientifique. On peut surtout l’appliquer après la fixation des prix plutôt qu’avant, ce qui permet d’affirmer après coup que Picasso était rare, comme une Lamborghini, un petit foulard signé Jojo, ou un consultant œuvrant dans le troisième Monde à mille dollars par jour. En fait, la parcelle de vérité qui suffit à cette théorie économique, c’est une vérité psychologique. Il est vrai qu’un individu peut éprouver, comme une sorte de réflexe, un désir de possession accru s’il constate la raréfaction d’un bien déjà convoité, mais les mécanismes psychologiques ne peuvent pas être transposés tels quels pour tenir lieu de systèmes sociaux. Une société n’est jamais une sorte de macro-individu; elle est toujours composée d’individus qui sont différents, en partie par nature mais surtout par leur position dans le système social qui les a produits.
En fait, les économistes savent très bien que leur modèle explicatif de l’offre et de la demande ne rend pas compte de la réalité, et ils prennent soin de préciser que la théorie ne vaut que dans certaines conditions tout aussi théoriques. Leur attitude, quant à leur connaissance de la réalité et au discours qu’ils s’acharnent à répéter sur elle, ressemble énormément à celle des historiens ou des philosophes qui s’entêtent à présenter la société athénienne comme une démocratie, tout en documentant du même coup sa structure esclavagiste. Devant une telle ingénuité et une telle franchise, comment pourrions-nous les taxer d’hypocrisie, même si leurs discours sont généreusement rétribués? Il ne s’agit ni de science ni de vérité, mais tout simplement d’intérêt, comme dans n’importe quelle autre activité récompensée. Il suffit de situer le travail de l’économiste dans son contexte pour constater qu’il est aussi moral que celui de l’ouvrier d’une usine de mines antipersonnel qui ne fait que son travail.
L’une des théories économiques les plus comiques est sans doute la théorie des avantages comparatifs, une argumentation destinée à convaincre les pays du Sud qu’ils ont tout intérêt à développer les activités économiques pour lesquelles la nature les a le mieux dotés, c’est-à-dire la culture des produits dévalués (café, cacao, bananes, etc.), l’extraction des matières premières et le travail à la chaîne dans les usines des multinationales. Mais les économistes les plus pince-sans-rire sont sans doute les experts chargés de rédiger les documents de l’OCDE, de l’OMC, du FMI ou de la Banque mondiale. Parmi les exigences jugées devoir être acheminées aux pays du troisième Monde qui sont à “ ajuster structurellement ”, la plupart se comprennent facilement: accroître les exportations (vers Nous), réduire les dépenses publiques (pour Nous payer la dette), dévaluer la monnaie (pour Nous fournir plus de marchandises par dollar), déréglementer et “ libéraliser ” (pour ouvrir la porte à Nos entreprises), etc. Il y en a une, cependant, qui peut sembler plus comique. C’est celle qui consiste à établir “ la vérité des prix ”, une condition qui est parfois appelée aussi “ dollarisation ”, mais pas dans le sens d’une adoption du dollar comme monnaie. Établir la vérité des prix, cela signifie ne plus endurer que certains biens soient vendus à bas prix sur des marchés du troisième Monde. Le principe général semble être un souci d’équité. Il ne faut pas faire de jaloux: le citoyen d’Oaxaca doit payer son journal au même prix que celui de Fort Lauderdale. En pratique, les prix sont souvent “ ajustés ” d’une façon qui semble parfaitement absurde. Par exemple, un médicament comme la névapirine, servant à empêcher la transmission du sida de la mère à l’enfant, se vend environ 30 francs l’unité en Suède et le double au Kenya, là où le besoin est immense et le pouvoir d’achat, microscopique.
Il est assez amusant de comparer la vérité des prix pour du café dans un restaurant au Québec et pour ce même café, quelques semaines plus tôt, dans un champ en Côte d’Ivoire, pour des chemises de fabrication industrielle au Québec ou en Thaïlande (les mêmes chemises). Le rapport de 1 à 10 est très souvent dépassé et de beaucoup, l’écart étant attribué à la part des “ intermédiaires ”. Il s’agit alors de marchandises transitant du Sud au Nord. Mais qu’en est-il des marchandises transitant en sens inverse, des bouteilles de vin français ou des chaussures italiennes? Le rapport s’approche alors plus souvent de 1 à 2 ou même de 1 à 1, comme si la part magique des intermédiaires s’était miraculeusement envolée, comme si le transport coûtait moins cher dans un sens que dans l’autre. Là où l’écart persiste, c’est dans la circulation des “ services ” (expertises, brevets, droits d’auteur, etc.), que le Nord n’échange jamais contre d’autres services, si ce n’est le cheap labour sur place.
L’argent et la morale
L’argent est le principal instrument de domination actuellement. S’il n’a pas d’odeur, comme l’a décrété l’empereur Vespasien (9-79 après J.-C.), c’est que nous avons su fabriquer de puissants récurants, utilisés par les pauvres aussi bien que par les riches. Le principal obstacle à l’exercice de la domination vient de la conscience du dominateur, encore plus que des objections ou de la résistance des dominés. Je parle de sa conscience morale, sachant que cette dernière ne peut être activée que si la conscience tout court l’est d’abord. Un humain ordinaire – ce que sont aussi les riches – n’est pas à l’aise avec une image de soi négative. Les idéologies sont fabriquées précisément pour servir d’écran entre le sujet dominateur et les objets de son pouvoir, un écran qui transforme la réalité pour la rendre compatible avec une image de soi positive, qui est généralement celle du dominateur bienveillant ou de quelqu’un qui n’est pas dominateur du tout. C’est ainsi qu’une conquête coloniale devient une mission “ pacificatrice ” et “ civilisatrice ”. C’est ainsi qu’un système d’exploitation de la main d’œuvre et des ressources du Tiers-Monde devient une entreprise d’aide internationale.
Le système monétaire peut sembler n’avoir qu’une fonction technique, et non idéologique. Il remplit cependant la même fonction que la religion et les autres idéologies : à la fois faciliter la restauration d’une image positive dans la conscience du dominateur, et masquer l’effet d’humiliation dans la conscience du dominé. Cette fonction se réalise surtout par la distance établie entre décideurs et objets des décisions, une distance qui permet d’instaurer suffisamment de flou pour que l’image de soi ne s’en trouve pas ternie. Ainsi, le professeur pourra facilement ignorer qu’une partie de ses revenus est canalisée par son employeur et son syndicat vers un régime collectif de retraite qui, à son tour, procède à des investissements dans des sociétés de fonds mutuels qui, eux, contribuent au financement de compagnies œuvrant dans divers pays du monde, y compris dans des succursales opérant au Pakistan et gérées par de Pakistanais – ce qui semble faire toute la différence quant aux risques de culpabilisation –, et exploitant une main d’œuvre de très jeunes enfants payés une fois pour toutes au moment de leur acquisition. Dans une telle chaîne de liens financiers, le professeur ne court aucun risque d’être assailli par le remords ou la culpabilité. Seuls les patrons en contact direct avec leurs esclaves auront besoin d’une barrière idéologique efficace, comme n’importe quel milliardaire côtoyant un mendiant à New York ou à Sao Paulo.
L’Occident et les autres
L’économie mondialement monétarisée, appelée aussi système-monde ou économie-monde, est souvent assimilée à un système de rapports Occident/Tiers-Monde, comme si l’Occident en constituait la classe riche et que les peuples non occidentaux du Sud ou de l’Est formaient le prolétariat. C’est une simplification qui a souvent pour effet de verrouiller l’Occidental contre toute critique risquant d’éveiller en lui un sentiment de culpabilité. En réalité, la classe dirigeante est vraiment transnationale; elle inclut un important pourcentage de riches non occidentaux, même si les pauvres du premier Monde bénéficient toujours d’importants privilèges. Il importe de le rappeler, tout comme l’existence de la pauvreté, de l’exclusion et de l’exploitation à l’intérieur de ces mêmes sociétés occidentales. Mais, dès qu’on veut décrire la genèse du système mondialisé par l’argent, à partir de son berceau colonial jusqu’à son institutionnalisation au XXe siècle, la localisation occidentale du pouvoir ne fait aucun doute, peu importe que le cercle ait admis un membre asiatique en la personne morale du Japon. Le siège de l’ONU est à New York, celui du FMI est à Washington, celui de la Banque Mondiale aussi (7 100 employés, dans 15 édifices, et des bureaux dans 65 pays), celui de l’UNESCO est à Paris, et ainsi de suite. Ces institutions, telles que l’OMC ou les Jeux olympiques, peuvent bien comprendre n’importe quel nombre de membres non occidentaux, ceux-ci ne pèsent pas plus lourd que les petits actionnaires dans les assemblées annuelles très démocratiques des compagnies. D’ailleurs, quel pourcentage des multinationales œuvrant sur la planète sont africaines, et parmi ces dernières, combien sont autres que sud-africaines et “ blanches ”?
Nous avons la mauvaise habitude de parler de l’Occident comme s’il s’agissait tout simplement de l’ensemble des peuples européens et de leurs extensions installées principalement aux États-Unis, au Canada, en Australie, Nouvelle-Zélande et Afrique du Sud. Comme si l’Occident était simplement le prolongement de la Chrétienté sous un nouveau nom. Un tel découpage serait déjà fort boiteux dans sa définition même car la vaste majorité des habitants de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud est chrétienne et européenne par son ascendance espagnole et portugaise, ce qui ne nous empêche pas de ranger cette zone de la planète au sein du troisième Monde. Mais l’effet le plus trompeur de ce système de représentation, c’est de suggérer que l’Occident serait une réalité séparée et endogène, qui aurait peu à peu pris contact avec le reste du monde pour en “ influencer ” le destin. Bref, on parle toujours de l’Occident comme s’il s’agissait d’une société, une civilisation ou une culture qui s’était formée localement, en Europe surtout, et qui aurait ensuite connu une certaine expansion dans le monde. C’est une astuce langagière pour nous faire ignorer qu’en réalité l’Occident n’a jamais existé en soi, séparément du reste du monde. Il est une sorte d’immense classe sociale qui s’est formée dans l’immense société humaine, même si nous nous obstinons à nier ce fait. L’Occident est le résultat d’un système de rapports de classes à l’échelle internationale, un peu comme la noblesse n’est pas une société qui se serait développée localement pour aller ensuite conquérir les serfs, en s’associant à la société cléricale.
Pour prendre la mesure de ce fait, il faut tenter de préciser ce que nous entendons par l’Occident. Une tentative intéressante de le définir a été faite par l’anthropologue Maurice Godelier. Selon ce dernier, ce qui caractérise l’Occident, c’est la combinaison des quatre éléments suivants: 1) l’économie de marché de type capitaliste, 2) la production de masse, industrielle, 3) la démocratie parlementaire et 4) l’idéologie des droits de l’homme[26]. Or, aucune de ces caractéristiques ne peut sérieusement être attribuée aux sociétés européennes des 16e et 17e siècles, ni même du 18e siècle (sauf certains germes lointains de l’idéologie des droits de l’homme). Au 18e siècle, l’Europe était déjà à la tête d’empires coloniaux depuis deux siècles. Par conséquent, ce que nous appelons “ l’Occident ” est de beaucoup postérieur à l’émergence de systèmes politiques et économiques internationaux, réunissant les Européens et les autres peuples intégrés à leurs empires. Parler de “ l’Occident ” avant cela, c’est aussi ridicule que de dire: “ Quand le Premier ministre Robert Bourassa était à la maternelle… ”
En fait, ce qu’on désigne comme “ l’Occident ” s’est constitué exactement comme une classe sociale, dans un système d’interactions, et pas du tout comme une société locale. Il se trouve que l’argent a joué un rôle essentiel dans ce processus de genèse de l’Occident. Il a été le mécanisme social central dans la nouvelle société élargie. Quant à la construction idéologique de la classe occidentale appelée à y régner, elle a largement reposé sur l’idée d’une “ race blanche ”, inventée comme élément identiraire commun. Si cette entité qu’on appelle l’Occident n’existe que comme classe sociale, la genèse de toutes ses institutions est à repenser. C’est surtout vrai pour la démocratie parlementaire qui n’a jamais été autre chose qu’une ploutocratie, à l’instar de la démocratie athénienne instaurée pour les “ citoyens ”, pour leur gouvernement exercé sur les esclaves et les métèques.
La vraie réalité du pouvoir et de l’argent, nous préférons la masquer sous des vocables euphémiques, ou tout simplement en ignorant l’existence même des rapports de pouvoir. C’est ainsi que les historiens pourront faire l’histoire de l’industrialisation en Angleterre comme si l’Angleterre n’était pas à la tête du plus vaste empire colonial, comme si elle n’avait drainé aucune richesse, aucune technologie, ni profité d’aucun marché captif. Le procédé le plus courant pour dissocier l’Occident des autres classes sociales consiste à propulser ces dernières dans des périodes historiques différentes. Ainsi, les sociétés du premier Monde seront désignées comme “ industrialisées ” et les autres comme “ préindustrielles ”. Nommer ainsi les réalités sociales dans le moule de l’histoire est un procédé qui, de façon très insidieuse, fracture la société en deux pour en ignorer une moitié. C’est toujours la fraction dominante qui se pense dans l’histoire, non pas par rapport à la fraction qui est ainsi effacée mais par rapport à elle-même, par rapport au visage qu’elle affichait le moment précédent. L’histoire est toujours “ notre histoire ” et la vertu ultime de ce caractère autocontemplatif, c’est sa capacité d’effacer les Autres.
Le choix terminologique est aussi déterminant dans notre vision du monde. Dans les rapports actuels entre l’Occident “ démocratique ” et les autres mondes “ dictatoriaux ”, on préfère généralement désigner le premier par ses attributs politiques plutôt que par son statut économique réel. Ainsi, on parlera du monde libre, pas du monde riche ; ou des sociétés démocratiques, pas des sociétés riches. C’est ce que font souvent les immigrants du troisième Monde, contents d’être au Canada, en vantant notre liberté plutôt que notre richesse. Mais la liberté, appelée aussi “ démocratie ”, est un habit du riche: combien de riches, dans le deuxième ou le troisième Monde, se plaignent du manque de liberté ou de démocratie, combien vivent en prison ou dans les camps de réfugiés? L’argent est le vrai séparateur des humains, mais on préfère lui attribuer des vertus de mise en relation, en parlant des “ échanges internationaux ”.
Une fois qu’on a séparé le club occidental des autres secteurs de la société, il est plus facile de se mettre à faire des comparaisons. Cela accentue l’impression d’avoir affaire à des entités séparées, et cela évite de parler des rapports entre elles. Il existe une abondante littérature consacrée à la comparaison du revenu per capita, de l’espérance de vie, du nombre de médecins ou de livres publiés par habitant, etc. Mais comparer n’est pas relier. La seule conscience que génère ce genre d’exercice, c’est: “ Nous pourrions être plus généreux ”. Pas moins gourmands.
L’une des comparaisons préférées des Occidentaux concerne de près les fondements mêmes de leur richesse: c’est leur prétendue rationalité. Pour un économiste, la rationalité est le fondement de sa science et la définition de son objet d’étude. Or tout économiste occidental partage l’a priori philosophique voulant que la rationalité est un produit occidental, hérité – culturellement ou génétiquement? – de “ nos ancêtres ” les Grecs. Bref, cet attribut naturel de l’être humain, que s’est approprié l’Occidental comme s’il s’agissait d’un produit culturel, est censé suffire à expliquer notre richesse et la pauvreté des autres.
Les experts en général, et pas seulement les économistes, utilisent couramment les étiquettes rationalité/irrationalité, rationnel/irrationnel, rationalisation. Cela laisse supposer qu’ils sont capables de distinguer ce qui est rationnel de ce qui est irrationnel, sur la base de critères qu’on doit supposer être eux-mêmes “ rationnels ”. Pour ma part, je n’ai aucun problème avec la rationalité – cela me semble être une caractéristique générale du fonctionnement du cerveau d’un Homo sapiens – mais j’avoue être incapable de détecter l’irrationalité. Payer des dizaines de milliers de dollars dans un encan pour une chemise d’Elvis Presley ou pour des sous-vêtements de Maria Callas[27] me semble parfaitement rationnel, dans la mesure où les acheteurs attribuent de la valeur à ces objets, ne serait-ce qu’une valeur commerciale, en vue d’une future revente avec profit. En réalité, on aura beau faire des calculs, nos vraies raisons d’agir sont toujours des passions. Alors pourquoi qualifier d’irrationnels les comportements observés dans des cultures différentes?
Je trouve aussi rationnel le comportement des gens qui ont décidé de construire la grande mosquée Hasan II au Maroc, l’immense cathédrale de Yamoussoukro en Côte d’Ivoire, le stade olympique de Montréal, qui aura coûté près d’un milliard de dollars (ce ne sont que des dollars canadiens), la tour Eiffel à Paris ou n’importe quelle autre tour, pyramide ou cathédrale dans le monde. Les gens qui choisissent de dépenser leur argent en amenant leur chien au restaurant, en faisant plaquer d’or leurs robinets de bidet ou en installant des rangées de statues grecques dans leur jardin me semblent tous avoir un comportement rationnel. S’il fallait que la rationalité économique commande de ne pas dépenser d’argent au delà de la satisfaction de nos besoins essentiels, où irions-nous ? Les économistes fournissent bien sûr une définition générale du concept de rationalité, mais ils ne précisent jamais les critères sur lesquels ils se fondent pour brandir l’étiquette d’irrationalité, et qui se bornent le plus souvent à des réflexes ethnocentriques devant des choix qu’ils ne comprennent pas.
L’Occident n’est pas une réalité à comparer avec les autres mais à situer dans le système des rapports sociaux qui l’a produit. Exactement comme la noblesse dans l’Ancien Régime. Il en va de même pour l’argent, pour les droits de l’Homme et pour la démocratie. Si la démocratie n’est pas un produit endogène de l’Occident, il est aussi ridicule de la proposer ou de l’imposer comme solution aux problèmes du “ sous-développement ” que de proposer des comportements plus “ aristocratiques ” comme solution à la pauvreté des serfs.
L’argent a été et demeure plus que jamais au cœur du rapport entre l’Occident et les autres, non seulement comme moteur du système postcolonial (le néo-libéralisme) incarné dans les rapports Nord-Sud, mais comme mode néo-missionnaire de pénétration des communautés qui étaient demeurées jusqu’ici en marge ou aux frontières du système-monde. L’argent et la bonne vieille religion en sont les deux bras. En ce sens, le missionnariat est aussi indissociable de la conquête occidentale aujourd’hui qu’au 16e siècle, qu’il s’agisse des missionnaires qui pénètrent actuellement les dernières zones libres de Nouvelle-Guinée, de l’Amazonie ou des îles du Pacifique, ou des missionnaires laïques qui préfèrent la voie de la coopération internationale. Leur rôle immédiat n’est absolument pas assimilable à celui des compagnies ou des armées, mais objectivement, l’un des impacts réels de leur présence est d’ouvrir la voie à ces dernières, même si c’est le plus souvent de façon involontaire et si, dans bien des cas, ils sont aussi là pour tenter de réparer les dommages déjà causés. De nos jours, l’action missionnaire n’est pas disparue, mais il est certain que les vendeurs, lobbyistes et autres représentants affluent en quantité bien plus grande encore, même dans les coins les plus isolés de la planète. Les peuples autochtones, qui offrent souvent une résistance héroïque à cette invasion, ne sont pas dupes, ils ne succombent pas instantanément aux charmes de l’argent. Par exemple, ceux de l’île de Tanna, dans l’archipel Vanuatu, affirment que “ Kastom i no laikem money (la Coutume n’aime pas l’argent)[28]. Les trois choses qu’ils reprochent le plus aux “ Blancs ” sont leur non-respect des vieillards, leur oppression des pauvres et leur amour de l’argent. Un important mouvement de résistance a même organisé une sorte de rituel de mobilisation au cours duquel les participants jetaient tout leur argent à la mer.
Chapitre 8
Le grand indifférenciateur
On s’endort bien mieux en comptant son argent que des moutons.
Dans la société monétaire, l’argent est le commun dénominateur de toutes choses naturelles ou humaines. Il permet de convertir n’importe quelle réalité en une autre, qu’il s’agisse d’une entité naturelle, d’une institution sociale ou même d’un individu.
Comme chacun sait, l’argent est l’institution sociale qui permet de réduire toutes les différences imaginables à une seule, le prix, exprimable par un nombre plus ou moins grand. C’est aussi ce qu’on a tenté de faire avec des indices comme le quotient intellectuel, mais en se limitant à la différence entre les individus. Quelle différence y a-t-il entre un érable et une bicyclette tout-terrain, entre une tarentule et un collier, entre un condo et une Winnebago, entre une campagne électorale et le contrôle d’une compagnie de plus, entre un joueur de hockey et une résidence secondaire, entre un mariage prestigieux et un voyage dans l’espace? Aucune, dans la mesure où l’un de ces objets peut être converti en un autre de même valeur (i.e. de même prix) par un individu qui considère un choix à faire entre eux. Le prix, ou la valeur monétaire, peut ainsi servir à “ comparer ” toute chose, que l’on soit dans l’univers naturel ou dans celui de la société humaine. La différence, c’est l’opération de soustraction entre les deux chiffres attachés à l’une et à l’autre chose ; si le résultat est zéro, on a une équivalence.
Bien sûr, le prix n’est pas toujours facile à établir, mais on ne manque pas d’astuces pour y arriver. Combien coûte un saumon pêché à la mouche, un employé d’usine à Managua, une baleine libérée par des brise-glace, une balle de golf lancée sur la lune, un rein acheté au Pakistan, une vengeance judiciaire contre un voisin, une pyramide de Keops, un souper en compagnie de Jean Chrétien? Tout se calcule, et même quand on n’a pas le chiffre exact, tout se soustrait, car il est facile de faire un choix entre deux possibilités: une liposuccion ou un ordinateur? un divorce ou un pied-à-terre? un programme social ou quelques viaducs? la rénovation d’une vieille station spatiale ou l’élimination de Saddam Hussein? Il suffit de passer par le plus petit commun dénominateur plutôt que de se mettre à élaborer des systèmes de valeurs compliqués, comme dans les civilisations prémonétaires.
L’opération-clé de l’argent, c’est la conversion. L’argent a beau être unique, il est aussi multiple. Il est diamant ou contrat, il est immobilier ou portefeuille d’actions, il est foncier ou fiscal, et il est aussi peso ou euro. La convertibilité de l’argent est sa vertu cardinale, car sa vraie vie n’a jamais été confinée au cercle d’une nation. Il a toujours été citoyen du monde, à tout le moins aspirant-citoyen du monde. On en parle presque toujours au singulier. Ceux qui affectionnent l’expression “ les argents ” le font par coquetterie car ils savent parfaitement que l’argent est un dieu monothéiste, peu importe le nombre de personnes dans lesquelles il s’est incarné. L’argent est unique, comme “ la culture ” ou “ le bon goût ”. C’est une entité parfaitement ethnocentrique, malgré son universalité et en vertu de son universalité. C’est le système symbolique le plus purement ethnocentrique jamais inventé. L’argent réalise un effet essentiel de l’ethnocentrisme, soit la négation/ignorance des (autres) cultures, tout en affirmant la suprématie de la culture du riche, sa culture proprement monétaire.
L’argent est un objet invisible. Une fois déguisé en courant d’air, il lui est plus facile de se transformer en n’importe quel fantôme. Son jeu préféré, c’est la cachette. Il est né de nulle part, sans tambour ni trompette, et il passe le plus clair de son temps dans l’ombre. Même liquide, c’est-à-dire en réalité solide, il réussit à s’infiltrer dans la nappe phréatique aussi facilement que l’argent informatique. Selon Kenneth S. Rogoff[29], les enquêtes effectuées aux États-Unis permettent de localiser environ 5% des espèces existantes. Où est le reste? Si même l’argent liquide est invisible, qu’en est-il des autres formes d’argent? Et comment les économistes peuvent-ils prétendre suivre à la trace cette entité subtile et perverse, et nous fournir le revenu per capita de chaque habitant de la planète en tenant compte de la “ parité du pouvoir d’achat ”?
Tout ce qu’on dit sur l’argent doit toujours être inversé, parce que le contraire est vrai en même temps. Tout en étant unique, l’argent a toujours été multiple, car c’est dans sa nature. Il a toujours été yen, gourde, livre ou drachme. Même dollar, il n’a jamais cessé d’être dollar américain, canadien, australien, jamaïcain, ou même pétrodollar. Sa valeur principale réside dans le jeu des conversions et dans celui des dévaluations monétaires. C’est là que la masse grossit, c’est là que la pompe à argent fonctionne à plein régime. On peut penser que cette diversité des monnaies est en voie de disparition, avec l’euro et l’adoption du dollar dans certains pays. Il serait possible maintenant de passer à une monnaie unique sans trop de problèmes pour les riches, parce qu’une foule d’autres institutions ont été développées pour effectuer les mêmes transferts de richesse: les prix, les taux d’intérêt, les produits boursiers, les rapatriements de profits, les fuites de capitaux, etc. La conversion se ferait avec d’autres engins.
Aussi facilement que la conversion des francs en euros, des euros en dollars, on peut convertir une signature, un dessin ou un rapport sexuel en liasses de billets, on peut convertir un travailleur en un chômeur aussi bien qu’en un voyage de pêche ou un nouveau téléviseur haute définition si ça nous chante, car le jeu de la conversion n’est pas limité à l’univers social. Dans le jeu des différences, l’argent opère comme un grand indifférenciateur. Il le fait de deux façons: d’abord en assimilant les différences et les inégalités, puis en fusionnant l’ordre social et l’ordre naturel en une matrice unique. Au départ, il faut faire la distinction entre des différences et des inégalités. Ici, on doit faire très attention au langage employé pour en traiter, car il a été élaboré expressément pour entretenir la confusion entre les deux. L’“ inégalité ” intervient-elle entre deux nombres ou entre deux classes sociales? Les humains sont-ils égaux ou pareils? La différence est-elle une soustraction ou un élément distinctif? Et la distinction est-elle une simple altérité ou une supériorité? Pour tenter de démêler les cartes, il faut d’abord préciser qu’il y a deux sortes de différences. Il y a celles qui reposent sur des distinctions perceptibles, des éléments distinctifs: les deux objets sont-ils pareils ou pas pareils, identiques ou pas? Puis il y a celles qui découlent d’un jugement de valeur: les deux personnes, les deux peuples sont-ils égaux ou inégaux, l’un d’eux est-il supérieur ou pas? Un individu peut formuler des jugements de valeur sur des objets aussi bien que sur des personnes ou des groupes mais, au-delà de l’individu, il y a des systèmes sociaux qui ont statué sur cette question, qui ont établi des lois et des institutions pour consacrer les inégalités. Et l’identité, comme produit social, n’a rien à voir avec le fait que les membres d’un groupe soient identiques ou pas.
Entre ces deux sortes de différences, notre culture nous apprend à ne pas faire de différence, à croire que les individus des “ classes inférieures ” sont réellement des êtres inférieurs, que les vedettes des sports financiers ou olympiques sont réellement des êtres supérieurs. L’argent est sans doute l’expression la plus généralisée et la plus mondialisée du transfert d’une forme à l’autre, de la conversion des inégalités en différences, et vice-versa. C’est une sorte d’opérateur parfait qui permet de tout penser sous la forme élémentaire du calcul, du vulgaire calcul numérique: combien ça coûte et combien ça rapporte? L’argent est l’expression la plus systématique des rapports hiérarchiques établis dans notre société, entre les personnes aussi bien qu’entre les objets. Il existe d’autres institutions que l’argent pour exprimer la différence de valeur, et il y en a eu bien d’autres dans les diverses sociétés humaines, mais les titres de noblesse sont devenus des titres boursiers et l’or colore maintenant des cartes de crédit plutôt que des couronnes.
L’autre fonction du grand indifférenciateur, étroitement liée à la première, c’est de fusionner la nature et la société, le monde et “ le monde ” (surtout le monde ordinaire). En passant de l’état de métal à celui d’entité spirituelle, de monnaie à statut social, de commerce des biens à marchandisation des personnes et des institutions, l’argent a peu à peu acquis cette capacité d’être l’opérateur unique, le médiateur universel permettant de fusionner l’univers naturel et l’univers social en un ensemble parfaitement intégré, grâce à la réduction de toutes les différences à la seule forme numérique. Cela facilite la gestion des affaires, c’est-à-dire la gestion des objets et des gens, rangés dans les mêmes colonnes de chiffres. Cela comporte aussi l’immense avantage de créer l’indifférence nécessaire à cette saine gestion: si les gens et les peuples sont comme les forêts ou les équipements, on en disposera selon la même logique.
À d’autres époques ou dans d’autres sociétés, d’autres procédés ont aussi permis de fusionner l’ordre naturel et l’ordre social. Par exemple, la théorie du sang a permis de placer la race du noble dans sa position supérieure en invoquant les lois de la nature, confondues avec la volonté divine. Ce type de procédé, auquel nous recourons toujours pour penser les “ races ” ou notre “ évolution ”, consiste à naturaliser la société. À cet égard, ce n’est pas très différent de la théorie du marché ou de la “ main invisible ” du père-dieu ou de la mère-nature. Beaucoup de sociétés plus petites ont choisi le procédé inverse, c’est-à-dire d’humaniser la nature en en personnalisant certaines entités ou en exprimant les rapports sociaux dans le langage des entités naturelles pour se créer une identité d’aigles, de tortues ou de léopards. C’est ce que l’anthropologie désigne comme le totémisme et que nous pratiquons toujours en promenant notre caniche “ français ” ou notre setter “ irlandais ”, en assistant à un match sportif entre des Tigres et des Aigles, en choisissant de nous identifier avec un ordinateur-pomme (MacIntosh) ou de l’essence-coquille (Shell). L’argent est l’antithèse absolue du totémisme: en nivelant tout, il abolit la différence pour assurer le bon fonctionnement d’une société planétaire qui carbure à l’indifférence[30].
L’argent est devenu le médiateur entre la nature et la société. Il a fusionné les lois de la nature et les lois votées dans un parlement. Il a fourni la recette d’une véritable cosmologie inodore et sans saveur. Ce rôle d’opérateur unique de toutes les conversions imaginables, l’argent a pu le jouer en vertu de sa personnalité numérique. En ce sens, il prolonge, sous une forme plus épurée, plus mathématisée, les autres systèmes symboliques qui l’ont précédé et engendré. On observe une sorte de proprension de l’esprit humain à développer ses systèmes symboliques d’une façon qui s’apparente à la mathématique ou au calcul, ce qui est une conséquence directe du processus d’abstraction. Plusieurs systèmes culturels ont, à un certain moment de leur développement ou de leur dérive, abouti à des formes de calcul complexes. Par exemple, l’établissement des liens de parenté dans les systèmes de parenté des sociétés autochtones australiennes fait appel à des calculs très sophistiqués, qui ont longtemps résisté à l’analyse des anthropologues occidentaux. De tels calculs peuvent prendre une forme numérique – tels que le nombre de réincarnations requises pour qu’un Intouchable parvienne au nirvana – ou non numérique – par exemple, les référents du statut social pour un noble de l’ancien régime, pour un sultan, un émir ou un cheikh.
Qu’une société particulière fonctionne à n’importe quel type de carburant – parenté, religion ou argent –, elle fournit toujours à ses membres une matière à penser selon des schèmes complexes et abstraits, conformément aux lois de l’esprit humain. Bref, la spéculation n’est pas que financière. En plus d’ordonner la société, l’argent ordonne nos pensées. Il nous programme selon sa logique pour spéculer sur tout ce qui nous entoure, tout ce à quoi nous avons “ affaire ”.
Chapitre 9
La quintessence de la culture occidentale
Le bonheur, c’est bien beau mais malheureusement, on ne peut pas l’échanger contre de l’argent.
L’argent n’est pas une invention occidentale. Certains en ont cherché les traces les plus lointaines[31], mais c’est une voie sans issue, car l’argent est un objet polymorphe et immatériel. L’argent a été développé indépendamment dans plusieurs civilisations, comme la musique, les mathématiques ou l’écriture. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’argent n’est pas plus occidental que le café, le cacao ou la vanille, même si nous avons l’habitude de vanter le café italien, le chocolat belge ou suisse, la vanille française. Mais l’argent est devenu aussi occidental que le spaghetti italien, puisque l’origine chinoise des pâtes et aztèque des tomates a depuis longtemps été perdue dans l’histoire. L’argent est occidental, même si son origine ne coïncide pas du tout avec celle de l’Occident. Il lui est consubstantiel parce que c’est dans le contexte international, le véritable berceau de l’Occident, qu’il a trouvé la voie de son ultime épanouissement.
Le développement de la culture occidentale s’est fait principalement dans le contexte d’un rapport d’opposition identitaire entre les Occidentaux et toutes les autres cultures. Toute l’œuvre de Claude Lévi-Strauss démontre comment ce rapport d’opposition identitaire entre cultures permet d’expliquer le choix des mythes, des rituels ou des structures sociales dans les petites sociétés communautaires. Mais, comme toujours, nous refusons d’appliquer les mêmes théories aux Autres et à Nous. Pourtant, ce modèle théorique s’applique parfaitement à la grande tribu des Occidentaux. En effet, toutes les cultures humaines sont, par nature, des entités sociales et mentales et toutes les cultures non occidentales ont élaboré des systèmes dérivant de ces propriétés fondamentales. Or l’Occident a choisi d’affirmer sa différence en élaborant une culture qui s’affirme comme étant non sociale et non mentale. Il l’a fait en adoptant l’individualisme (le non social) et le matérialisme (le non mental) comme ses axes de valeurs centraux.
Le matérialisme occidental est repérable du premier coup d’œil. Ce n’est pas très difficile, étant donné sa traduction dans une véritable frénésie de consommation d’objets matériels. Il serait très difficile pour un Occidental d’expliquer à un Indien d’Amazonie pourquoi il vient de s’acheter une nouvelle chemise ou une nouvelle paire de souliers alors qu’il en a déjà vingt-deux autres dans sa garde-robe et vingt-quatre autres dans des sacs de plastique, attendant d’être acheminées à de bonnes œuvres ou liquidées dans un marché aux puces. Le matérialisme est à la base de notre identité technologique, comme nous l’avons entrevu au chapitre premier. Bien au-delà de la consommation observable, il est une conception du monde qui marque en profondeur notre culture et qui nous permet de nier celle des Autres. Quant à l’individualisme, il est inscrit en lettres d’or sur la façade de toutes nos institutions: le libre-arbitre, la propriété privée, la liberté politique, religieuse, juridique, la citoyenneté, les droits de la personne, etc. Il sert de référence sacrée dans toutes nos chartes et nos constitutions, et il est l’objet d’une si constante incantation qu’on peut se demander s’il ne s’agirait pas d’un mensonge. Notre individualisme et notre matérialisme sont les géniteurs de l’argent, sous la forme qu’il a prise en Occident, ou du moins ses parents adoptifs.
Il y a aussi un troisième axe des valeurs occidentales, une sorte de résultante des deux premiers. Je l’appellerais biologisme. Il est une simple conséquence logique des deux premiers. Si l’individu est l’ultime réalité humaine et si la matière en est la forme ultime, cela conduit tout droit à la négation de l’âme, de l’esprit ou de toute autre réalité surnaturelle. Comme l’un des fondements de toute religion est sa réponse à la question de la mort, on peut considérer que la religion occidentale moderne y répond en disant: Carpe diem, car tout finira avec ta mort biologique. En d’autres termes: accumule de l’argent mais n’oublie pas de consommer. Nous avons inventé la pire mort imaginable, la mort absolue. Heureusement, nous n’y croyons pas tout à fait…
La culture occidentale n’est pas réellement différente des autres. Elle a aussi pris une forme “ religieuse ” qui s’incarne dans des rituels. Dans son centre états-unien, c’est dans le rituel de la mise à mort par arme à feu que s’incarne le mieux notre “ religion ” occidentale. C’est un rituel qui met en scène le parfait mariage de deux obsessions: celle de la mort biologique et sanglante, et celle de la suprématie de la technologie sur toute autre réalité. C’est toujours un individu qui meurt matériellement par une cause matérielle, elle-même décidée par un autre individu. Ce rituel en forme de cercle vicieux a la propriété de nouer à la perfection l’individualisme et le matérialisme occidental. Contrairement au rituel aztèque du “ sacrifice ”, la mise à mort par arme à feu n’est pas mise en scène par le pouvoir politique mais par les citoyens eux-mêmes; elle se produit et se reproduit spontanément plus de 11 000 fois par année. Ce chiffre apparaît totalement hallucinant quand on le compare aux quelque 100 meurtres par arme à feu observés par année dans d’autres pays occidentaux comme la France, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, et quand on considère qu’aux “États-Unis, un fort pourcentage[32] des criminels vit déjà en prison sans espoir de libération, ou a déjà été mis à mort. De plus, ces scènes de morts réelles se trouvent multipliées, chaque fois que c’est possible, par des images médiatisées, dont les prototypes restent celles de l’assassinat du président Kennedy ou de celui de Lee Harvey Oswald par Jack Ruby. Au-delà de la violence en soi ou de la criminalité générée par un système social inégalitaire et injuste, c’est la culture qui intervient pour donner forme à cette violence, une culture conçue pour alimenter et reproduire la “ suprématie ” étasunienne, à l’instar de celle des Aztèques. Une culture dont les échos sont aussi multipliés à travers les milliers d’images de morts sanglantes diffusées par la télévision, le cinéma, les jeux vidéo et Internet. Quant aux milliers d’autres morts réelles par armes à feu perpétrées lors des agressions militaires dans d’autres pays – des agressions multinationales, faut-il le rappeler? –, elles ne relèvent pas de la même symbolique puisque que leurs victimes, n’étant pas “ occidentales ”, n’ont pas valeur de sacrifice.
Le biologisme intervient un peu partout et en profondeur dans la culture occidentale. Par exemple, il sert à interpréter les fondements de la hiérarchie sociale, en attribuant le succès au talent, c’est-à-dire à la dotation génétique. Il est aussi imprégné dans notre définition de Nous et des Autres, parce que nous nous attribuons une nature d’individus irréductibles et nous attribuons aux Autres, par opposition, une nature biologique collective, affirmée avec une étiquette “ raciale ” particulière et qui nie leur individualité. Si Nous sommes l’histoire tandis que les Autres sont de la géographie[33], cette distinction s’exprime aussi dans les concepts biologisés d’“ évolution ” pour Nous et d’“ adaptation ” pour les Autres.
Cette articulation de l’image de Nous – les Occidentaux mais aussi les “ Blancs ” –, avec la construction inversée de celle des Autres, forme une structure profonde que j’ai décrite ailleurs[34] et qui peut sembler sans rapport direct avec l’argent, mais il reste important de rappeler le passage du sang à l’argent, comme fondement de la société, puisque qu’il est au cœur des transformations qui ont engendré la culture monétaire et la civilisation occidentale. Le biologisme constitue donc aussi un ingrédient essentiel pour comprendre le succès de l’argent. Ses conséquences sont incalculables, autant à l’intérieur de notre société locale que dans les rapports de celle-ci avec les autres. Dans ce dernier cas, c’est l’idéologie raciste qui en a été l’incarnation, non seulement à l’époque, encore toute récente, où l’esclave constituait la principale unité de richesse individuelle, mais jusqu’à nos jours, dans des formes renouvelées de l’esclavage. Les conséquences sociales du racisme dans les rapports internationaux et inter-“ ethniques ” ont été largement analysées en ce qui concerne le colonialisme, le régime sud-africain d’Apartheid, le système social raciste des États-Unis, l’antisémitisme européen, ainsi que dans plusieurs autres génocides[35] ou tentatives de génocide. Le néolibéralisme actuel a réussi à produire le même résultat en se fondant sur des principes qui sont, à première vue du moins, à l’opposé du racisme mais qui en poursuivent la tradition pour l’essentiel, surtout dans les rapports internationaux qui consacrent toujours un écart de valeur intrinsèque entre le pauvre et le riche, entre une heure de travail de pauvre et une heure de travail de riche, entre une vie de pauvre et une vie de riche…
Dans le contexte local, j’ai évoqué l’intrusion du biologisme comme justification des inégalités sociales, par le biais des “ inégalités ” de talents prétendument inscrits dans notre dotation génétique par les bons soins de la nature. Ce n’est pas là un simple détail en passant, car c’est ce qui est censé nous faire accepter, de concert avec la loi de l’offre et de la demande, les salaires et les profits faramineux concédés aux sportifs, aux artistes et aux administrateurs de grosses compagnies – des salaires qui atteignent un BAMES dans certains cas. Bref, nous faire trouver “ naturelle ” une société fondamentalement inégalitaire, qui ne cesse de proclamer sa démocratie, ses droits de la personne et l’égalité de tous les citoyens devant la loi ou devant le petit bulletin de vote prévu pour des analphabètes qui ne sauraient que faire un “ X ” pour s’exprimer.
Le lien entre le biologisme et l’argent est bien plus direct qu’il peut sembler à première vue. Les conséquences du biologisme sont aussi perceptibles, de toutes sortes de façons, dans nos fausses sciences, telle que la sociobiologie et des pans importants de la génétique, qui ne cessent de diffuser des fausses connaissances sur l’être humain. C’est ainsi que même des magazines spécialisés, relayés avec enthousiasme par les autres médias, nous bombardent périodiquement de nouvelles fabuleuses sur la découverte du gène de l’homosexualité ou du gène de l’infidélité. C’est toujours notre ordre social qui se justifie par la bouche de “ la science ”. En fait, il importe peu que les interprètes autorisés de l’idéologie se présentent comme “ scientifiques ” ou “ religieux ”, dans la mesure où leur définition de la réalité peut être auréolée du prestige attaché à leur position dans la société.
Quant aux conséquences de ces ramifications du biologisme sur notre société, elles sont très lourdes, d’autant plus lourdes que sa nature idéologique échappe en grande partie aux citoyens et aux décideurs. Le biologisme s’inscrit parfaitement dans la philosophie sociale qui prescrit des solutions techniques aux problèmes sociaux, tel qu’évoqué plus haut. On peut en résumer l’essence en constatant que le biologisme consiste à introduire de la biologie là où elle n’a rien à voir – dans le destin des sociétés ou dans les structures sociales – et à l’évacuer là où elle pourrait être utile – dans la compréhension de la nature de notre espèce, Homo sapiens, toute notre espèce. En effet, l’existence d’une commune nature humaine, une nature enracinée dans une formule génétique standardisée pour notre espèce, continue d’être niée par des théories racistes, ou le plus souvent ignorée. J’ai pu le constater notamment dans un petit test que j’ai proposé à des groupes d’étudiants, ou même à certains collègues, un petit test qui comporte seulement dix énoncés à qualifier de vrais ou faux[36]. Sur un échantillon de 235 répondants, on en compte 16% qui répondent “ vrai ” à l’affirmation suivante : “ les Pygmées M’Buti ont une perception des couleurs plus large que la nôtre, incluant une partie de l’infrarouge et de l’ultraviolet ”; 27% qui trouvent vraisemblable le fait que “ chez les pêcheurs des Philippines, les femmes ont une grossesse qui dépasse rarement six mois ”; 43% qui ne semblent pas étonnés que “ pendant la saison de chasse, les Lacandons peuvent passer plusieurs mois en ne dormant pas plus de vingt minutes par jour ”; et jusqu’à 65% qui sont prêts à parier que “ la langue des chasseurs Sotshawika [un peuple fictif] ne compte pas plus de 450 mots ”, ce qui est à peu près la performance des chimpanzés savants éduqués à utiliser le vocabulaire des sourds-muets. Nous savons tous que chez l’“ être humain ”, la grossesse dure neuf mois et que le cerveau permet de créer des langues abstraites, mais nous avons été éduqués à croire que le “ Primitif ” n’est pas vraiment un “ être humain ” dans le plein sens du terme. Même pas sur le plan biologique.
Notre façon d’agir dans le monde et dans la société est fonction de la représentation que nous nous en faisons. C’est vrai dans les échanges monétaires aussi bien que dans “ la coopération internationale ”, une institution qui semble généralement dériver du postulat d’une incapacité intellectuelle des Autres.
Le biologisme inscrit dans la culture occidentale n’est pas le résultat d’une ignorance ou d’un retard dans la production des connaissances scientifiques sur l’être humain. Il est le résultat d’une savante construction à laquelle ont collaboré des générations de savants, à partir d’un paradigme dont les axes principaux sont l’individualisme et le matérialisme. Or, contrairement à ce que nous pouvons croire, ni l’individualisme, ni le matérialisme ne sont des tendances humaines spontanées ou “ naturelles ”. Les humains – des êtres humains identiques à nous sur le plan biologique, et notamment avec le même cerveau, la même pensée, la même fonction symbolique et le même langage abstrait – ont vécu pendant des dizaines de millénaires avec très peu d’objets matériels, et dans des sociétés ou l’individu n’était jamais considéré comme plus important que la collectivité. Nous assumons que la rareté des possessions matérielles de nos ancêtres dépend simplement du fait qu’ils ne les avaient pas encore inventées ou découvertes, mais s’ils en avaient eu l’envie, ils auraient pu facilement se fabriquer de grosses cabanes en bois, en pierres empilées ou en tourbe. Bien des constructions matérielles peuvent être faites sans bulldozers; d’ailleurs certains s’y sont adonnés, tels les habitants de l’île de Pâque, qui étaient bien des terrestres. Mais les humains ont toujours été, par nature, beaucoup plus portés sur les relations humaines, sur le jeu, sur le sexe, sur la conversation, sur la rêverie, sur la théorie, sur la connaissance et sur l’imaginaire. Le matérialisme n’est pas simplement le résultat d’une conquête, l’aboutissement d’une longue trajectoire de développement technologique, il est, tout comme l’individualisme, le résultat d’une dérive symbolique qui culmine avec la culture occidentale actuelle.
Paradoxalement, les plus grands matérialistes ne sont pas nos contemporains. Les pharaons qui se sont fait bâtir des pyramides avaient certainement un petit penchant matérialiste, même si on s’entête à les présenter comme très “ religieux ”. La pyramide de Keops occupe 2,5 millions de mètres cubes de matière solide. Les matérialistes actuels ne sont d’ailleurs pas moins “ religieux ”, à leur manière. Ils tiennent toujours, un peu comme les pharaons, à s’entourer de grandes maisons, de grosses bagnoles, d’immenses tours à bureaux et d’immenses autoroutes pour se promener dans leurs grosses bagnoles, de leur grande maison jusqu’à leur immense tour à bureau. Tout ça fonctionne aussi comme des signifiants, c’est-à-dire comme des supports matériels associés à des signifiés qui, eux, constituent l’ultime réalité pour un être humain : le prestige, le pouvoir, la puissance (avec ou sans connotation sexuelle), la grandeur, la célébrité, l’excitant de la convoitise des autres, l’éphémère immortalité des stars ou des Kings – tous signifiés qui, dans un autre contexte culturel, peuvent ou pouvaient être évoqués, avec la même intensité, par un étui pénien high-tech ou un plateau labial bien ajusté. Le désir de possession des biens matériels a été et continue d’être un puissant moteur de la civilisation monétaire.
L’individualisme, qui nous semble si naturel, est un autre axe de valeur qui est loin de découler d’une tendance spontanée de l’être humain, tout comme le matérialisme. S’il relevait d’un trait de personnalité, plus ou moins inné, plus ou moins répandu dans telle ou telle société, comment se serait-il manifesté dans une petite société? On aurait peut-être vu les individualistes cultiver la liberté sous toutes ses formes, la liberté physique et mentale, mais ce sont déjà des acquis dans une petite société communautaire. On les aurait vus préférer la solitude, le célibat, la non-reproduction, et surtout se soustraire aux obligations du don et du contre-don qui, en général, règlent les échanges de biens et de services dans une société sans argent. Mais on ne les aurait pas vus cultiver la possession, la propriété privée, le profit privé, en accumulant des lots de pierres précieuses, des collections de canots, des tas de vêtements ou de parures, des séries de grosses cabanes habitées une seule à la fois. On ne les aurait pas vus non plus s’acharner au travail, jusqu’à en crever avant d’avoir profité de ses fruits. Ils auraient préféré convertir leur liberté en temps libre plutôt que de chanter en chœur que “ le temps, c’est de l’argent ”. Tout ça est parfaitement absurde pour un humain intelligent vivant sur une planète où il y a suffisamment d’espace pour aller en récolter les fruits naturels à peu de frais, et sans avoir à se payer une guerre de conquête.
L’individualisme est le résultat d’une longue construction historique, et c’est en Occident qu’il a fleuri. Cela s’est fait dans un processus d’opposition identitaire, permettant à l’Occident de s’affirmer non seulement comme différent, mais surtout comme unique, supérieur et “ en avance ” sur tous les Autres. Bizarrement, le symbole fondateur de l’individualisme occidental n’est pas reconnu comme tel. C’est le “ Je pense, donc je suis ” de Descartes, que nous avons plutôt choisi d’exploiter comme fondement du mythe de la rationalité occidentale.
Quant à la trajectoire que l’individualisme a suivie dans son processus de croissance, on peut assumer que l’argent lui a fourni un matériau essentiel, à travers la propriété privée, le profit, les règles de fixation des salaires ou des statuts, l’anonymat des transactions, et surtout la quittance immédiate, qui soustrait aux exigences du don et du contre-don, et coupe ainsi tout lien social au moment même où la transaction est conclue. Du même coup, on constate que c’est surtout l’argent qui a rendu les individus interchangeables, comme les marchandises, du seul fait de leur avoir attribué une cote, une valeur numérique, fournie par l’actif ou le revenu. Il n’y a pas si longtemps encore, le monde était composé d’un grand nombre de personnes et d’un petit nombre d’individus vraiment remarquables, dont nous avons peuplé notre panthéon laïque (Winston Churchill, Humphrey Bogarte, Greta Garbo, Charlie Chaplin, Marilyn Monroe, Elvis Presley, Ernest Hemingway, etc.), mais dont il serait pratiquement impossible maintenant de dresser une liste équivalente parmi nos contemporains. Ma perception pourrait bien être biaisée par ma propre culture générationnelle, mais il y a certains indicateurs plus objectifs qui témoignent de ce fait. Par exemple, quel artiste actuel provoque les mouvements de foule et les phénomènes d’hystérie suscités par Elvis Presley? Cela ne veut pas dire que ces personnages étaient en eux-mêmes plus extraordinaires que nos contemporains. Ils l’étaient seulement en tant que symboles culturels, et on peut penser que la dynamique sociale en cause pouvait fournir une motivation à l’individu réel dans la construction de son chef-d’œuvre – sa personnalité unique et marquante – et dans la conduite de sa vie publique et privée. Le même processus produit toujours des résultats semblables, mais on a l’impression d’un certain nivellement entre les individus. Bill Gates, Jacques Chirac ou Céline Dion nous semblent être des individus bien plus semblables à nous, bien moins divins.
Concernant cette raréfaction des individus mythiques, mon hypothèse est qu’on ignorait encore, en 1950, combien valait chacun d’eux et, qu’en plus de laisser son imagination dériver plus facilement vers la légende, avec moins d’images réelles, on était surtout dans l’impossibilité de les comparer sur la base d’un étalon de mesure, bref de les rendre interchangeables. Ils étaient proprement incomparables aux autres. De nos jours, s’il y a toujours des gens hypermédiatisés, aucun d’entre eux cependant ne semble posséder cette faculté magique de marquer notre imaginaire, de nous impressionner autrement que par l’information sur leurs gains, leurs avoirs ou leurs folles dépenses. D’ailleurs, même si on observe encore certaines extravagances occasionnelles, telles que la candidature de Ross Perrot aux élections présidentielles américaines (60 millions de dollars), le voyage dans l’espace de Denis Tito (20 millions) ou le don de Ted Turner à l’ONU (1 milliard), ils semblent même avoir adopté une sorte d’éthique du self-control dans la folle dépense, du moins si on compare leurs comportements, épiés par tous les paparazzi du monde, avec ceux des Randolf Hearst et autres riches de l’époque précédente.
Malgré cette apparente raréfaction des individualités divinisées de leur vivant, l’individualisme continue sa pénétration de nos vies et de nos institutions. Il n’y a pas d’instrument pour mesurer le quotient d’égoïsme, mais nos observations personnelles ont de fortes chances de converger vers une même conclusion, celle d’un constant progrès en cette matière. Toutefois, comme toute tendance sociale génère son antithèse, on peut noter des comportements qui vont en direction opposée. L’attachement des gens à leur individualité et à leur vie privée n’est pas toujours la valeur suprême à laquelle ils adhèrent. Par exemple, ils sont prêts à partager avec n’importe quel public anonyme leurs secrets intimes ou les dessous de leurs dernières magouilles, pour le simple plaisir d’afficher en même temps leur statut social de branchés-au-cellulaire. Ils acceptent de faire, devant d’immenses publics qui incluent leurs parents et leurs amis, des révélations qu’ils n’auraient jamais faites devant aucun d’eux, pour le simple plaisir de connaître un bref moment d’existence en tant qu’image télévisuelle. Ils multiplient, sur leur corps et sur leurs vêtements, les signes de leur appartenance à une foule de clans, nommés Dior, Nike, Rolex, Mont-Blanc, Gucci, Adidas, Serengeti, etc. Bref, les symboles qui forment la lisse et la trame du bonheur monétaire leur permettent de fusionner leur individualité dans le Grand Tout mondialisé qu’est devenue la société humaine. Que ce soit dans ses institutions (la démocratie, par exemple) ou dans ses valeurs et ses idéaux, l’Occident semble avoir atteint le point limite de sa dérive, le point où plus rien d’autre n’est possible – par exemple, dans la culture de non-reproduction de l’individu postmoderne. À bien des égards, on peut avoir l’impression que la roue a fait un tour pour revenir à peu près à son point de départ : la dissolution de l’individualité dans une vaste communauté, des institutions qui consacrent la tyrannie et l’arbitraire, etc.
On a noté plus haut que ni l’individualisme ni le matérialisme ne sont des tendances naturelles de l’être humain. Ils ne sont pas contre nature, mais simplement moins spontanés, moins probables. Un peu comme le port de la crinoline ou de la perruque aristocratique, ou celui des anneaux superposés servant à allonger le cou des “ femmes-girafes ” (selon notre terminologie totémiste). “ Normalement ”, les Homo sapiens vivent dans une société à laquelle l’individu est subordonné et, tout en ayant certains besoins matériels à combler par le biais de la technique, ils produisent surtout des cultures, c’est-à-dire des systèmes de communication et de représentation qui sont toujours très complexes, mais qu’on ne peut pas voir, parce qu’ils ne sont pas des phénomènes matériels. Alors pourquoi les Occidentaux ont-ils produit une culture fondée sur l’individualisme et le matérialisme? La réponse est très simple. C’est qu’ils ont construit leur culture comme n’importe quelle autre tribu, en se créant une identité par opposition aux autres cultures avec lesquelles ils étaient en contact. Comme cette identité s’est construite dans le contexte d’un contact avec pratiquement toutes les autres cultures de la planète, ils ont été conduits à s’affirmer dans une direction opposée à celle de toutes les autres. On comprend qu’ils se sentent si uniques! Dans le cas de la culture occidentale, cette construction identitaire, en plus de se faire par opposition avec les autres cultures de la même époque, s’est faite par opposition avec une certaine image des cultures européennes antérieures. C’est que la culture occidentale a vite intégré une définition de Nous axée sur l’histoire, sur le progrès, sur une prétendue “ évolution ”. Ce mouvement identitaire y est aussi pour beaucoup dans la genèse de l’idéologie féministe. Non pas que ce type de valeurs n’existe pas ailleurs, mais il n’est pas élaboré sous la forme d’une idéologie complexe, et articulé à celle des droits de la personne. L’Occident pouvait ainsi, une fois de plus, s’affirmer comme unique et comme étant “ en avance ” sur les Autres. Il ne se privera d’ailleurs pas pour évoquer cette supériorité dans ses rapports avec les sociétés du troisième Monde.
Il est difficile de saisir quelles ont été les sources de l’individualisme dans la culture occidentale. Situer cet axe de valeurs comme élément identitaire ne suffit pas. J’ai insisté sur le fait que la culture occidentale est une culture de classe, au même titre que la culture aristocratique; elle n’est pas seulement une sorte de dénominateur commun à un groupe de cultures nationales. L’Occident s’est construit comme classe sociale, dans le contexte de ses rapports coloniaux puis “ internationaux ” avec les autres composantes du système-monde. Parmi les principaux instruments de cette construction sociale, on en identifie généralement un certain nombre, tels que la technologie industrielle, l’économie capitaliste et les régimes parlementaires électifs. Mais il n’est pas du tout évident que le type de rapports sociaux établis entre les classes sociales locales et entre les mégaclasses sociales planétaires suffit à rendre les gens individualistes au point d’abandonner leurs parents ou de renoncer au plaisir d’avoir des enfants. Il faut aussi faire le lien avec le matérialisme, et c’est précisément l’argent qui a servi de relais entre les deux. C’est l’argent qui a été l’opérateur central permettant de convertir immédiatement toute l’énergie matérialiste en énergie individualiste, et vice versa. Les deux axes de la culture occidentale se devaient d’être très étroitement liés entre eux, autant que les caractères sociaux et mentaux de toutes les autres cultures le sont, par nature en quelque sorte. Sur le plan théorique, c’est le biologisme qui les a articulés; sur le plan pratique, c’est l’argent.
C’est ainsi que l’argent est devenu une sorte de monoculture, au sens anthropologique du terme et non pas en référence aux autres “ monocultures ” que nous avons imposées aux économies locales du troisième Monde. Une autre de nos monomanies récurrentes dans la construction de l’identité occidentale, de concert avec le monothéisme, la monogamie, le mono-individualisme, etc. L’argent, à cet égard, épouse parfaitement aussi notre conception monochrome[37] du temps, un temps qui aurait une nature mathématique, plus précisément numérique, et qui se déroulerait du futur vers le passé, en passant par un lieu unique et microscopique, le “ fil du temps ”. Cette conception mythique du temps et de l’histoire se trouve d’ailleurs matérialisée et incarnée dans le fil de presse. Tout ça n’a rien d’étonnant, étant donné la convertibilité permanente du temps en argent. Normalement, l’argent ne s’écoule pas en passant par un fil unique. Il circule au contraire dans des milliards de circuits, mais certains flux essentiels peuvent donner la même impression saisissante grâce aux prouesses de la technologie informatique qui ont permis d’assister, sur un écran, au défilement des milliards de dollars échangés continuellement dans le marché des changes, à raison de plus de 2 000 milliards par jour. C’est sans doute le lieu où l’argent peut exister sous sa forme la plus pure, celle des conversions monétaires, celle qui génère une croissance purement magique, une croissance qui n’a besoin d’aucune alimentation externe ou “ réelle ”. Si le circuit du marché des changes n’est qu’une artère principale de la société mondialisée, je me demande encore où est le cœur.
Chapitre 10
L’anticulture occidentale
L’argent est une pure essence. C’est le côté spirituel du matérialisme.
Bien des observateurs ont émis l’opinion que notre société était malade d’elle-même, malade de ses propres excès, malade de son argent, et que l’argent nous avait conduits tout droit à la déresponsabilisation et à la désinstitutionnalisation. La “ désinstitutionnalisation ” désigne, au Québec, une politique consistant à vider les hôpitaux psychiatriques et à insérer les patients dans la société. Selon ce concept, l’argent aurait fait de nous tous des fous en liberté.
J’ai évoqué précédemment la fonction de solvant social de l’argent, sa propriété de dissoudre ou de dénaturer tous les autres types de liens sociaux: famille, Église, syndicats, partis politiques, gouvernements, etc. Bien sûr, cette transformation a été accompagnée d’une autre forme d’institutionnalisation: les dizaines de milliers de multinationales de toutes sortes et de toutes dimensions, les millions de raisons sociales enregistrées, de compagnies à numéro, de sociétés à but “ non lucratif ”, de clubs sélects, de corporations professionnelles ou de chambres de commerce. La société du premier Monde a donc été bulldozée autant que les autres sociétés, bien que la transformation se soit faite sous son contrôle et au rythme qu’elle a elle-même choisi.
La désinstitutionnalisation opérée par l’argent en est venue à réaliser du même coup une véritable dé-démocratisation de “ nos sociétés ”, qui étaient déjà seulement aussi démocratiques que celle des Blancs d’Afrique du Sud élisant leurs représentants par leur vote libre. On a noté déjà que l’argent était au-dessus des lois, des chartes et des constitutions, non seulement en pratique mais en vertu de nos propres principes juridiques. Quant à la pratique, il serait fastidieux d’en décrire tous les aspects tyranniques. Contentons-nous d’évoquer le contrôle exercé par l’argent sur les partis politiques, sur les médias, sur l’opinion publique, sur les imparables lobbies qui mènent le bal de la corruption légalisée. Incidemment, cette sorte de corruption a bien peu de chances d’avoir été détectée par l’échantillon d’experts auxquels s’adresse l’organisation Transparency International pour établir l’indice de corruption de chacun des 91 pays sous observation. Tous des répondants très compétents issus de la Banque mondiale, de Price Waterhouse, du Word Economic Forum ou The Economist Intelligence Unit. Ces gens, qui voyagent beaucoup, ont vu beaucoup plus de corruption au Bangladesh, au Nigeria ou en Indonésie que dans des pays comme la Finlande (le champion, selon le rapport de 2001), le Canada ou les Etats-Unis, là où la corruption est invisible parce que légale.
Le domaine soumis à la juridiction de l’argent s’étend très rapidement sur toute la planète et dans tous les secteurs de l’activité humaine, à mesure que le champ des services publics se rétrécit et que s’étend celui des affaires et de la propriété. L’époque des nationalisations semble bien révolue, ici comme ailleurs, malgré la performance très honorable de certaines sociétés d’État. Au Québec, des sociétés comme Hydro-Québec, la Société des alcools du Québec ou Loto-Québec sont plus performantes que bien des entreprises du secteur privé et elles versent annuellement des milliards en dividendes à leur unique actionnaire, l’État. Mais si elles ont résisté aux pressions ou aux tentations de la liberté privée, elles ne semblent nullement inspirer d’autres projets analogues. Ces sociétés ne sont d’ailleurs pas plus “ démocratiques ” que les autres, mais au moins, elles ne se livrent pas à un simulacre de démocratie lors des assemblées annuelles d’actionnaires, où un seul propriétaire majoritaire peut voter les décisions émanant de son bon vouloir tyrannique.
L’action corrosive de l’argent, parallèle à l’explosion de ses splendeurs, s’exerce aussi sur le plan de la culture. Comme dans le cas de la désinstitutionnalisation, la déculturation a commencé chez les autres avant de nous toucher. Ce sont des milliers de langues, de jeux, de philosophies, de cosmologies, de religions, de systèmes juridiques, de médecines, de structures de parenté ou de rituel, de formes d’art ou de mythes, qui ont été balayés depuis que l’argent a vu le jour et a amorcé son épopée colonisatrice. Non seulement dans les empires éclatés du système colonial, mais aussi dans plusieurs empires continentaux, notamment dans ceux qui se sont formés de part et d’autre de la Méditerranée ou tout autour de cette mère mythique. Dans les centres de la société mondialisée, en Europe, en Amérique du Nord et au Japon, la déculturation présente un visage certes très différent: les langues européennes ne sont nullement menacées, ni les sports européens, ni les arts, ni les jeux, ni même l’opéra ou la musique symphonique, même si d’immenses pans de nouvelle culture hollywoodienne ou dysneyenne sont promus par l’argent. L’ancienne culture est immédiatement remplacée par de la nouvelle culture. Sur cet aspect de la réalité, il n’existe aucune approche objective. Les nostalgiques verront le tout comme une débandade, les enthousiastes du “ progrès ”, comme une fabuleuse aventure. Pour ma part, je n’ai pas d’opinion tranchée sur le sujet et je me contente de m’adapter à ma culture en suivant la recette éclectique de l’individualisme, tout en gardant à l’œil les conséquences sociales de ces bouleversements culturels.
On a noté que le matérialisme était l’une des deux mamelles de l’Occident, mais que l’argent n’avait plus grand-chose de matériel depuis que le métal sert à fabriquer des bagues et des ustensiles de cuisine et que sa substance, son esprit, s’est transmuté sous la forme du fric. Paradoxalement, autant il a été un instrument performant pour cimenter l’individualisme et le matérialisme, autant il nous a conduits, individuellement et collectivement, dans la voie inverse de la spiritualité collective. En vertu de sa nature symbolique, il ne pouvait en être autrement. L’Occident a pu se créer une image, un discours, des théories, une cosmologie qui niaient notre nature sociale et culturelle d’êtres humains normaux; il n’a pas pu nous transformer réellement en une espèce individualiste et matérialiste. C’est ainsi que les dividendes ont remplacé les indulgences dans nos calculs sur le bonheur et sur la vie éternelle, tout en nous reliant les uns aux autres en un réseau qui est beaucoup plus étendu que la famille ou le clan, mais infiniment moins dense.
La dématérialisation opérée par l’argent ne concerne pas que notre vie spirituelle individuelle, elle s’est produite au cœur même de l’économie. C’est ce que même les économistes reconnaissent très bien: la fracture entre l’économie “ réelle ” et la bulle fictive qui s’épanouit dans les colonnes de chiffres et sur les écrans d’ordinateur des Bourses subitement enflées ou désenflées qui forment maintenant un réseau planétaire. Autant l’individu un peu trop pieux peut se perdre dans le calcul de ses fonds de pension en oubliant sa courte vie réelle, autant la société peut aussi connaître un destin détraqué par la mystique du casino boursier et du marché des changes. Cela s’est produit à diverses reprises déjà, non seulement en 1929 mais, plus récemment, au Brésil, en ex-URSS, en Indonésie, au Mexique et en Argentine. C’est une menace qui plane toujours sur nos têtes, à l’instar des avions sous commande kamikaze, mais c’est une menace d’autant plus imparable qu’elle émane du plus profond de notre culture.
Dans la liste des effets paradoxaux de l’argent sur la culture occidentale, nous avons déjà entrevu la dé-biologisation. C’est un mouvement qui me semble moins important que les autres, quant à son étendue et à ses impacts. Bien sûr, il n’est plus nécessaire de naître noble ou citoyen canadien, puisqu’on peut en théorie le devenir, mais naître Français ou Rockfeller a toujours exactement le même impact sur le destin individuel. Les paramètres de “ la naissance ” ont pu changer avec le passage du droit du sang au droit du sol, mais la structure sociale des privilégiés est toujours aussi solidement en place.
Quant à l’effet raciste de la biologisation occidentale, il semble être en phase de résorption, au moins au niveau du discours et de la rationalisation offerte dans les cadres juridiques, mais les mêmes résultats “ économiques ” sont obtenus dans les rapports réels par d’autres astuces, et tout particulièrement par l’argent lui-même. À cet égard, l’Afrique du Sud post-Apartheid en offre un laboratoire instructif.
Qu’en est-il d’une certaine forme de désindividualisation, également imputable au règne trop éclatant du roi-argent? Si les experts notent les indices d’une déresponsabilisation dans notre société individualiste, il s’agit là d’un phénomène qui porte en lui sa contrepartie. L’individu atomisé, coupé des autres, autocentré, “ travaillant ” sur son moi avec l’aide des innombrables psy qui offrent leurs services contre une généreuse compensation-financière-qui-fait-partie-du-traitement, n’en reste pas moins menacé par toutes sortes de tentations collectivistes, dont la plus irrésistible n’est pas la secte religieuse, ni le groupe militant, mais l’entreprise privée prête à lui ouvrir les bras. Pour peu qu’il soit diplômé, sexy ou maniaque d’informatique par exemple, prêt à faire sa vie dans l’entreprise avec la même passion que celle de ses unions temporaires, il y trouvera une véritable famille, si ouverte que le passage à la prochaine union et au prochain emploi se fera sans déchirements, sans traumatismes, et en gardant le contact. La vie du célibataire riche et sans enfants, le prototype même de l’ultime individualiste, est exemplaire à cet égard. Son carnet d’adresses, son agenda ou le répertoire des numéros de téléphone mis en mémoire dans son cellulaire donneraient un aperçu de son existence sociale.
Bien sûr, c’est ça, l’individualisme, mais on peut aussi appeler ça un réseau de liens sociaux. La vie de la politicienne ou du businessman, ou celle du lobbyiste qui transite de l’un à l’autre est-elle réellement celle d’un “ individu ” ou celle d’une position dans un réseau? Qu’une partie importante de ce qui leur reste de temps libre après le travail se passe dans une certaine solitude matérielle ne signifie pas que les individus en question sont moins rattachés mentalement à leur société que ceux qui vivent au sein de petites communautés. Il est vrai que, pour un “ individu ”, les liens sociaux se font rarement avec des personnes, et plutôt avec des “ clients ”, des “ électeurs ” ou des “ collègues ”, mais son autonomie réelle est quand même beaucoup plus réduite que celle des personnes rattachées à une petite communauté. Il suffit de lui retirer son argent pour prendre la mesure de son autonomie : sans argent, comment le comptable ou le professeur pourra-t-il simplement survivre? L’individu de la société monétaire, malgré sa foi en la liberté et en l’autonomie, n’est pas moins parfaitement socialisé, intégré aux rouages de l’économie, à défaut de quoi il est exclu et condamné, il est un “ jetable ”, un “ desechable ” (en espagnol) comme on dit en Colombie.
Il reste un aspect à examiner concernant cette facette de l’argent comme anticulture occidentale. C’est sa dimension morale, déjà abordée d’un autre angle. Peut-on attribuer aussi à l’argent un effet de dé-moralisation de l’Occident, de dissolution de sa fibre éthique? Peut-on assumer qu’en se substituant à la morale, l’argent a fait le vide. Personnellement, j’aurais hésité à opposer l’argent et la morale, en assumant que l’univers de l’argent est immoral ou, à tout le moins, amoral. Mais c’est Alain Minc, un partisan avoué de la marchandisation, qui le fait: “ À l’argent triomphant répond une réhabilitation de l’éthique: ce sont l’avers et l’envers d’une même réalité. Une société complexe ne peut se passer de cette double polarisation, de cette anode et de cette cathode[38]. ” Invoquer l’éthique dans une réflexion sur l’argent est déjà un peu inhabituel, tant est puissant le consensus voulant que l’argent n’a pas d’odeur. Opposer l’éthique et l’argent risque fort de paver la voie à une absolution de l’argent, d’abord par évacuation de son royaume hors de la sphère de la moralité, puis par une sorte de pseudo-rééquilibrage qui serait à effectuer en invoquant une vertu toute théorique, à retrouver quelque part ailleurs. C’est exactement ce que propose Minc comme solution aux abus du capitalisme: “ Il n’existe donc qu’une seule réponse: la vertu, encore la vertu, toujours la vertu[39]. ” Et plus concrètement, il s’agirait d’abord de faire des lois, en assumant que les lois faites par les riches d’un État riche seraient morales pour toute la société locale et pour toute la planète, et parallèlement, d’appliquer une morale individuelle par autodiscipline, soit un “ choix sartrien ”. Par exemple, ne pas acheter ou vendre d’actions en Bourse, ainsi que le suggère l’auteur en présentant sa propre morale à titre d’exemple[40].
Devant un tel programme de réformes, on a un peu l’impression de se faire passer un petit jeu de passe-passe, un genre de petit manège pour faire le ménage des méninges. Comme si toute transaction monétaire n’était pas en même temps une action morale ou immorale. Comme si les jeux de l’argent étaient déjà suffisamment complexes pour ne pouvoir admettre des considérations supplémentaires. Comme si une telle préoccupation était trop gênante et devait être supprimée par quelque magie, au même titre que tous les autres obstacles à la productivité, à la compétitivité, à la rationalité économique.
C’est bien sûr ce qui semble se vivre en réalité. Vus de la classe moyenne, les gens d’argent semblent adhérer assez unanimement au “ réalisme ” comme philosophie. “ Exporter vers certains pays exige beaucoup de réalisme… ”, enchaîne le même auteur[41] en parlant des incontournables procédés de corruption que beaucoup justifient en invoquant le relativisme culturel. En pratique, il existe tout un éventail de procédures pour se débarrasser du souci moral dans les transactions monétaires. Parmi les plus courantes, on peut rapidement en identifier quelques-unes:
a.– La dépersonnalisation: ce n’est pas moi qui pose tel geste, ce serait contraire à mes normes personnelles d’éthique, c’est la compagnie, ou c’est pour le bien de la compagnie et des autres personnes auxquelles je suis lié. Bizarrement, la dépersonnalisation, comme stratégie morale, est à la mesure de notre individualisme.
b.– La naturalisation: procédé qui consiste à évoquer l’ordre social comme un ordre naturel, commandant une attitude fataliste. On n’y peut rien, cela ne relève même pas de l’obéissance aux lois.
c.– La normalisation: en acceptant les comportements courants, investis du statut de “ norme ”, on peut facilement prendre pour acquis que toute norme est une norme morale. D’autant plus qu’y déroger serait encore plus injuste: ce serait pénaliser la compagnie.
d.– La substitution: comme le pratiquent la pègre et certains milieux carcéraux, on peut remplacer la morale par une morale restreinte à quelques règles élémentaires et à usage interne.
e.– L’individualisation: l’individualisation pousse encore plus loin la restriction du champ de la morale, jusqu’à quelques règles à application individuelle (cf. le choix sartrien). L’invidualisation est à la fois l’inverse de la dépersonnalisation et son complément.
Tous ces procédés de dé-moralisation relèvent jusqu’à un certain point d’une application individuelle, mais l’évacuation du souci moral est, d’abord et avant tout, réalisée par le jeu normal du système en place, aussi bien dans la construction de nos représentations de la réalité sociale que dans l’architecture des réseaux de relations sociales. Il n’y a là rien de bien nouveau dans l’analyse des systèmes sociaux: le capitalisme est justifié ou “ moralisé ” d’une façon similaire à l’esclavagisme, au féodalisme ou à n’importe quel autre système social de domination. En particulier, cette moralisation globale est obtenue par la construction idéologique et tous les artifices langagiers qui servent à transformer la réalité en un contraire plus noble: créer de l’emploi, investir, rationaliser une entreprise, contribuer à la croissance, etc. Maurice Bellet donne un bon résumé de cet effet idéologique global: “ Quand j’achète pour « jouir », je donne du travail, je sauve l’humanité. L’ordre primordial coïncide avec l’explosion des envies individuelles[42]. ”
Dans les situations concrètes vécues par les acteurs du capitalisme – nous en sommes tous, évidemment –, le souci moral est évacué principalement par un procédé d’abstraction, dont l’application est d’autant plus facile que le système des rapports sociaux est étendu à l’échelle planétaire, ainsi qu’on l’a constaté dans la deuxième partie. Malgré l’efficacité de tous ces procédés de nature systémique ou d’application individuelle, j’ai l’impression que le résultat n’est jamais parfait et que les acteurs les plus militants du capitalisme international, même s’ils réussissent à faire taire leurs soucis moraux suffisamment pour pouvoir agir conformément aux règles du succès capitaliste, ne réussissent jamais à se débarrasser complètement de toute culpabilité. Simplement, ils acceptent de vivre avec ce poids léger, de payer ce prix supportable en échange des avantages qu’ils en retirent. Peut-être est-ce là un relent de ma naïveté, mais je persiste à croire qu’il existe un ressort moral en tout requin de la finance et qu’une stratégie envisageable de changement social passe par une information ciblée et imparable, adressée personnellement à chacun des maîtres du monde, sur les conséquences de leurs décisions.
La culture occidentale n’occupe pas toute la surface de la planète, même si ses institutions s’y appliquent. L’examen de cette culture a pris une place excessive dans cette tentative pour disséquer l’argent et en découvrir certains ressorts cachés. En principe, une approche anthropologique classique aurait balayé bien plus large, exploré davantage l’exotique, la diversité culturelle, la comparaison. Mais en cette matière, la comparaison risque de nous faire perdre de vue le système des rapports sociaux. Le retour sur soi, sur la culture occidentale, sur ses particularités et sur ses rapports avec les autres, me semble plus nécessaire maintenant. En particulier pour tenter de saisir la nature de l’influx nerveux qui la maintient en vie et qui en assure la croissance.
Sur tous les plans envisagés, l’argent est apparu comme l’agent actif, l’esprit occidental à l’état pur, mais en même temps comme une sorte d’opérateur du retournement sur elle-même de cette culture occidentale qui n’est peut-être pas loin d’atteindre un point critique dans sa dérive.
Lettre à Amartya Sen
Monsieur Amartya Sen, Prix Nobel d’économie (1998)
Cher monsieur,
j’ai lu avec beaucoup d’attention le petit livre que vous avez proposé au grand public sous le titre Repenser l’inégalité (Seuil, 1999). Sur un tel sujet qui me préoccupe beaucoup, je nourrissais de grands espoirs en prenant contact avec les idées d’un éminent économiste, connu et respecté pour son intérêt concernant la question de la pauvreté, récipiendaire de prestigieuses récompenses, dont un prix Nobel d’économie. Ma déception a été à la hauteur de mes naïves espérances.
D’abord votre titre est trompeur, qu’il soit de vous ou de votre éditeur. Le sujet traité n’est pas l’inégalité mais la pauvreté. Comment la définir, comment la mesurer surtout. On voit bien que c’est un sujet que vous avez eu le temps d’approfondir car vous citez de très nombreuses sources, en plus de vos propres travaux. Vous en venez à proposer de définir la pauvreté sur la base des “ capabilités d’accomplir des paniers de fonctionnements ”. Votre principal souci ne me semble pas être seulement d’ordre théorique, puisque vous souhaitez contribuer à préciser “ ce que nous ferions si nous en avions les moyens ”. Le problème, c’est précisément que cette intention généreuse définit en même temps le champ de réalité sur lequel vous vous penchez, et que vous considérez comme un objet extérieur à vous, extérieur à nous, extérieur à “ la société ”.
Je ne parlerai pas de condescendance dans ce geste de “ se pencher ” mais simplement du système cognitif que vous appliquez alors. Votre livre est un parfait exemple d’objectivation “ scientifique ”, mais pas de vérité. En faisant de la pauvreté un objet, une réalité séparée de vous et du groupe social auquel vous appartenez, vous faites disparaître d’un coup de baguette magique toute référence au rapport social qui existe entre les riches et les pauvres, toute réflexion ou analyse concernant les mécanismes, les processus et les institutions sociales qui produisent en même temps la pauvreté et la richesse. En fait, votre livre ne comporte pratiquement pas une ligne de réflexion sur le problème de l’inégalité, ce qui aurait exigé une mise en rapport de la pauvreté et de la richesse, avec tout l’inconfort que cela entraîne dans l’esprit du riche.
Une description scientifique qui ignore les causes du problème étudié a fort peu de chances de conduire à des solutions efficaces, mais comme un tel traitement de la question présente l’immense avantage de préserver la quiétude mentale des riches, on comprendra que ce type d’approche scientifique vous ait mérité un large panier de récompenses, y compris un prix Nobel d’économie. Votre système de référence n’est pas une création personnelle. Il occupe presque toute la place dans les écrits scientifiques de vos collègues économistes, dans les médias, dans les manuels scolaires. Il repose sur une séparation mentale très étanche entre nous (les riches) et les autres (les pauvres du troisième Monde ou des bas quartiers). Cela permet de comparer ces deux entités au lieu d’analyser les rapports entre eux, et d’ignorer ainsi tous les flux monétaires circulant du Sud au Nord pour concentrer la richesse. Le seul rapport qui sera alors mis en évidence, avec une emphase d’autant plus grande qu’elle anoblit notre propre image, c’est l’aide internationale ou les programmes de “ redistribution de la richesse ”, qui semblent vous intéresser tout spécialement.
Vos nobles intentions ne sont pas en cause, pas plus que celles des généreux contributeurs à leurs fondations privées, mais c’est sur la rigueur de votre analyse que je vous attribue une note d’échec.
Je ne crois pas avoir à m’excuser de vous adresser mes critiques ni même de le faire publiquement, si l’on peut dire, car vos écrits sont beaucoup plus publics que mes critiques. Par contre, je ne cherche aucunement à vous stigmatiser personnellement car je suis bien conscient de m’adresser en même temps à tous les experts sur la société, et tout spécialement aux économistes. Leur science constitue une institution tellement bien intégrée à “ l’économie ” qu’elle porte couramment le même nom que son prétendu objet. Je sais que nos idées personnelles et nos systèmes de références nous viennent, inconsciemment, du milieu social dans lequel nous sommes plongés. Il nous reste cependant une petite marge de liberté individuelle. En m’adressant à vous, je garde le naïf espoir de secouer la carapace intellectuelle qui vous protège, et même de vous recruter comme agent conscientisateur. Je crois que vous en avez tout le talent et tout le potentiel, qu’il suffirait de vous éloigner un peu de l’OCDE et de communiquer davantage avec des gens d’autres horizons.
J’ai l’impression que ma lettre de critiques risque aussi de déranger certains de vos admirateurs. Je ne vois cependant pas de méthode simple pour dissocier le jeu de nos émotions et le programme de nos connaissances du monde. Je ne peux que vous réitérer mon profond désaccord avec le cadre d’analyse que vous épousez, et si l’occasion se présentait, je serais très heureux de discuter avec vous de ce sujet crucial.
Veuillez accepter mes salutations respectueuses,
Denis Blondin
Partie III: Pourquoi l’argent doit mourir
Pourquoi serions-nous incapables de nous débarrasser de l’argent, notre créature, alors que nous avons réussi à éliminer notre Créateur?
Pourquoi l’argent doit mourir? Je donne un double sens à cette question, c’est-à-dire : pourquoi je pense que l’argent va mourir et pourquoi je souhaite sa mort. Et je n’arrive pas à séparer clairement les deux, par manque d’objectivité scientifique. Dans la mesure du possible, je cherche à garder la tête froide, à contrôler les émotions qui transforment la description des faits observés en opinions personnelles à leur sujet. Aussi bien l’avouer d’emblée, je n’y parviens pas très bien, surtout dans la description des problèmes actuels qui me semblent engendrés par l’argent et, bien sûr, dans le verdict global qui en découle et qui n’a rien d’impartial. Mais je cherche en même temps à comprendre ce qui se passe, ce que nous vivons, à y trouver un ordre, un sens, une signification, ce qui suppose aussi une certaine attitude de soumission, le genre d’attitude idéale que les scientifiques les plus passionnés adoptent devant un objet qui les dépasse. C’est pour ça que je garderai la “ théorie ” pour le dessert et que je proposerai plutôt comme entrée un portrait personnel de l’argent, dans un effort d’honnêteté, pour ne pas faire semblant que mon verdict personnel soit simplement la déduction logique d’une bonne théorie.
Chapitre 11
Les signes du vieillissement
C’est bien beau, l’argent, mais c’est devenu complètement hors de prix.
Les introductions sont souvent rédigées en dernier. C’est le cas ici, au moment où je voudrais présenter brièvement la section qui suit. Après y avoir jeté un coup d’œil global orienté par la question de l’objectivité, mon verdict est assez clair. La technique employée n’est pas du tout impartiale malgré certaines allures qu’elle s’est données. J’ai appliqué la méthode économique du calcul coûts/bénéfices mais ce sont surtout les bénéfices de l’abandon de l’argent qui retiennent mon attention. Quant au portrait des coûts, il occupe presque tout l’espace, et la section sur “ l’infection monétaire ” me fait presque honte tellement elle emprunte le langage ordurier des théories nazies. Il faut dire que cette méthode de calcul du rapport coûts/bénéfices est toujours utilisée pour justifier, sur l’écran de la conscience, des choix que l’inconscient a fait depuis longtemps, en appliquant sa propre méthode de calcul.
Il reste cependant un fait objectif: l’argent est multimillénaire et il commence à faire son âge, même s’il lui reste plusieurs belles années devant lui.
Un bel avenir
Qu’on se rassure, l’argent n’est pas à l’agonie. Il est dans la force de l’âge et il a sans doute encore un très bel avenir. Cependant, étant donné sa nature conquérante, on peut, à première vue, s’inquiéter de la rareté des nouveaux territoires à envahir. Quand on considère l’infiltration de l’argent dans les moindres interstices de nos rapports sociaux, en particulier depuis cinquante ans, on peut se demander jusqu’où cela pourrait encore aller. Que ce soit en suivant le courant de la marchandisation ou celui de la taxation et du contrôle des comportements, à peu près tous les secteurs de notre vie ont déjà été envahis: chaque centimètre carré de la terre ou même de la lune[43], le moindre objet naturel ou fabriqué, les idées, les écrits, les dessins, les chansons, les noms, le moindre petit service entre humains, que ce soit le fait de donner une opinion ou de garder un enfant, tout se transige dans un cadre monétarisé.
Absolument tout? Bien sûr que non, il reste encore du chemin à faire. Pour le moment, nous ne payons pas encore les cadeaux que nous recevons, du moins pas en argent comptant ou avec de la monnaie électronique. Nous avons conservé cette coutume en souvenir du bon vieux temps primitif. Mais avant de se demander par quels futurs chemins l’argent pourrait pénétrer encore plus profondément dans nos vies, on peut d’abord se demander d’où viennent les dernières difficultés ou les dernières résistances? Certaines tiennent aux moyens de contrôle physique. L’air qui circule un peu trop, ou l’eau, surtout à partir du moment où elle s’évapore et circule dans l’air. Mais à mesure que la technologie se fera plus sophistiquée, on peut imaginer que la tendance se poursuivra, que ce soit pour le plaisir du profit monétaire ou pour celui du contrôle sur les autres, c’est-à-dire la gestion. Par exemple, il est facile d’imaginer des instruments de contrôle et un système de tarification différentielle qui toucherait chacune de nos douches, chaque verre d’eau tiré du robinet, chacune des chasses d’eau dans nos toilettes. Cette volonté de tout contrôler et de tout posséder semble insatiable. Elle donne lieu à toutes sortes de développements, non seulement dans le secteur de la vie économique mais dans tous les autres, que ce soit sous le prétexte de la religion ou de “ la science ”, de la sécurité ou du bien-être public, toujours au nom de la liberté ou du progrès. Il est toujours facile de trouver de nobles prétextes à toutes nos lubies. “ La science ” permet d’installer un collier-émetteur à n’importe quel mammifère sauvage et de le traquer ensuite en hélicoptère, à l’année longue, jusque dans ses derniers refuges. Elle a permis au célèbre couple Masters & Johnson d’installer des caméras dans des tubes en verre insérés dans le vagin de prostituées pour filmer des orgasmes. Elle a justifié un large éventail d’“ expériences ” pratiquées sur des animaux de laboratoire, aussi bien que sur des Juifs, des Tsiganes, des gauchistes ou des Afro-Américains[44]. Alors, même dans la vie “ normale ”, jusqu’où serions-nous capables d’aller dans la voie de la monétarisation, au nom de la croissance du PNB ou du bien public, pour peu que l’ingéniosité technologique nous vienne en aide?
La monétarisation universelle se heurte aussi à un autre type de résistance qui tient à des mécanismes sociopsychologiques. Par exemple, la marchandisation des bizous ou des câlins entre amoureux, ou celle du lait maternel offert à crédit, pourrait se heurter à des objections de cette nature, c’est-à-dire à ce qu’on pourrait appeler des raisons irrationnelles. Par contre, dans cet univers des services, la plupart des contraintes sont d’ordre culturel, donc modifiables. Bien des aspects actuellement courants de nos rapports monétarisés auraient semblé inimaginables à une autre époque. Il n’y a pas si longtemps, il aurait semblé absurde de payer pour écouter quelqu’un jouer de la musique ou raconter des histoires, pour regarder des gens pratiquer un sport ou un jeu, pour faire garder un enfant, pour avoir un avis, un conseil ou une information, ou pour raconter nos problèmes à quelqu’un. Par conséquent, bien des développements sont encore envisageables. Ainsi, on peut facilement imaginer la coutume de payer immédiatement, en argent liquide ou électronique, la nourriture ou les boissons consommées chez des amis, même sur invitation. Ou celle de payer les cadeaux reçus. Et pourquoi pas un système de comptabilisation des repas préparés pour le couple ou pour la famille, des heures de garde ou des rapports sexuels, etc. Dans l’univers des “ services ” et de la “ propriété intellectuelle ”, les extensions virtuelles de la monétarisation sont pratiquement illimitées. C’est vrai aussi dans tous les secteurs de la vie sociale, là où le marché semble aller se placer, gueule grande ouverte, en aval de nos plus nobles aspirations. Par exemple, il y a maintenant beaucoup d’ONGs (Organisations non gouvernementales) qui font du commerce, équitable ou pas, pour financer leurs activités et leur expansion. Et comme il y a aussi des compagnies privées qui s’occupent de bonnes œuvres, il pourrait devenir assez difficile de faire la distinction.
Outre ces développements culturels et ceux découlant des innovations dans la technologie du contrôle physique, on peut aussi imaginer un important développement lié à la multiplication du nombre de sujets acheteurs, payeurs ou taxables. Je ne parle pas ici d’une simple croissance démographique ou de l’accession des milliards de citoyens des pays pauvres au statut de consommateurs. Je parle d’une extension purement socioculturelle. Par exemple, en plus des personnes réelles, il existe déjà, dans les pays les plus judiciarisés, un nombre considérable de personnes juridiques ou morales: compagnies à nom ou à numéro, fiducies familiales, associations, clubs, fondations, corporations à but toujours lucratif d’une manière ou d’une autre. Il est difficile de comptabiliser toutes ces entités déjà existantes, toutes ces personnes morales dont les recensements ne tiennent pas compte et dont le nombre total, dans certains pays, pourrait fort bien excéder déjà celui des personnes réelles, mais il est facile d’imaginer une extension encore plus poussée de cette société de sociétés, entretenant entre elles une vaste gamme de relations monétarisées. Cette extension du nombre de sujets ou de “ personnes ” pourrait aussi se prolonger pour inclure les morts ou les à-naître – c’est une simple question juridique –, nos chiens et nos chats, ou des personnages commerciaux créés de toute pièce. Avec des instruments de paiement automatique, il serait facile de tarifer un certain nombre de gestes posés par notre toutou préféré: l’usage du parc public ou d’un arbre bien placé, les caresses données ou reçues, en s’arrangeant pour que tout se paie et que tout laisse des traces comptabilisables. Bref, dans toutes les directions de la vie sociale ou “ privée ”, de nos rapports avec les autres humains, avec la nature ou avec nos créations culturelles, il est facile d’entrevoir un brillant avenir quant à l’extension de la monétarisation.
Devant cette perspective, un certain nombre de questions se posent. Les dérives d’un tel système peuvent-elles être illimitées? Peuvent-elles déboucher sur un certain état d’équilibre? Assisterons-nous au contraire un jour à un ras-le-bol complet, suivi d’un mouvement de retour du balancier? Ce mouvement de dérive peut-il aboutir à une implosion finale et apocalyptique? Ou simplement à une certaine forme de saturation, à un état du système social devenu dysfonctionnel, mais donnant graduellement naissance à un autre type de système ? On devinera sans doute que c’est cette dernière hypothèse qui retient mon attention et qui inspire l’idée centrale de ce livre. La simple logique m’interdit de concevoir l’idée d’une dérive illimitée, quels que soient les prodiges de l’imaginaire humain, surtout lorsque cette dérive se répercute sur le rapport avec l’environnement. Quant à un état d’équilibre, c’est quelque chose de difficilement concevable pour nous, bien qu’un grand nombre de sociétés et de cultures y soient parvenues jusqu’à un certain point. Je parle des petites sociétés vivant dans un état d’autarcie, sur une base de cueillette, de chasse, de pêche, d’agriculture ou d’élevage restreints. Mais un tel équilibre, vu de loin, était plutôt un rythme de changement moins rapide, car il était constamment menacé, tant par le facteur environnemental que par le grand potentiel de croissance démographique de notre espèce, un potentiel difficile à domestiquer et dont les conséquences touchent aussi les rapports entre sociétés. L’hypothèse du retour de balancier peut rendre compte de certains phénomènes, mais davantage à un niveau microsociologique qu’à celui des systèmes sociaux de base. Quant au spectre de l’apocalypse socioculturelle, il dépasse les capacités de mon imagination. Bref, il ne reste qu’une avenue intéressante à explorer, celle d’une mutation globale vers un type de société qui serait fondé sur autre chose que l’argent. Même les succès actuels et futurs de l’argent nous mènent à cette idée.
Quelques lacunes de l’argent
L’idée farfelue de la mort de l’argent risque de susciter immédiatement deux objections majeures de la part des économistes. La première objection tient à une certaine idée de la nature humaine et du caractère fondamentalement naturel de l’institution du marché, un marché monétarisé pour plus d’efficacité et de rationalité. Autant affirmer que les Chinois ou les Cubains sont des bibittes plutôt que des humains. Quant à la main invisible, la loi du divin marché, d’autres l’ont déjà assez bien décortiquée, y compris des économistes. La seconde objection, un peu plus sérieuse, qui surgit immédiatement est celle du caractère incontournable de l’argent comme instrument de gestion de la société, de l’économie et du gouvernement. Cette question est bien sûr très complexe. Elle renvoie aux façons d’obtenir la coopération de tous les participants à la vie d’une société, et aussi à de multiples aspects de la gestion. Je me contenterai pour le moment d’en effleurer un, celui de l’argent comme instrument de mesure, et par conséquent comme outil de contrôle et de planification.
Quand il s’agit de décrire la réalité, on a couramment recours à un raccourci commode, celui d’une addition de sommes monétaires. Par exemple, les Canadiens ont consommé 400 $$ de téléviseurs ou de viande de bœuf en 2001; la Côte d’Ivoire a exporté 1 400 $$ de denrées alimentaires et elle en a importé 1 600 $$ (tous chiffres fictifs), pour un déficit alimentaire de 200 $$. Toutes ces mesures sont commodes, mais extrêmement grossières. Elles ne nous disent pas grand-chose sur la réalité: combien de tonnes de cacao ou de blé, combien de téléviseurs ou de kilos de viande de bœuf? S’agit-il réellement d’un déficit alimentaire ou plutôt d’un déficit commercial dans le secteur alimentaire? Les distorsions dans la description de la réalité sont souvent majeures, en particulier dans le commerce international, parce que sur la balance monétaire, les litres de champagne français importés en Côte d’Ivoire peuvent peser plus lourd que les tonnes de cacao exportées, alors que c’est l’inverse dans la réalité matérielle. Lorsque nous analysons de façon critique les iniquités du commerce international (ce qui est encore relativement rare), ces distorsions sont facilement identifiées, mais cela n’est nullement le cas dans la gestion courante des affaires privées, nationales ou internationales. L’argent se révèle un très mauvais instrument de mesure. Et pourtant, c’est sur cette mesure, cet instrument pour décrire la réalité, que nous nous fions dans nos décisions. Nous croyons que telle ou telle économie a réellement connu une “ croissance ”; nous faisons semblant de pouvoir la mesurer avec précision en dollars ou en francs constants, de pouvoir comparer avec précision les économies et les époques entre elles. Et nous agissons comme si cette fiction était “ la réalité ”.
Non seulement l’argent mesure-t-il mal, mais il est très sélectif dans ce qu’il prétend mesurer: il ignore une grande partie des coûts. J’ai évoqué plus haut l’exemple du Mexique, où les politiques de privatisation des services publics ont conduit à une augmentation très importante des tarifs de téléphone. Le bon fonctionnement de la société et de l’économie mexicaines ne peut que s’en trouver affecté, mais ce genre de coûts “ sociaux ” est ignoré, même s’il pourrait s’avérer très lourd.
Il existe d’autres instruments de mesure, heureusement. On peut toujours calculer les tonnes de pétrole, de minerais ou de céréales produites. C’est le cas, en particulier, d’une mesure autrefois publiée pour chaque pays dans l’État du Monde[45]: la consommation énergétique moyenne par habitant, exprimée non pas en dollars US mais en TEC (tonnes équivalent charbon), ou bien en TEP (tonnes équivalent pétrole) ou en KGEP (kilogramme équivalent pétrole). Ce type de mesure est extrêmement précieux. Il permet non seulement de comparer de façon précise les pays, pour peu que les données soient exactes, mais surtout il permet de décrire la réalité matérielle indépendamment de l’expression symbolique formulée en dollars, qui introduit des distorsions systématiques.
Pourrait-on, de la même façon, élaborer des instruments de mesure et de gestion dans tous les domaines de l’activité économique? Si nous le souhaitions vraiment, il serait possible d’inventer une foule d’outils de mesure, soit en passant par des listes détaillées, soit en élaborant d’autres indices synthétiques, tels que les équivalents caloriques pour les produits alimentaires, comme cela existe déjà. On concédera qu’un énorme débat social devrait présider à l’élaboration de tels indices, dès qu’intervient la nécessité de tenir compte de la valeur. Les utopistes des siècles passés ont longuement exploré un certain nombre d’avenues, en particulier celle d’une évaluation par le nombre d’heures de travail humain incorporé dans les biens ou les services produits. C’est la solution retenue par les nouveaux réseaux de troc, dont la multiplication est facilitée par Internet, et qui opèrent grâce à une unité d’échange représentant une certaine quantité de travail. L’intérêt n’est pas le phénomène en soi, qui vise simplement à échapper à l’impôt, mais la mécanique établie. C’est un principe simple et d’application facile, qui heurte surtout notre sens de l’inégalité.
Quant à la possibilité théorique de gérer une économie sans argent, personne ne niera que certains États ou empires du passé ont pu y arriver autrement qu’en décrivant les réalités en cause par un nombre d’unités monétaires. Le principe en est fort simple: au lieu d’allouer des budgets, il suffit d’allouer des ressources (personnels, véhicules, édifices, énergie, etc.). Quoi que l’on puisse penser des scénarios farfelus impliquant la mort de l’argent, il faudrait d’ores et déjà donner le mandat à certaines organisations d’élaborer des systèmes de mesure et certains indices synthétiques permettant de décrire ce qui se passe dans la réalité autrement qu’à travers la fiction monétaire. Les organisations écologiques sont déjà engagées dans cette voie, mais ce ne semble pas être le cas des organisations politiques ou économiques.
L’argent est actuellement utilisé pour décrire la réalité matérielle, en particulier tout ce qui transite entre les États, mais on s’en sert également pour décrire les phénomènes humains, les pays, les économies, les actions d’un gouvernement, les performances d’un hôpital ou d’une université. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a mis sur pied l’indice de développement humain qui tient compte, en plus du revenu moyen, de l’espérance de vie et du niveau de scolarisation. Cet indice est censé mieux représenter la position d’un pays par rapport aux autres en matière de “ développement ” mais, jusqu’à un certain point, les critères utilisés sont des dérivés de l’argent, puisque les soins de santé et les facilités de scolarisation dépendent aussi de l’argent disponible. D’autres indicateurs pourraient être plus révélateurs concernant la société proprement dite: par exemple, le niveau des inégalités sociales, les taux de criminalité ou d’emprisonnement, les taux de suicide, etc.
La connaissance exacte de la réalité devrait en principe être aussi importante pour gouverner un État, pour gérer un hôpital, pour administrer une colonie, que pour traiter efficacement une tumeur cancéreuse. Autant la connaissance des processus matériels se précise et se trouve alimentée par ses propres applications techniques, autant celle des réalités sociales semble s’embourber et dérailler, également sous l’impact de ses propres applications économiques et politiques. Les lacunes de l’argent comme instrument de mesure ne sont qu’un aspect parmi d’autres de son inefficacité globale dans la gestion des problèmes humains.
Le coût de l’argent
L’argent se présente toujours lui-même comme un bénéfice: salaire, profit, dividende, ristourne, intérêt, croissance, etc. Quand on se situe à l’intérieur de ses temples, du point de vue des gestionnaires et des économistes, il y a bien sûr une colonne “ débit ”, celle des coûts, des dépenses, des investissements, des amortissements, mais ils ne décrivent que les “ intrants ” dans la machine économique, les personnels à payer, les machines à installer, etc. L’argent lui-même, en tant qu’institution et système social, n’est pas envisagé comme un coût. Et pourtant, l’inefficacité globale du système-argent est déjà très visible, en particulier par son gaspillage et sa destruction des richesses humaines et naturelles. Elle est évidente pour la majorité des humains actuels, c’est-à-dire les pauvres, les pauvres écologistes, les pauvres travailleurs, les pauvres réfugiés ou autrement exclus. Malheureusement, ce genre de vérité n’est pas établi par un vote. Il est établi par une décision d’un conseil d’administration. Et vu de ce cercle restreint, le système national et international de pompage d’argent continue à fournir une performance encourageante. La foi reste intacte.
Sur le gaspillage des ressources naturelles et sur l’auto-empoisonnement pratiqué selon notre logique monétaire, il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement. C’est un aspect de la réalité que notre culture technologique ne peut pas nous permettre d’ignorer indéfiniment. C’est aussi le volet le mieux organisé de la résistance. Au moins, on en discute lors des hauts sommets ou conférences (Rio, Kyoto, Johannesburg), tandis que les méfaits directs de l’argent n’y sont abordés que de façon incidente. Même si les données précises sont discutées et discutables sur bien des aspects du problème, le sens de la trajectoire suivie et l’impact global de cette logique de la croissance illimitée ne sont pas douteux. Le seul choix à faire est celui d’en prendre acte ou de l’ignorer, c’est-à-dire de presser sur l’accélérateur technologique en rêvant qu’il puisse faire exploser au dernier moment le mur visé. Par exemple, appliquer la politique énergétique élaborée par les penseurs entourant George W. Bush. Mais la nature se fiche bien de nos logiques et de nos rationalités. C’est elle qui aura le dernier mot sur cette question.
Le gaspillage des ressources humaines passe beaucoup plus inaperçu, en particulier dans les “ climats tempérés ”. Nous savons tous que l’hécatombe économique en cours dans le troisième Monde empêche des milliards d’humains de développer leurs potentiels et nous nous contentons de le déplorer comme n’importe quel ouragan, inondation, irruption ou autre séisme naturel. Déjà, il y a plus de deux siècles et demi, cet honnête intellectuel qu’était Charles Darwin a exprimé ses doutes là-dessus: “ Grande est notre faute, si la misère de nos pauvres découle non pas des lois naturelles, mais de nos institutions[46]. ” Nous nous consolons de ces pertes en nous réfugiant dans le cantique de l’espoir, celui du “ développement international ”, et en attendant, nous pouvons toujours croire que, même dans la plus grande misère, les survivants sont “ les meilleurs ”, en empruntant une idée faussement attribuée à Darwin.
Dans les quartiers riches de la planète, le gaspillage des ressources humaines prend un tout autre visage, infiniment moins horrible à première vue mais d’une redoutable efficacité. Ce n’est pas tellement par manque d’instruction, de soins de santé ou d’ordinateurs que nous gaspillons nos ressources, mais par un autre effet pervers du système monétaire. Le principe qui en est le principal responsable, c’est celui de la “ propriété intellectuelle ”. Toute propriété est intellectuelle, mais on se réfère ici à son objet: les idées, les phrases, les musiques, les dessins, les recettes, les images, les noms, même les rêves ou les souvenirs. Ainsi, on a pu breveter la transcription du souvenir qu’une personne a eu d’avoir vu une certaine formule génétique dans un microscope ou sur un écran d’ordinateur, et on a transformé ce souvenir transcrit en droit de propriété sur l’objet matériel lui-même, non seulement l’être vivant entrevu mais aussi tous ses descendants à venir. Ce n’est pas très différent de l’appropriation de la Nouvelle-France par Jacques Cartier, plantant sa croix sur la péninsule gaspésienne au nom du PDG de France.
Il n’y a pas de propriété matérielle. Un objet revendiqué peut être contrôlé par la force physique contre d’autres revendicateurs, mais la véritable propriété est toujours sociale, c’est-à-dire mentale. Elle prend place dans les croyances des autres, supportées par leur culture et les institutions qui les encadrent. Sur cette base, l’extension de la propriété des objets matériels à celle des objets immatériels ne posait aucun problème culturel ou institutionnel. Les deux formes apparaissent d’ailleurs aussi insensées aux yeux des humains non monétarisés.
La propriété intellectuelle, et ses assises légales, occupent une place centrale dans les projets de développement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). C’est un instrument de pouvoir au potentiel fabuleux. Depuis longtemps déjà, un pourcentage important des exportations des grandes “ puissances industrielles ” n’a plus rien à voir avec l’industrie. Il s’agit de conseils fournis par des consultants, de promesses formulées par de grands assureurs, de concepts et de nouvelles, de jeux ou de spectacles, de chansons ou de logos, de programmes informatiques ou télévisuels, de “ services ” financiers ou bancaires, de pourcentages prélevés au marché des changes, de magazines ou de livres produits aussi bien par Internet que sur papier. Toute cette économie des “ services ” engraisse à une vitesse fulgurante, et sa calorie, c’est la propriété intellectuelle. Dès que “ le droit ” a bien été établi sous les pressions de l’OMC, ce sont des sommes faramineuses[47] qui sont pompées, à peu de frais, pour des copies supplémentaires de films ou de logiciels, pour des redevances sur les brevets pharmaceutiques ou autres, pour des pourcentages sur les transactions des courtiers, etc. L’argument : il faut bien “ protéger ” les créateurs, les artistes, les savants, les génies, et assurer l’oxygène de la recherche. Les nouveaux territoires conquis ont aussi été souvent appelés “ protectorats ”. Nous savons que le système n’est pas parfait, pas encore, et que le respect du droit de propriété intellectuelle laisse à désirer. Ainsi, les nombreux médicaments découverts par les peuples autochtones leurs sont revendus très cher, après avoir été brevetés par des multinationales qui se sont contentées de planter leur drapeau sur le territoire conquis.
Indépendamment de tous les abus du système, les artistes et les créateurs des pays riches sont-ils bien protégés? Combien de livres sont écrits annuellement dans un pays comme la France ou les États-Unis? Combien de chansons sont composées? Combien de scénarios sont écrits? Impossible à dire, mais il est clair que le succès est réservé à un très petit nombre. Les grandes compagnies de disque, par exemple, assureront une diffusion immense au très petit nombre d’artistes qui forment leur écurie. Le volume total de musique ou d’écrits est en croissance mais la richesse est réduite. Des millions de personnes écoutent Céline Dion, lisent des “ Harry Potter ” ou entendent une même nouvelle internationale, mais cette musique, cette littérature ou cette information sont d’une pauvreté désarmante si on la compare à la richesse des créations ignorées de tous. Bien sûr, la créativité n’est pas tuée, d’abord parce que chez l’être humain, elle n’est pas tuable. Aussi parce que le rêve monétaire attise un certain type de créativité, une créativité souvent plus fiévreuse que mature. Mais au total, la société y perd beaucoup, elle gaspille ses propres ressources humaines. La logique de l’argent est ici poussée au sommet de son absurdité. Comme le note Jean-Luc Coudray avec beaucoup de perspicacité, “ pour bien vendre quelque chose, il ne faut pas le multiplier, mais le raréfier[48]. ”
Nous sommes en partie conscients de ce gaspillage, et tous les aspirants créateurs pauvres le dénoncent. La réponse institutionnelle est que ceux qui ont percé étaient les meilleurs et qu’il suffit de travailler plus fort jusqu’à être le meilleur pour percer aussi la membrane filtrante de cette sélection culturelle. C’est l’équivalence du qualitatif et du quantitatif prédite par Georg Simmel. Si nous vendons dix millions de disques ou de livres, cela détermine rétroactivement notre valeur, notre talent.
Il y a deux secteurs d’activité où les ressources humaines et la créativité ne sont pas gaspillées dans le système-argent. Le premier est celui de la technologie, l’autre est celui de l’argent lui-même. Dans le champ technologique, le bilan de l’économie monétaire me semble impossible à faire. Avec un examen superficiel, soit le plus juste qui puisse être réalisé, la liste des coûts de la technologie apparaît au moins aussi longue que celle des bénéfices. De plus, l’attribution des uns et des autres à l’argent ne peut pas se faire dans la même proportion: la liste des bénéfices ne peut absolument pas être intégralement créditée à l’argent, contrairement à celle des coûts. Quant à l’autre champ ouvert à la créativité, celui de la finance, il est fabuleux, j’en conviens. Il inspire du génie et il conduit à l’euphorie. Mais il est parfaitement inutile. Les ressources humaines y sont aussi efficacement gaspillées que dans les greniers des auteurs ratés. Et c’est une sorte de gaspillage qui alimente en même temps celui des ressources naturelles et celui des vies humaines passées à fabriquer des bébelles destinées à remplir nos bacs à recyclage ou nos poubelles.
En principe, si notre “ économie ” était ce que prétendent les économistes, le constat du gaspillage fait par des esprits rationnels devrait se traduire en un véritable désir de maximiser les bénéfices et d’économiser nos ressources matérielles et humaines.
La panique latente des riches
Les riches, c’est-à-dire ceux qui ont plus d’argent que “ nous ”, peuvent jouir de beaucoup de choses: de leur puissance, de leurs avoirs, de la convoitise qu’ils suscitent, de leurs convictions d’être les meilleurs, et même de leur “ philanthropie ”, un attribut qui leur est réservé et que n’aurait pas pu revendiquer Mère Térésa. Les riches sont aussi éminemment vulnérables, ce qui explique l’état d’insécurité dans lequel ils doivent vivre, à l’instar des habitants des favelas les plus désorganisées. Comme l’écrivait Jean-Jacques Rousseau, “ les riches étant, pour ainsi dire, sensibles dans toutes les parties de leurs biens, il [est] beaucoup plus aisé de leur faire du mal[49]. ” C’est encore plus vrai de nos jours, dans une civilisation individualiste et matérialiste, où les possessions matérielles d’un individu lui sont amalgamées comme des parties de son être, non seulement dans son propre imaginaire mais aussi dans celui des autres. En appliquant les principes de la sorcellerie, on peut faire très mal à quelqu’un en lui extirpant quelques billets ou lui donnant un coup de pied dans le derrière de l’automobile.
Les riches sont des exploiteurs et ils le savent. Les pauvres le savent aussi. Dans certains coins du monde, par exemple dans le régime d’Apartheid établi à Rio de Janeiro, les riches doivent vivre barricadés, en vase clos, entourés par des gardes armés comme n’importe quel autre groupe de prisonniers, avec l’illusion d’être en dehors de la prison. Ils ne peuvent sortir leur Ferrari du garage que pour se rendre dans un autre garage bien gardé, avec un choix très limité. Bref, ils finissent par vivre une vie sociale très confinée, aussi restrictive que celle des tribus qu’ils regardent avec mépris sur l’écran de leurs téléviseurs. Grâce à leur conditionnement culturel, ils ne sont pas plus conscients de perdre quelque chose du fait de leur situation sociale que ne l’ont été des générations de femmes exclues de la vie publique. Dans tout régime social d’inégalités, le dominé n’est pas le seul à perdre. Il n’est pas nécessairement conscient de ce qu’il perd, mais le dominateur l’est encore moins.
Pour le moment, la panique des riches reste tapie bien au fond des bidules inconscients de leur cerveau. Elle n’émerge à la conscience qu’en situation de menace immédiate et de nature physique, à la vue lointaine d’un avion par la fenêtre de leur tour à bureaux, mais elle enregistre un signal chaque fois qu’émerge l’image d’un pauvre, même endormi ou incarcéré. Il suffirait, pour transformer la société, que ces signaux innombrables trouvent le chemin pour arriver à la conscience du riche.
L’infection monétaire
L’argent se prête à toutes les métaphores. La maladie en est sûrement une des plus pertinentes. On peut même se demander si c’est seulement une métaphore ou si l’argent n’est pas réellement une sorte de maladie. Il y a des maladies qui affectent le corps d’un individu, comme le cancer ou la rougeole. Il y a aussi des maladies qui affectent son psychisme, telles que la dépression ou le syndrome de Tourette, dont j’ai parfois l’impression d’être atteint au moment de lire ou d’écouter les nouvelles internationales. Enfin il y a des maladies qui s’attaquent simultanément au “ corps social ” et à son “ psychisme ”, les deux étant ici encore plus inséparables que chez l’individu. Dans cette troisième classe de maladies, la liste serait assez longue, même si la terminologie n’est pas très bien établie et si l’étiologie reste pratiquement inconnue. Nous en sommes plutôt à l’identification du cas par cas: le délire antisémite nazi, la loi canadienne sur les impôts, le régime salarial des professionnels nord-américains du sport, le procès politico-médiatique de Clinton pour usage illégal du cigare dans un lieu patrimonial, etc. Il y a aussi le procès bien réel de ce père accusé d’abus sexuel par son ex-conjointe et obligé de se défendre en payant des experts pour venir jurer devant la cour que les électrodes fixées à ses testicules n’avaient enregistré aucun signal lors de la projection de photos montrant des petits garçons nus.
Tous ces cas de délire ne sont pas axés directement sur l’argent, mais une liste exhaustive montrerait que l’argent y joue toujours un rôle important. De là à soulever la question du caractère intrinsèquement maladif de l’argent dans le contexte actuel, il n’y a même pas un tout petit pas. Alors pourquoi ne pas en examiner l’hypothèse. Ce ne serait pas le premier phénomène normal ou naturel qui, à partir d’un certain seuil de son développement, aurait acquis un caractère pathologique. Les phénomènes sociaux que l’on cherche à dénoncer l’ont très souvent été dans un langage médical et certaines métaphores de la biologie ont servi à décrire aussi bien les classes sociales “ inférieures ” que l’immigration ou les idées progressistes. Aussi ai-je (à peine) quelques hésitations à y recourir pour qualifier ma cible actuelle. C’est pourtant bien tentant de parler de l’argent et de toutes ses ramifications comme d’une forme d’intoxication ou d’empoisonnement, comme une sorte de cancer ou de gangrène, comme la peste ou n’importe quelle autre épidémie, conduisant tout droit à l’étouffement des personnes et à l’asphyxie des institutions. Que la première phase de cette étrange maladie soit plutôt euphorisante n’y change rien.
C’est bien beau de parler, ça fait du bien, ça soulage et, en général, ça ne coûte pas cher. Les psychologues le recommandent. Mais quel est ensuite le chemin de la parole à la conscience, et de la conscience à l’action? Sur quelles thérapies peut déboucher un diagnostic d’argentite ou d’argentose aiguë? Certainement pas sur un traitement local. Ni sur une simple saignée. Le traitement doit être à la mesure du bobo: global et intégral.
Les bénéfices alternatifs
Pour jeter un regard plus objectif sur les conséquences réelles de l’argent sur nous et sur les autres, pour tracer un bilan plus complet de ses profits et des dépenses encourues, il faut faire l’exercice mental d’imaginer, au moins sommairement, notre société soulagée de l’argent. Cet exercice sera mené plus sérieusement dans la dernière partie du livre, mais il s’impose aussi à cette étape. À l’instar du calcul des coûts alternatifs proposé par les économistes, c’est la méthode des bénéfices alternatifs qu’il faut appliquer ici.
Ce qui saute aux yeux en premier lieu, c’est l’incommensurable économie que nous pourrions faire en supprimant les coûts du tripotage de chiffres. J’ai évoqué plus haut la multiplication des tours à bureaux uniquement consacrées à cette fonction, sous une multitude de dénominations. Je ne parle pas nécessairement ici de tous les édifices à bureaux, mais seulement de ceux où il se manipule plus de chiffres que de mots (banques, fiducies, assurances, firmes de comptables, de fiscalistes, de courtiers, etc.). Même dans les autres, y compris les édifices gouvernementaux, une économie assez colossale serait réalisée si on ne conservait que la gestion des services eux-mêmes, en supprimant celle de l’argent. Sans parler de la suppression du ministère du Revenu et de celui des Finances, et sans parler de l’immense économie dans l’énorme secteur connexe des services juridiques. Il en irait de même pour toutes les entreprises privées, bien qu’à des degrés bien moindres pour celles qui produisent réellement des biens et des services. Le bénéfice alternatif de tout cela ne réside pas dans l’opération de soustraction, mais dans la réorientation de toutes ces ressources humaines et matérielles vers des fonctions plus directement utiles à la société, en plus d’être bien plus passionnantes pour les personnes recyclées. L’ampleur du bénéfice se mesure en particulier par l’importance de la croissance bureaucratique réalisée depuis que les salaires ont remplacé les vocations dans les hôpitaux, les crèches, les asiles ou les écoles. Il n’est pas question ici de nostalgie mais d’un simple instrument de mesure de productivité. Quant à l’efficacité d’un ministère quelconque ou d’un hôpital, avec une gestion purifiée de la distorsion monétaire, le gain en productivité pourrait être tout à fait étonnant.
Ce n’est pas tout. En supprimant l’argent, c’est-à-dire en supprimant simultanément la richesse et la pauvreté, on épargnerait aussi d’immenses dépenses publiques en matière de sécurité, autant intérieure qu’extérieure. Le raisonnement est simpliste, mais il vaut la peine d’y jeter un coup d’œil. Je ne reprendrai pas ici les données esquissées déjà sur les sommes dépensées pour “ la défense ” et pour les prisons américaines. La démonstration du lien entre tout ça et la structure du système-argent pourrait être bien mieux documentée; elle l’est d’ailleurs dans bien d’autres ouvrages. Pour le moment, c’est seulement l’ampleur des économies envisageables qu’il importe de situer, en même temps que celle des bénéfices à retirer de la réorientation des ressources impliquées. Attention, il n’est nullement question ici de donner cet argent aux pauvres du troisième Monde ou aux “ nôtres ”, en pratiquant ainsi la sorcellerie assassine du don unilatéral.
Il est clair que l’hypothèse d’une méga-économie à réaliser par l’élimination de l’argent implique une double utopie: celle de pouvoir réaliser cette suppression ou cette marginalisation de l’argent comme mode de gestion de la société, et celle de le faire sans opérer une simple substitution de l’argent par une nouvelle recette de domination. Que ce soit sous forme d’exploitation ou d’exclusion, la domination a existé avant l’argent. Supprimer l’argent n’éliminerait pas nécessairement la domination, mais cela pourrait permettre de faciliter une telle révolution. Autrement, le remplacement de l’argent par une nouvelle recette de domination ne présente pas plus d’intérêt que celui de la religion par l’argent. Dans les conditions actuelles, il apparaît impensable que nos rapports sociaux puissent être plus civilisés tant que prévaudra la logique de l’argent. D’autre part, le travail d’imagination et de créativité requis pour qu’on développe un nouveau système social fonctionnant sans argent pourrait permettre de supprimer ou réduire la domination, si ce travail était animé par une prise de conscience du fait que ces rapports aboutissent à une perte nette pour les riches comme pour les pauvres.
Que pourraient gagner les riches dans une telle éventualité? Et serait-ce assez pour compenser leurs pertes? Dans les conditions actuelles, les riches ne sont pas suffisamment informés de la réalité sociale et matérielle pour saisir les enjeux d’une telle révolution. Leur information est abondante, surabondante même, mais elle passe à travers le filtre épais de leur culture et de celle de leurs conseillers. Ils ont une conception étriquée de la richesse, la réduisant à la simple abondance d’argent. De plus, il est inutile d’évoquer devant eux les malheurs subis par les pauvres. Ils ont déjà résolu la question en décrétant que leur action était bénéfique pour eux, qu’elle était même la seule solution envisageable, celle du “ développement ” ou de la “ croissance économique ”. Peut-on leur faire voir les limites des prisons auxquelles ils sont confinés? C’est aussi inutile, car ils s’y trouvent confortables et peuvent alterner d’une prison à l’autre pour briser la monotonie. De plus, leur cercle s’étend, ce qui leur permet de diversifier quand même un peu plus leur vie sociale. Ils disposent de moyens techniques pour assurer leur sécurité et ils réussissent même parfois à obtenir un certain prestige social, en tout cas une relative tranquillité. Comment pourraient-ils espérer gagner quelque chose de plus en supprimant l’argent, surtout que ce quelque chose n’est pas d’ordre visible ou matériel? Il leur est pratiquement impossible d’imaginer que ce quelque chose pourrait être équivalent ou supérieur au plaisir dont se délecte leur ego lorsqu’ils montent dans leur jet privé, lorsqu’ils prennent la grave décision de fermer ou d’ouvrir une usine quelque part, lorsqu’ils contemplent leurs états financiers en hausse ou lorsqu’ils donnent un million à telle ou telle œuvre de bienfaisance.
Ce qu’ignorent les riches, c’est que la suppression de l’argent et la suppression des formes de domination qu’il produit résulterait en un accroissement de richesse pour eux-mêmes autant que pour les pauvres. C’est que la richesse n’est pas une quantité fixe, elle est une création humaine collective. Par exemple, les millions de comptables ou de courtiers libérés ne deviendraient pas un poids pour la société. Ils pourraient créer, penser et interagir. Les millions d’auteurs ratés font déjà leur possible, mais les bénéfices à tirer de leur multiplication seraient aussi multipliés. La richesse collective connaîtrait une croissance telle que même les pauvres riches pourraient en bénéficier abondamment. Ils se rendraient compte que leurs immenses châteaux ou leurs immenses centres commerciaux n’étaient, pour eux-mêmes et dans leurs rapports sociaux, rien d’autre que des symboles. Ils découvriraient que d’autres types de symboles peuvent leur apporter une jouissance égale tout en reposant sur des signifiants qui sont matériellement plus insignifiants. Le bout de papier décernant un prix Nobel, le bruit des applaudissements remplaçant les huées, ou le sourire sincère plutôt que flatteur, peuvent susciter un plaisir comparable ou supérieur à la vue d’un yacht ou d’un jet privé. Certains de ces symboles ont la même faculté que l’argent d’éveiller la convoitise des autres, sans rien sacrifier toutefois en termes de reconnaissance sociale. Et nous pourrions en fabriquer bien d’autres dans nos tours recyclées.
Dans les sciences sociales, les expériences sont impossibles pour vérifier les théories. On ne peut qu’observer ce qui se passe et ce qui s’est passé. Or il se trouve que l’histoire nous offre une éclatante démonstration de cette théorie. C’est le cas du Japon. Ce pays non occidental, du moins avant son admission au club G8, est l’exception qui confirme la règle. Tous les autres États existant au moment de la colonisation (Inde, Indonésie, Chine, Égypte, Iran, Mexique, Pérou, etc.) ont été réduits à des conditions de “ sous-développement ” sous son impact, c’est-à-dire à des conditions de dépendance multidirectionnelle et à la désorganisation sociale qui en découle. On réalise difficilement que le Mali, le même Mali que nous voyons maintenant dans une pauvreté que compense seulement la dignité de ses habitants, avait des villes, en particulier Tombouctou, et aussi des bibliothèques, des universités plus grandes et plus riches que celles de la France à la même époque. La même chose aurait pu se produire au Japon. Comme l’a démontré l’anthropologue américain Clifford Geertz[50], l’Indonésie connaissait à peu près le même développement que le Japon au XVe siècle, mais son occupation hollandaise et anglaise de trois siècles et demi – plus précisément sous l’administration d’une multinationale hollandaise, la East Indies Company – en a fait un pays parfaitement “ sous-développé ”. L’empereur du Japon, dans un éclair de génie que les historiens japonais reconnaissent sans doute, a expulsé tous les émissaires occidentaux de l’aide internationale (missionnaire ou commerciale). Le Japon a pu préserver son autonomie et gérer son propre développement en maintenant la cohérence que toute société produit spontanément. Finalement, il a pu s’intégrer au réseau des échanges internationaux, à partir de 1853, au moment où il pouvait le faire sans compromettre cette indépendance réelle. La réussite économique du Japon a-t-elle appauvri l’Angleterre, la France ou les États-Unis? La réponse est claire: elle a au contraire contribué à la richesse de ces pays déjà riches, comme aurait pu le faire aussi une Indonésie autonome ou une Inde autonome. Avec l’intégration du Japon à la classe dirigeante, la quantité totale de richesse s’est accrue en proportion plus grande que l’élargissement du cercle des riches, et cela pourrait se poursuivre et s’étendre jusqu’aux frontières de l’humanité.
Chapitre 12
Les deux ou trois moteurs du changement
La meilleure recette pour devenir riche, c’est d’apprendre à dire les prix sans rire.
Pointer les lacunes, les méfaits, les horreurs de l’argent ou énumérer les bienfaits escomptés de son remplacement à la tête de notre société, c’est un discours politique. C’est une dénonciation accompagnée d’une proposition. Mais devant l’inertie d’une si grosse société, un petit discours politique insignifiant risque d’avoir encore moins d’impact que le battement d’aile d’un papillon. Sauf si les choses sont déjà en marche toutes seules. Sauf si le chaos est déjà installé. C’est justement la marche des choses, à très long terme, que je voudrais examiner en tentant d’identifier quels sont les moteurs du changement et à quoi ils carburent. Ce n’est pas chose facile, car je ne suis même pas certain si ce sont deux ou trois moteurs qui sont à l’œuvre pour produire du changement.
Les lois de la physique
Le premier moteur est bien compliqué mais il est plus facile à repérer. C’est la réalité matérielle des rapports entre les humains et leur environnement. Malthus en a donné une approximation fort intéressante à partir des notions de population et de ressources. Depuis, toutes sortes d’errances ont marqué la réflexion sur la question. La mythologie technologique occidentale en est en grande partie responsable, mais c’est le déterminisme écologique ou “ géographique ” qui a été et continue d’être la plus grave et la plus ridicule de ces errances. C’est, en gros, la théorie des climats tempérés ou non, favorables ou hostiles, et toutes les pirouettes qu’elle a inspirées pour faciliter la construction d’une cosmologie en vertu de laquelle deux théories “ générales ” pouvaient se contredire allègrement, en pavant la voie à une solution raciste du problème. Si le climat du Québec est qualifié d’“ hostile ” pour expliquer la sauvagerie des Indiens et de “ favorable ” pour expliquer la civilisation du Blanc eurogène, alors qu’il n’a pas réellement changé, c’est bien la supériorité raciale de ce dernier qui est l’objet inconscient de la démonstration. Au Mexique, ce sont des changements climatiques inverses qui auraient dû se produire selon la théorie du déterminisme géographique. En effet, il aurait fallu que le climat soit “ favorable ” pour susciter l’éclosion d’une civilisation agricole et urbaine, et qu’il soit maintenant devenu “ trop chaud ” afin de pouvoir expliquer l’état “ sous-développé ” du Mexique par rapport au Texas ou au Nevada. Comme le climat n’a pas changé, ni dans la vallée du Saint-Laurent ni sur les hauts-plateaux du Mexique, il devrait être facile de constater que c’est bien la théorie occidentale du climat qui est un fantasme.
Selon le déterminisme géographique, il appert que tous les Autres, tous les peuples “ sous-développés ” ou “ primitifs ”, étaient régis par la loi générale de l’“ adaptation ”, contrairement à l’Occidental “ blanc ” qui incarnait plutôt une loi générale d’“ évolution ”, ce qui le plaçait en position divine par rapport aux contraintes environnementales, grâce à sa rationalité technologique. J’ai examiné ailleurs[51] certaines des incohérences de cette cosmologie qui conserve son statut de science en Occident.
Le déterminisme géographique, et son pendant évolutionniste, n’est pas la seule théorie scientifique matérialiste issue de la culture occidentale. Il y a aussi le “ matérialisme ” historique, mais c’est une autre affaire. À mes yeux, il ne pêche nullement par incohérence. Simplement, il se situe sur le plan social plutôt que matériel et il ignore en partie l’autonomie de la réalité symbolique ou culturelle.
Le moteur écologique-démographique, comme aurait pu l’appeler Malthus, obéit à des lois qui sont de nature physique. Une certaine dimension ou densité de population exige un certain volume de calories, de matériaux ou d’énergie. Dans le contexte actuel, les impacts écologiques de notre civilisation ont bien plus de chances de susciter un changement de cap que la panique des riches. La peur globale de l’empoisonnement collectif, c’est-à-dire l’étouffement matériel de l’économie-monde, pourrait être le principal moteur de la prochaine révolution socio-économique, inversant nos objectifs de croissance. Après tout, ce rapport population/ressources fut le moteur de la révolution néolithique et, en grande partie aussi, celui de la révolution industrielle.
Aussi imparable soit-elle, la contrainte écologique-démographique a quand même toujours laissé un choix: le contrôle de la population ou le développement technologique. Le deuxième terme de l’alternative implique aussi un autre choix: les technologies de production ou les technologies de conquête. La plupart des humains, après avoir utilisé le délai laissé par les invasions et les conquêtes pour compenser l’accroissement démographique, ont choisi la solution productiviste. Sauf en Australie, en Amazonie, en Nouvelle-Guinée et dans certaines autres régions de la terre où le développement technologique était tout aussi praticable, mais où ses coûts sociaux ont été jugés prohibitifs. Il impliquait une multiplication de contraintes pour les riches autant que pour les pauvres, toutes sortes de dépenses pour la sécurité et le contrôle social, et surtout une perte importante de liberté et de qualité de vie pour le plus grand nombre. Le développement technologique n’a jamais été, avant notre époque, un désir, une quête. Il a toujours été choisi à reculons, quand toutes les autres possibilités avaient été épuisées. Sinon, il aurait été choisi bien plus tôt, car les humains étaient aussi intelligents il y a 25 ou 40 000 ans, les possibilités d’agriculture et d’élevage leur étaient aussi bien connues. Ce n’est que plus tard, après ses effets démographiques et sociaux, que le développement technologique a imposé son ordre. En vertu de notre cosmologie du progrès et de l’évolution, nous avons toujours ignoré ce point de vue sur les choses, celui que pouvaient avoir les humains avant de se retrouver asservis aux ordres des pharaons ou des PDGs. Nous avons préféré les considérer comme des demi-singes redressés mais prégrecs, c’est-à-dire pas encore assez rationnels pour réfléchir, et équipés seulement de “ dialectes ” pour penser, plutôt que d’une vraie langue abstraite comme n’importe quel humain ordinaire.
Même si ce premier moteur est d’ordre matériel, cela ne signifie pas qu’on puisse interpréter le destin des sociétés uniquement sur cette base. Il faudra tenir compte aussi d’un ou deux autres moteurs, tout aussi importants, notamment de la dynamique des symboles, qui intervient dans nos choix et nos actions, quelles que soient les contraintes environnementales auxquelles nous avons à faire face. Ne serait-ce que pour en ignorer ou en nier la réalité. Comme on l’a noté, le cul-de-sac écologique de notre civilisation monétaire ne semble pas sauter aux yeux de tout le monde. Et pourtant, le mur que nous nous apprêtons à frapper à pleine vitesse n’est pas un pur symbole, il est parfaitement matériel, parfaitement descriptible et il ne manque pas d’experts pour le faire correctement. Ce mur est fabriqué à partir d’une combinaison plutôt redoutable d’ingrédients bien connus : pollution de l’air et de l’eau, effet de serre, épuisement des ressources naturelles par une exploitation qui dépasse largement les capacités naturelles de régénération, disparition d’innombrables espèces vivantes, apparition de nouveaux virus capables de résister aux dernières technologies, prolifération des armements suicidaires, biologiques ou nucléaires, manipulations génétiques faites par des apprentis-sorciers au service de financiers en délire et portant sur les gènes des humains aussi bien que des autres formes vivantes. Les informations sont connues des décideurs, mais leur décision est de les ignorer et de presser l’accélérateur. Le Grand Maître se retire du Protocole de Kyoto, il voudrait acheter des droits de pollution aux pays pauvres, et il annonce une énergique politique énergétique fondée sur la foi en la science et la technologie, au service de l’argent. Encore une fois, la religion n’est pas morte, elle s’est simplement recyclée sous la forme d’une foi béate dans les vertus d’un clonage généralisé de la nature et des humains. On clonera l’air et l’eau, les minéraux et le pétrole s’il le faut.
Dans l’ordre matériel des choses, ce que l’on croit n’a pas d’importance. Si le mur qui est au fond du cul-de-sac est bien une réalité matérielle et non pas un fantasme de l’opposition verte, il sera frappé et les survivants pourront ensuite analyser comment l’accident s’est produit.
La dérive des corps symboliques
Les transformations subies ou agies par les sociétés humaines, aussi bien à long terme qu’à court terme, ne peuvent pas être expliquées uniquement par les lois physiques. Sinon il n’y aurait pas une telle diversité sociale et culturelle. La question de la diversité culturelle rejoint celle du changement, mais elle ne lui est pas réductible, contrairement à ce qu’a assumé l’évolutionnisme social, la première théorie générale en anthropologie. Cette “ théorie ”, bien vite propulsée au rang d’idéologie grâce à un accord secret passé avec sa cousine, l’évolutionnisme biologique, réduit la diversité des sociétés ou des cultures à des étapes d’un processus standardisé de changement ou de transformation. Elle nie le temps réel, en affirmant que les “ primitifs ” sont préhistoriques, qu’ils sont de véritables fossiles vivants. Seules de puissantes idéologies, c’est-à-dire des religions, peuvent nous faire croire des choses pareilles car aucune limite n’est imposée dans le royaume des croyances. Dans ce cas-là, le résultat recherché était surtout de nier que les civilisés soient en train d’exploiter les barbares des colonies: c’était impossible, étant donné que les deux ne se retrouvaient pas dans le même temps, les civilisés dans un temps moderne et les barbares attardés au Moyen-Âge.
La question du changement doit quand même être abordée sur la base des mécanismes qui expliquent la diversité culturelle. Cette question est toujours pensée chez les Autres, dans les univers exotiques, et pas chez Nous. La réponse mythique, celle que les sondages fourniraient, c’est celle des différents milieux géographiques. Encore le climat! C’est automatiquement le déterminisme géographique qui est invoqué, vu qu’il s’agit des Autres et que les Autres sont géographiques. Si cette explication était une théorie d’application générale, les missionnaires auraient adopté le port du pagne pour “ s’adapter au climat ”, les businessmen enlèveraient leur complet-cravate en été ou en Floride, et la communauté de juifs Hassidims installée dans le quartier d’Outremont (Montréal) serait le résultat d’un microclimat. De plus, ce sont d’importants changements climatiques qui auraient dû entraîner l’apparition de grandes villes dans la vallée du St-Laurent, alors que cinq cents ans plus tôt, c’est sous les latitudes “ hostiles ” du Mexique qu’elles avaient fleuri.
En réalité, la diversité des cultures est totalement indépendante des lois physiques qui interviennent dans les rapports entre la biomasse humaine et la masse non humaine. La culture est une réalité mentale, pas matérielle. Elle est régie par les lois de l’esprit humain, et notre cerveau fonctionne de la même façon à Trois-Rivières ou à Puebla. Les symboles, qui forment la matière première des cultures, ne sont pas des neurones mais ils sont en quelque sorte sécrétés par des neurones lorsque deux ou plusieurs humains se branchent en réseaux et se livrent à une interprogrammation. Que ces humains soient en train d’inventer des histoires ou des jeux, des mythes ou des lois, qu’ils en discutent dans un igloo ou dans une habitation troglodyte, cela n’y change rien. De plus, ce n’est même pas la distance géographique entre les groupes d’humains qui explique la diversité des inventions sociales ou culturelles. C’est la distance sociale. Deux groupes peuvent être à peu près collés les uns sur les autres, comme les Québécois francophones de La Romaine, sur la Basse-Côte-Nord, et leurs voisins innus. Ils peuvent être à portée de voix: leurs langues suffiront à établir la distance. Enfin, il se trouve qu’il existe en plus une sorte de ressort interne poussant les humains à se distinguer les uns des autres, à se créer des identités et des cultures. On est très loin du déterminisme géographique qui sert de théorie générale, et plus proche de la biologie humaine et des lois de l’esprit.
Tous les symboles et les systèmes de symboles sont un jour inventés. Pas par un seul génie mais par deux au moins, car ce sont toujours des conventions sociales. Ils commencent par une naissance et vont ensuite se développer. Pourquoi ne pourraient-ils pas aussi mourir? En fait, beaucoup sont déjà morts, mais tous ne meurent pas, à proprement parler. On peut penser que, sauf si leurs concepteurs et leurs héritiers sont eux-mêmes morts sans passer le flambeau, ils ne sont pas complètement morts. Ils se sont plutôt réincarnés sous des formes nouvelles, en changeant non seulement de signification ou de valeur mais, le plus souvent, en changeant en même temps de réseau social. Peut-on vraiment affirmer que la religion des Mayas est morte, en même temps que leur système politique, alors que leurs descendants, génétiquement et culturellement, sont toujours vivants et parlent les langues mayas? La question ne peut sans doute pas être tranchée, et elle est moins importante que celle des processus sociaux ou mentaux qui règlent la vie des symboles, leur cycle de croissance ou de développement.
Parmi ces processus, il en est un qui peut sembler particulièrement intéressant dans le contexte d’une recherche sur la nature et sur le destin de l’argent. Il s’agit du processus de l’inflation. Contrairement à ce que suggère le terme, l’inflation est plutôt une baisse de pouvoir. L’inflation s’appelle aussi dévaluation quand on en mesure les effets au plan international plutôt que local. L’inflation ou la dévaluation ne sont pas, en soi, des phénomènes économiques ou monétaires. Ce sont des phénomènes symboliques. L’inflation résulte d’une certaine usure du symbole, une perte dans son pouvoir évocateur, que ce pouvoir s’exerce sur le strict plan de la valeur (comme c’est le cas pour la monnaie) ou sur le plan plus complexe encore de la signification. On peut voir les éléments significatifs de beaucoup de rituels sociaux connaître peu à peu une forme d’inflation. Par exemple, les rituels spectaculaires de la mise à mort des prisonniers aztèques ont pris une forme de plus en plus colossale, à mesure que s’érodait, pour ainsi dire, leur capacité de frapper l’imagination en provoquant la dose d’horreur requise pour le maintien de l’ordre social et mental. Il en va de même pour la quantité de morts ou de sang présentés sur les écrans de la télé ou du cinéma, dont la courbe inflationniste suit à peu près celle des budgets de production.
C’est un phénomène bien connu. Ce qui l’est moins, c’est le caractère très général du processus en cause, notamment dans le langage, dans la mode vestimentaire, dans la musique, et de façon générale, dans tous les éléments qui entrent sur la scène sociale: l’automobile, les sports, la maison, les titres, etc. À la base, il y a sans doute un phénomène de nature psychique, lié à la diminution d’intensité des réactions déclenchées par tel ou tel stimulus. Sur le plan social (i.e. interindividuel), cela se répercute sous la forme d’une dévaluation de l’impact du signal et du besoin ressenti de compenser cette dévaluation par une inflation du signifiant. C’est ainsi qu’on verra grossir les autos, s’allonger les talons déjà hauts ou les cous déjà longs, s’étendre les zones épilées, s’épaissir les contrats, se gonfler les budgets ou les équipes de vice-présidents. Mais il y a certaines limites imposées par la performance des institutions. Ou même par les lois physiques : les automobiles d’un kilomètre seraient difficiles à stationner et l’impression du papier-monnaie prendrait fin avec la disparition du dernier arbre.
À propos de l’argent, on distingue l’inflation, qui est l’augmentation des prix, et la dévaluation, qui désigne plutôt la baisse du pouvoir d’achat d’une monnaie dans le commerce international. À propos des autres symboles sociaux, on peut aussi distinguer deux aspects complémentaires du processus. Dans le premier type de situations, c’est le signifiant qui est peu à peu amplifié tout en produisant à peu près le même sens. Par exemple, la longueur du char, exprimant le statut social, finira par atteindre les proportions ridicules des limousines allongées. On pourrait ici parler d’inflation. Dans l’autre type de situations, c’est plutôt le signifié qui se trouve progressivement affaibli, à mesure qu’un même signifiant est utilisé dans une gamme élargie de situations. Par exemple, un “ festival ”, désignant d’abord une série de fêtes, finira par être utilisé pour parler du plat du jour en spécial dans quelques restaurants pendant une certaine période, où l’on prétend célébrer le festival du homard ou de l’huître. Il en va de même pour le titre de “ président du conseil d’administration ” qui finit par être utilisé dans le club de quilles de la paroisse St-Gilles. L’étiquette “ dévaluation ” semblerait ici plus appropriée.
À première vue, ces deux aspects complémentaires semblent résulter d’un même processus mental interindividuel, et prendre place dans la construction du rapport signifiant/signifié. Il y a quand même une nuance importante entre les deux. Dans l’inflation symbolique, c’est l’impact ou le pouvoir du symbole sur les autres qui s’effrite et que nous tentons de compenser en grossissant le signifiant. Par contre, la dévaluation semblerait plutôt résulter d’un certain abus quant à l’usage du symbole dans un éventail de plus en plus étendu de situations. C’est le cas, par exemple dans le domaine vestimentaire, avec l’utilisation des griffes commerciales qui étaient originellement chargées de prestige (i.e. vendues très cher) mais qui finissent par être utilisées pour vendre des produits tout à fait courants, en misant plutôt sur le volume pour accroître le profit. Ainsi, le signifiant grossit avec l’inflation, tandis qu’avec la dévaluation, il se multiplie sous la même forme
Dans le cas des monnaies, l’hyperinflation (ou l’hyperdévaluation) aboutit normalement à la suppression de la monnaie usée, aussitôt suivie par son remplacement par une nouvelle monnaie. Par exemple, le Brésil a changé quatre fois de monnaie en moins de vingt ans, en plus de connaître des périodes d’inflation vertigineuse. Combien de milliards de vieux cruzeiros de 1984 faudrait-il fournir pour obtenir un seul dollar, ou même un seul real actuel ? Même si nous souhaitons y voir une simple réincarnation de l’âme monétaire, ce processus a aussi ses limites. À une autre échelle, il pourrait aboutir à la mort de l’argent, comme ce fut le cas pour le commerce des indulgences, surtout s’il est accompagné par d’autres formes de dérèglements institutionnels.
La vie des symboles ne peut pas être analysée en les examinant un par un, puisqu’ils sont, par essence, des éléments de systèmes: les langues, les mythes, les religions, les cosmologies, les sciences, les arts, les jeux, les sports, les systèmes économiques, juridiques, politiques, etc. On a vu que l’argent est un peu tout ça. Sans prétendre construire une théorie générale sur la transformation des systèmes symboliques, on peut examiner la question de leur destin à long terme. J’ai évoqué plus haut l’exemple des rituels aztèques impliquant la mise à mort de centaines – voire de milliers, si l’on se fie aux chroniqueurs espagnols d’après la conquête – de prisonniers de guerre, exécutés publiquement au cours de rituels spectaculaires. Officiellement, les prétextes étaient “ religieux ”. Il s’agissait d’assurer l’ordre cosmique en payant aux dieux assoiffés de sang un digne tribut. En pratique, cela devait aussi consolider le pouvoir central des dirigeants aztèques en acheminant un signal approprié jusqu’aux régions périphériques tentées par l’autonomie ou la rébellion. Même si les rituels aztèques ne nous sont pas connus à toutes les étapes de leur histoire, on peut supposer que les “ cérémonies ” sont devenues de plus en plus fastes à mesure que s’étendait leur empire, et à mesure qu’une certaine inflation était requise pour produire un impact équivalent dans l’imagination de tous leurs sujets et assurer le succès de cette entreprise de relations publiques. Les cas d’inflation dans l’horreur, comme instrument politique, sont malheureusement fort nombreux. À la même époque, on peut certainement évoquer les exécutions publiques des “ sorcières ” en Europe, ou les tortures sophistiquées de l’Inquisition espagnole, sous des prétextes non moins “ religieux ”.
Dans de tels cas, on note aussi une sorte d’inflation des symboles, mais comme c’est tout un système idéologique et social qui est concerné, il peut sembler plus juste de parler d’une dérive globale du système. Jusqu’à quel point peut-on aussi invoquer les symptômes d’une dérive à propos de plusieurs de nos institutions? La tentation est forte dans bien des cas: nos structures administratives publiques et privées, nos conventions collectives de travail, notre système d’impôts et ses innombrables ramifications, nos législations et réglementations à tous les paliers de l’administration publique, nos procédures juridiques, etc. La pile des “ politiques institutionnelles ” d’un seul collège québécois formerait déjà une jolie masse. La durée et la complexité des cérémonies d’attribution du nom chez les Kayapos vivant en Amazonie étonnent à première vue mais ce serait un étonnement bien réciproque si les Kayapos avaient assisté au procès d’O. J. Simpson, à celui de Slobodan Milocevic, ou à celui des dix-sept Hell’s Angels, accusés simultanément dans un nouveau palais de justice spécialement construit à Montréal pour la circonstance. Quant à la composante monétaire de ces dérives, elle a de quoi donner des vertiges. Qu’on pense seulement à ce procès intenté aux États-Unis contre la compagnie Philip Morris, accusée d’être responsable du cancer d’un fumeuse et condamnée par un jury à lui verser des dommages exemplaires de 28 milliards de dollars (1 120 BAMES).
Parler de dérive dans toutes ces situations relève-t-il d’une simple opinion, d’une perception subjective? Il est certain que les perceptions d’un même système social divergent et même s’opposent, et qu’il n’existe aucune méthode objective pour trancher de telles questions. Par contre, lorsque la dynamique même des institutions suspectées de dérive semble aboutir par elle-même à un état de paralysie ou de crise majeure, voire à leur abandon pur et simple, on peut sans doute conclure à une certaine objectivité dans le constat d’une dérive préalable. Subjectivement, un grand nombre d’institutions associées à l’argent me semblent être en processus de dérive, et l’avenir dira si ce processus aboutit à des crises majeures, à leur paralysie ou à leur remplacement.
Ce processus de dérive n’est pas seulement une sorte de macro-inflation et de macro-dévaluation appliquée à l’échelle d’une institution ou d’un complexe d’institutions; il implique aussi un changement de trajectoire, une déviation. Un exemple, parmi bien d’autres, est celui du processus de la recherche universitaire qui, pour bien des “ chercheurs ”, a dérivé de la recherche de connaissances vers la recherche de subventions et la course à la publication d’articles co-signés.
Sur le plan proprement monétaire, la dérive peut être située sur deux axes principaux, deux axes perpendiculaires: celui des dévaluations monétaires (dans les rapports internationaux) et celui de la dérive institutionnelle qui accroît la distance entre les économies “ réelles ” et “ fictives ”. Le premier est fort bien connu des citoyens du troisième Monde, aussi bien qu’il est ignoré par ceux du premier. Toutes les monnaies de couleur, tout ce qui n’est pas “ blanc ”, subit depuis des siècles une dévaluation à peu près constante par rapport aux livres, dollars, francs, marks, yens ou euros. Cette dévaluation n’est pas un phénomène naturel; elle est décidée. Par exemple, en 1994, la Banque de France, qui gère aussi la monnaie des colonies, a décidé de dévaluer de moitié le franc-CFA utilisé en Côte d’Ivoire et dans une douzaine d’autres territoires de la Françafrique. Les colonels du FMI et de la BM appliquent à la lettre les directives des généraux en dévaluant les monnaies des pays “ ajustés ” selon un rythme qui est souvent décrété à l’avance pour plus de commodité. Pour le moment, ce mécanisme est parfaitement intégré au système des rapports Nord-Sud. Il gonfle la dette, le volume des biens achetés en “ monnaies fortes ” et celui des capitaux acceptés sans formalité comme réfugiés du Tiers-Monde. C’est une astuce vraiment très efficace, comme toutes les autres magies issues du génie monétaire, mais on peut logiquement se demander si une telle dérive peut se poursuivre sans limites.
Le deuxième axe de la dérive monétaire produit des effets qui peuvent être observés directement “ chez nous ” aussi bien qu’à l’échelle intermultinationale. Suivant cette trajectoire, l’argent a peu à peu abandonné sa fonction originale d’instrument pour faciliter le commerce, et il a fini par glisser dans le répertoire des œuvres de fiction. D’ores et déjà, son existence même est pratiquement aussi fictive que celle des personnages d’un roman, dans un grand nombre de secteurs de l’activité sociale. Bien sûr, on peut prétendre que c’est le cas pour la totalité des secteurs, l’argent étant depuis longtemps une réalité symbolique, depuis que sa valeur a été dissociée de la valeur du métal contenu dans une pièce. Comme on sait, l’argent est une catégorie de symboles qui relève de l’univers des valeurs plutôt que de celui des significations. Sur ce dernier plan, on peut dire que l’argent est un symbole parfaitement insignifiant.
Le caractère fictif de l’argent préoccupe les théoriciens de l’économie depuis que se sont constitués d’immenses pans d’économie fictive. Il préoccupe aussi les investisseurs et les politiciens depuis que les colonnes de chiffres publiées par plusieurs grandes corporations américaines se sont mises à se gonfler toutes seules et à entraîner un renflement encore plus grand dans celles de la Bourse, au point de provoquer, lorsque cela s’est su, le suicide de géants comme Enron et WorldCom, des colosses pesant respectivement 2 536 et 4 152 BAMES. Ce sont des accrocs au système mais qui ne font qu’en dévoiler la vraie nature, comme des lapsus révélateurs. Ce n’est pas la première fois que la Bourse croise “ l’économie réelle ” dans l’escalier qu’elle est en train de descendre ou de monter.
Dans la vie courante des États, le glissement progressif vers le plaisir de la fiction n’est pas moins inscrit dans les mœurs, et cette fiction n’a pas de liens particuliers avec la fraude ou la corruption, pas plus que dans les Bourses ou sur le marché des changes. L’argent sécrété en secret par l’État est toujours préblanchi et sans odeur, mais personne d’autre que l’État n’est aussi bien placé pour le cuisiner, lui donner les arômes des crédits d’impôt ou des crédits budgétaires, des subventions ou des programmes sociaux, des bons du trésor ou des certificats de placement. Ses instruments de comptabilité lui permettent de jouer dans une très grande liberté, limitée seulement par les agences de cotation du crédit. L’État peut escompter ou amortir, octroyer ou prélever, additionner ou soustraire dans un vaste choix de colonnes, celles des salaires de ses employés ou des régimes de pension, de retraite, d’assurance. Il a le choix des régimes à suivre pour garder la ligne. Par exemple, tout l’argent fiscal, celui qui est “ déduit à la source ” et “ payé en impôts ” par les employés des secteurs publics et parapublics, tout ce volume d’argent est encore plus fictif que bien d’autres puisqu’il ne circule même pas. Quelle sorte de vie peut mener de l’argent qui ne circule pas, ou seulement jusqu’à la colonne voisine? Sur mon relevé salarial, on pourrait aussi bien inscrire dix millions de dollars par quinzaine sur la petite case de l’impôt déduit, cela me ferait encore plus plaisir. Le producteur de fraises de l’Île d’Orléans doit payer de l’impôt sur les profits réalisés, pas le fonctionnaire ou le professeur. Pour ma part, je n’ai jamais réellement payé d’impôt et cette opération compliquée me permet au contraire d’obtenir un petit supplément, appelé “ retour d’impôt ”, qui me semble encore plus réel dans la mesure où je peux l’échanger contre un bien quelconque.
La haute voltige à laquelle se livrent les vicaires de l’État n’est pas sans analogie avec celle des grandes corporations, même si la terminologie change, ainsi que le style de jeu. La monnaie que ces dernières émettent s’appelle des “ actions ” ou des “ options ”. Leurs besoins d’évasion sont comblés par divers types de paradis fiscaux. Leurs régies et leurs offices portent les jolis noms de “ fiducies ” ou de “ fondations ”, et ils peuvent y jouer à la cachette après avoir bandé les yeux du fisc. En fait, l’argent de haute voltige est un jeu qui ne se joue pas surtout dans les casinos mais dans les clubs de golf, ces cercles où il ne se pratique aucune ségrégation entre grands bourgeois et politiciens prolétaires et où on peut s’échanger de bons trucs. C’est ainsi que l’État canadien et l’État québécois, dans un souci de bonne gouvernance, se sont mis eux aussi à créer des fondations comme n’importe quelle compagnie privée. Peut-être pourrons-nous bientôt payer nos impôts en airmiles.
Si on peut douter de l’existence réelle de l’argent jusque dans les sphères de l’État, son créateur, dans celles des plus respectables fondations consacrées à l’art ou au patrimoine, pourquoi ne pas en douter aussi quand il est dans nos poches ? Nous n’en sommes pas là. La foi des fidèles est intacte, mais dans les conclaves, il semble se passer des choses qui peuvent nous laisser songeurs, nous pauvres riches ordinaires. Le problème sous-jacent à toutes ces inquiétudes, c’est celui de la dérive des institutions, elle-même liée au phénomène de l’inflation ou de la dévaluation symbolique. Ce sont des “ mécanismes sociaux ” dont nous comprenons encore mal le fonctionnement, en partie parce que nous avons choisi d’en ignorer les fondements neurologiques, préférant réserver la biologie à nos théories du talent, des besoins, de la race, de l’évolution, de l’adaptation ou de la “ fitness ”. Mais les lois de l’esprit sont de vraies lois naturelles. Elles produisent leurs résultats dans nos cerveaux aussi sûrement que les lois physiques applicables à nos rapports environnementaux. Le fait que nous ignorions leur portée ou leur fonctionnement ne supprime pas leur action. Il ne fait que nous laisser à leur merci.
Si la dynamique des symboles possède une vie propre, indépendante de celle des volcans ou des climats, cette vie ne constitue pas seulement un niveau de réalité mais elle intervient réellement comme l’un des moteurs du changement social, de la transformation des sociétés à court et à long terme. L’inflation des symboles est constamment à l’œuvre dans chaque culture, même si ses lois, son rythme et ses conséquences n’ont pas beaucoup retenu notre attention, en dehors de nos soucis pratiques sur la gestion des monnaies. La dérive institutionnelle qui lui est liée n’est pas moins réelle, même si nous l’accompagnons suffisamment pour ne pas en ressentir les tourbillons. Ces leviers du changement culturel et social agissent autant dans nos rapports internes, sur le plan des cultures locales, que dans nos rapports “ internationaux ”, qui commencent aussi à être perçus comme internes à mesure qu’émerge une conscience planétaire. Et les deux dynamiques se répercutent l’une sur l’autre. Le fait qu’il n’y aura bientôt plus d’externalité, si la globalisation consomme sa victoire finale, devrait aussi altérer cette dynamique. Pour le moment, l’Occident poursuit sa trajectoire. Il continue à développer une culture de plus en plus matérialiste et de plus en plus individualiste, avec l’argent pour faire prendre la sauce.
Parallèlement, le moteur matériel du changement est aussi activé. Il ne se contente pas de fournir un arrière-plan à l’existence humaine et sociale. En plus des changements environnementaux, c’est la croissance démographique qui se poursuit, même si son rythme infernal du dernier siècle a fléchi, et qui maintient la pression sur le développement technologique. Mais ce dernier ne fait pas que réagir à la pression démographique, il vole aussi de ses propres ailes, sous la poussée du moteur symbolique qui incite les Occidentaux à affirmer de plus en plus leur identité en opposition à celle des Autres, en développant de la technologie pour le plaisir symbolique de la chose. Des boucliers spatiaux contre les extraterrestres ou contre “ l’axe du mal ”, des ordinateurs obèses, des robots fabricateurs de robots, des chirurgies contre la laideur, etc. Le moteur symbolique et le moteur matériel sont un peu comme les deux chevaux d’un équipage : ils ne tirent pas seulement en parallèle, car chacun peut aussi entraîner l’autre dans sa course. La course aux armements, la course au clonage ou la course dans l’espace ne sont pas surtout des réponses aux besoins alimentaires d’une population en croissance. Ce sont des rivalités du même ordre que celles entre deux voisins pour la plus belle pelouse ou le plus beau bronzage. L’impact matériel de la dérive symbolique est d’autant plus grand que nos symboles prennent une forme matérielle, et qu’on se met parfois à rivaliser pour la plus grosse pyramide ou la plus longue muraille. Les châteaux ou les grosses bagnoles, les casinos ou les sièges sociaux sont aussi des objets, des signifiants. Qu’ils soient symboliquement équivalents à un titre ou à une couronne ne change pas le fait que leur impact environnemental est infiniment plus considérable. C’est la nature même du symbole, le lien conventionnel entre un signifiant matériel et un signifié mental, qui constitue le principal point de jonction entre les deux principaux moteurs du changement.
La dynamique sociale
J’ai avoué, au début de ce chapitre, que j’avais certains doutes concernant le nombre des moteurs dont il faudrait tenir compte, mais je n’ai pas de doutes sur les deux premiers. Le changement est soumis aux lois de la physique, à tout ce qui intervient dans la dimension matérielle de notre existence. Il obéit aussi à une dynamique qui se déroule à l’intérieur de nos neurones, là où naissent et meurent les symboles, les cultures, les mythes, les lois, les institutions. Bref, dans la dimension spirituelle de notre existence. Le troisième moteur, celui dont on parle le plus souvent dans les sciences sociales, c’est celui qui relèverait de lois proprement sociales, c’est-à-dire ni physiques ni biologiques. Mon sentiment personnel – le sentiment est toujours un ingrédient de base pour faire des théories, surtout en anthropologie naïve –, c’est qu’on peut décrire les phénomènes humains, les processus sociaux, les différents mécanismes de la vie en société, mais qu’il n’existe pas de lois sociales proprement dites, et que les changements sociaux ne sont pas provoqués par un troisième moteur de nature “ sociale ”. J’avoue cependant n’avoir aucune certitude à ce sujet. En sciences humaines, nous pouvons tolérer un certain degré de flou dans les concepts et dans le découpage de la réalité. Nous n’avons pas vraiment le choix. Ce n’est pas seulement à cause de la complexité de l’objet, tellement plus grande que celle des atomes, des galaxies ou des neurones, mais aussi et surtout parce que le discours des sciences humaines produit souvent des inventions plutôt que des découvertes, des institutions plutôt que des connaissances.
Les raisons de mon doute ne sont pas seulement intuitives. La réalité sociale est une réalité intersubjective. L’argent en est une parfaite illustration. Ce que nous pouvons voir est matériel, et ce qui nous permet de voir et de penser est de nature neurologique. Entre les deux, il y a des interactions mais pas un nouvel ordre de réalité régi par des lois propres. Du moins pas des lois que nous aurions pu identifier encore. Le supposé moteur social du changement pourrait bien n’être que l’illusion du remous causé par l’interaction des deux autres.
L’autre considération qui alimente mes doutes, c’est le fait que l’abondant discours des sciences sociales, de l’économique jusqu’à l’anthropologie, ne semble jamais pouvoir se distancier de sa fonction sociale ou idéologique. Cela devrait au moins alimenter le scepticisme sur la rigueur de nos théories, de nos modèles, de nos concepts, et encore plus de nos “ faits ”. Malgré toutes ces angoisses épistémologiques, nous n’avons pas vraiment d’autre choix que d’utiliser ce langage et cette expérience pour réfléchir à la question du changement.
Les explications du changement social ont généralement tourné autour de quelques modèles principaux, reformulés dans de nombreuses variantes. Le principal, et le plus durable, reste l’évolutionnisme et toutes ses reformulations dans le vocabulaire du “ développement ”, des pays “ en voie de développement ” ou “ moins avancés ”, pour écarter les significations dérivées de la terminologie originale, qui aurait donné les “ pays barbares ” et les “ pays sauvages ” (ou “ primitifs ”). Logiquement, si L’État du monde publiait aussi des statistiques sur les petites sociétés communautaires sans argent, sans écriture et sans villes, il faudrait leur attribuer le degré zéro du développement, avec un revenu per capita égal à zéro, un taux d’alphabétisation égal à zéro, un taux d’urbanisation égal à zéro. La conception évolutionniste du changement demeure inscrite dans nos structures langagières aussi profondément que le sexisme. Elle a surtout identifié la technologie comme moteur du changement, c’est-à-dire qu’elle s’en est tenue à une certaine conception des rapports entre les humains et leur environnement, une conception qui ignore l’essentiel, soit le fait que les humains fabriquent des cultures. Sous la surface, le moteur de l’“ évolution ” technologique semblait toujours dériver d’un autre substrat imaginaire, soit l’évolution du cerveau. Mais le fait est que, depuis l’apparition de notre espèce, le cerveau humain n’a pas changé. Du moins, son enveloppe osseuse n’a pas changé et aucun indice ne permet de supposer qu’il aurait changé au niveau microscopique, pas plus que celui des lions ou des grenouilles pendant la même durée. De quelque côté qu’on le retourne, l’évolutionnisme social a toutes les caractéristiques d’une idéologie plutôt que celles d’une théorie scientifique.
L’autre grande tradition marquant la réflexion sur le changement social, c’est celle du marxisme. Pour Marx et pour les générations de savants sociaux qui lui ont succédé, la question du changement social ne peut être comprise qu’à partir d’un moteur social, soit le système des rapports sociaux, la lutte des classes. Une sorte de moteur socio-économique en somme. Cette idée, même si elle n’est plus très souvent étiquetée comme marxiste, inspire les écrits de beaucoup de résistants à la mondialisation ou à la globalisation, dans sa version capitaliste et néo-libérale. Elle s’incarne concrètement dans la dynamique sociale. Les classes qui s’affrontent seraient simplement plus vastes. D’une part, une coalition de gouvernements et d’entreprises des pays riches, associée avec une “ élite ” financière et politique des pays pauvres et avec les dirigeants des puissantes organisations internationales (FMI, BM, OCDE, OMC) ; d’autre part, une absence de coalition entre des prolétariats dispersés dans les trois Mondes, sans organisation capable d’unifier leurs forces, et divisés en plus par leurs intérêts et par leur niveau de richesse. Je souscris tout à fait à ce portrait de la structure sociale mondialisée, mais il omet un aspect très important, celui de la culture, de la diversité culturelle. Marx, qui a été classé comme sociologue, économiste ou philosophe mais pas comme anthropologue, n’y a d’ailleurs pas consacré une part très importante de sa réflexion. La nature de la culture, de la diversité culturelle et des rapports entre cultures me semble au contraire être un élément incontournable pour comprendre les changements en cours et ceux du passé. De plus, même si la théorie de Marx est désignée comme étant du “ matérialisme historique ”, la question environnementale ou écologique, moins préoccupante à son époque, n’y occupait pas une place centrale, du moins pas dans l’analyse des processus contemporains. Elle a cependant été reprise par les penseurs de l’altermondialisation.
La réalité des différences culturelles, leur profondeur et leur amplitude, est une réalité aussi incontournable et aussi lourde de conséquences que les limites de nos ressources naturelles. Il est tout aussi absurde d’assumer que l’argent sera capable d’uniformiser culturellement la planète que de prétendre qu’il fournira des solutions miracles à toutes les pénuries, à tous les dérèglements environnementaux qu’il provoque. D’autant plus que la logique monétaire ne semble jamais prendre acte de ses méfaits écologiques ni des réactions culturelles identitaires qu’elle suscite. Sans nécessairement prendre la forme d’une lutte des cultures qui se substituerait à la lutte des classes, les rapports interculturels seront toujours problématiques et déterminants dans les relations humaines. Leur dynamique est, par nature, très différence de celle des classes sociales, même si la logique des rapports de classe s’applique aussi aux rapports internationaux, et même si elle engendre en même temps des différences culturelles entre les classes sociales, y compris dans une société locale prétendument homogène sur le plan culturel. C’est que le rapport interculturel est bien plus ancien que la lutte des classes. Il a été vécu et continue d’être vécu dans les rapports entre les petites communautés aussi bien qu’entre les grosses. Il fait en quelque sorte partie de la nature humaine, ce qui n’est pas le cas des classes sociales. Pour en identifier les mécanismes, et en particulier le rôle de l’ethnocentrisme et celui de l’opposition identitaire, il faut d’abord sortir des ornières où la vision occidentale du monde nous a enlisés à cet égard, en niant ou en ignorant cette diversité culturelle et en lui substituant l’image d’un éventail réduit à deux ou trois cultures : la noire, la jaune et la blanche, la traditionnelle et la moderne, la nomade et la sédentaire, la rurale et l’urbaine, l’orientale et l’occidentale, soit toute une série de catégorisations élémentaires qui satisfont la majorité des “ scientifiques ”, et en particulier les adeptes de la géographie culturelle qui manquent de couleurs pour mettre les 7 000 langues humaines sur leurs cartes. Non seulement les humains créent des cultures, des cultures différentes, mais ils y tiennent et ils les transforment continuellement pour affirmer leurs identités en opposition aux autres. Même quand ça coûte plus cher. Les véhicules risquent de se croiser encore longtemps sur leur droite en Grande-Bretagne et sur leur gauche en France, même si la création des identités distinctes pourrait se réaliser à travers bien d’autres symboles.
S’il y a bien un troisième moteur social en action, et si nous pouvons en tenir compte dans une exploration de nos avenirs possibles, la grande marche de la globalisation monétaire doit bien sûr être examinée à la lumière des rapports sociaux entre dominants et dominés, dans ce processus de lutte des classes qui “ nous ” semble dépassé seulement parce que “ nous ” sommes tous riches, mais aussi à la lumière des rapports interculturels et identitaires qui les transcendent et qui interviennent aussi bien dans les relations entre riches et pauvres qu’entre les riches eux-mêmes et entre les pauvres eux-mêmes.
Chapitre 13
La théorie des trois ou quatre états
La conversion était autrefois l’œuvre des missionnaires. Aujourd’hui, c’est celle des cambistes.
Mon hésitation sur le nombre d’états à distinguer ne relève pas du doute épistémologique et elle ne concerne pas non plus l’existence d’un quatrième Monde en dehors du tiers état mondialisé. Puisqu’il s’agit d’états successifs, elle marque simplement l’incertitude quant à un quatrième état qui pourrait succéder au règne de l’Argent, comme ce dernier a succédé à l’empire de la Religion, elle-même héritière de l’institution Parenté. Cette idée, évoquée à diverses reprises, est à la base de toute mon interrogation sur une éventuelle mort de l’argent.
À mon grand regret, ce type de modèle théorique, de nature historique, risque de séduire l’Occidental parce qu’il a des allures familières[52]. L’évolutionnisme social a commencé par être un simple modèle explicatif avancé par des intellectuels britanniques et américains, notamment Edward Tylor, Henry Morgan et Herbert Spencer, dont les noms sont restés dans l’ombre de celui de leur collègue naturaliste Darwin. Leurs idées ont cependant connu un destin glorieux, sous des habillages moult fois renouvelés, jusqu’à fournir un axe central de la culture occidentale. Parler d’états successifs de la société risque toujours de fournir un habillage de plus, surtout s’il y en a trois. Sans précautions, l’évocation de la Parenté risque de trouver bien vite, dans nos synapses, le chemin qui mène aux images du Primitif ou du Sauvage; la Religion risque de renvoyer directement au Barbare, et l’Argent, au Civilisé ou au Moderne (i.e. le pré-postmoderne). Et ce qui est plus grave encore, ce renvoi risque de nous mener non seulement à des époques différentes mais à des fractions de l’humanité actuelle représentées selon une logique évolutionniste, c’est-à-dire inégalement “ évoluées ”. C’est un risque qu’il me faut courir, après les mises en garde qui s’imposent.
Avancer l’idée que l’argent a pris la place de la religion – certains diraient plutôt celle de l’idéologie –, comme celle-ci avait remplacé la parenté en tant qu’institution centrale de la société, cela ne signifie évidemment pas que “ la société ” est seulement notre société. Il y a des sociétés humaines sans argent, sans État et sans idéologie d’État. Des sociétés où l’argent n’a pas opéré la dissolution des liens de parenté et ne s’est pas substitué aux dogmes religieux. Ce sont des faits qu’il ne faut pas perdre de vue. Mais il ne faut surtout pas perdre de vue qu’à toutes les époques, les sociétés humaines n’ont jamais été des entités séparées ou des trajectoires parallèles, selon l’image que l’évolutionnisme a réussi à fabriquer. Voir “ le Tiers-Monde ” ou n’importe laquelle de ses composantes comme une image de notre passé, comme une étape du démarrage ou de la croissance économique, comme une équivalence de notre 19e siècle, c’est une théorie parfaitement ridicule. Jamais l’Europe n’a été une Afrique en avance, jamais elle n’a été colonisée – sauf en Espagne maure – ou ajustée structurellement, jamais elle n’a été endettée vis-à-vis de l’extérieur ou exportatrice de matières premières. Comment réussit-on encore à croire et à faire croire que le développement de l’Afrique n’est qu’une question de retard, qu’un peu de patience s’impose et qu’il suffit d’appliquer les recettes occidentales? Des recettes – telles que l’émigration, le protectionnisme, le support de l’État aux entreprises, etc. – que l’Occident prend soin d’interdire au Tiers-Monde, ainsi que l’explique fort bien Sophie Bessis[53].
Si l’équivalence d’un état antérieur et d’un état extérieur est une pure illusion fabriquée par la magie de nos savants, il n’en demeure pas moins essentiel de lire l’histoire en gardant à l’esprit toute l’étendue de la société humaine, en faisant le lien avec la réalité contemporaine de chaque société. Ainsi, quand Fernand Braudel affirme que la révolution industrielle a “ coupé en deux l’histoire des hommes[54] ”, il énonce une sorte de vérité historique mais, en même temps, il en cache une autre qui est encore plus importante. Le fait que la révolution industrielle a surtout coupé en deux l’humanité. Elle s’est produite comme résultat d’un rapport Nord-Sud et elle a engendré une série d’autres conséquences qui ont accentué la fracture. Quant au triomphe de la religion sur la parenté, il n’est pas seulement le résultat d’un processus social interne. Il est aussi le résultat d’une conquête sur les voisins, au même titre que la victoire de l’argent sur la religion. De plus, il ne faut pas perdre de vue que ces victoires proclamées ne sont jamais complètes. L’islam ou l’hindouisme sont bien vivants, le socialisme n’a pas capitulé à Cuba, et la résistance d’un grand nombre de petites communautés, du cercle polaire à l’Amazonie, en passant par le Chiapas, n’a pas faibli depuis cinq cents ans.
Le grossissement comme voie évolutive
La succession de formules sociales axées sur la parenté, puis sur la religion et sur l’argent n’a rien d’une trajectoire “ évolutive ”. Il s’agit seulement de transformations sociales, qui n’ont rien à voir avec une qualité accrue ou un progrès. Pourtant, sur le terrain des analogies, rien n’interdit de faire des comparaisons avec l’univers de l’évolution biologique. Je dirais que la principale analogie qui saute aux yeux est celle avec l’ère des dinosaures ou des mastodontes. C’est la formule du grossissement comme recette du succès. Les sociétés à fondements religieux ou idéologiques sont surtout plus grosses que celles où la parenté fonde l’ordre social, et plus petites que la société mondialisée qui se nourrit d’argent. L’humanité a grossi, et c’est l’échelle de grandeur des processus sociaux qui est en cause. Sur le terrain biologique, nous savons que la trajectoire évolutive des mastodontes a pris fin. S’agit-il d’un mauvais choix ou d’un simple accident dû à une météorite, comme le suggèrent beaucoup d’indices? Le résultat est qu’il reste quelques éléphants sur terre et quelques baleines dans les océans, mais beaucoup plus d’insectes, par exemple. Environ dix millions d’espèces différentes. Et les seuls lombrics, ces vulgaires vers de terre, forment une biomasse supérieure à celle des humains, cette espèce “ extraterrestre ” qui se considère supérieure aux vers de terre et à toutes les autres espèces qui vivent dans la terre ou sur la terre. Dans l’univers humain, il reste que les petites sociétés ont presque disparu au profit des grosses, puis de la grosse.
La séquence qui récapitule cette longue histoire pourrait sans doute être découpée en un nombre d’étapes supérieur à trois. Si je me contente de trois, c’est sans doute un résultat de mon conditionnement culturel. Tout en poursuivant cette tradition, un petit tableau récapitulatif peut être utile.
Système dominant | Type de société | Règle | Cosmologie |
Parenté | Communauté | Réciprocité | Humain global |
Religion | État/Empire | Soumission | Surnaturel |
Argent | Soc. internationale | Domination | Individu matériel |
Tel que résumé dans ce tableau, un découpage de la durée humaine réduit cette fabuleuse histoire à seulement trois formes principales de vie en société. D’abord une période immensément longue, difficile à connaître ou même à imaginer, au cours de laquelle les humains ont préféré développer des sociétés de petite taille, qu’on peut appeler des communautés même si ce terme n’implique en soi aucune limite de taille. Le système social servant de fondement à tous les autres serait la parenté et les échanges sociaux, en particulier ceux de nature économique, reposeraient sur une règle de réciprocité. C’est le principe du don et du contre-don, ou de l’échange généralisé, qui n’effectue pas le retour ou le remboursement au donateur lui-même, mais l’étend à des cercles qui unissent toute la communauté, selon un concept que la notion de réciprocité n’exprime pas exactement. La colonne “ cosmologie ” est encore plus floue. Elle exprime une idée très superficielle de la cosmologie, en gommant toutes les variantes réelles sous une étiquette, “ l’humain global ”, qui sert surtout à marquer une distinction avec les cosmologies des autres états.
À partir d’une époque de l’humanité plus récente et un peu mieux documentée, on note l’apparition de sociétés plus grosses, soit les divers États et empires régionaux qui ont pris forme en différents points de la planète : au Moyen-Orient, mais aussi en Chine, dans le Sud-Est asiatique, en Afrique, puis en Europe, au Japon, en Amérique centrale et en Amérique du Sud, et peu à peu sur toute l’étendue de la planète, en incorporant les dernières petites communautés au moins sur le plan du territoire revendiqué et coloré sur nos cartes géographiques. Le plus grand empire régional a été la Chine mais les empires coloniaux de l’Espagne et de l’Angleterre n’en diffèrent pas tellement, si ce n’est par le caractère fragmenté des territoires conquis et annexés. De tous ces systèmes sociaux, il semble bien qu’on puisse dégager certains traits communs, notamment une exigence de soumission de la part des citoyens, une soumission réalisée d’abord par les armes mais peu à peu obtenue par des idéologies, des religions d’État qui, pour autant qu’on puisse les connaître, semblaient toujours s’insérer dans une cosmologie incluant un principe transcendant, une référence à un surnaturel quelconque : le paradis ou le nirvana, le serpent à plumes ou la colombe, la vache sacrée ou le prophète.
Il est impossible de préciser la date exacte où la première “ tribu ” humaine a décidé d’en réduire une autre en esclavage et a entrepris de lui apprendre que l’obéissance serait récompensée dans l’au-delà, mais on a pu identifier avec précision la date où a pris fin le règne des idéologies et où a été consommée la victoire finale de l’argent sur la religion. C’était le 9 novembre 1989, au moment où les premières pierres ont été arrachées au mur de Berlin, ce symbole de la fracture idéologique, ce qui a suffi pour qu’on proclame “ la fin de l’histoire [55] ”. Ça fait seulement quatorze ans, et j’ose suggérer qu’on réfléchisse aussi à la mort de l’argent. Mais il faut tenir compte de l’accélération de l’histoire : la deuxième période a aussi été bien plus courte que la première. La société postreligieuse est planétaire. C’est le système international qui a, depuis quelques siècles déjà, réalisé une mondialisation sur le plan des échanges matériels, mais qui, sur le plan de nos représentations symboliques, a réussi à préserver l’illusion d’avoir affaire à des sociétés séparées, poursuivant des trajectoires parallèles à des vitesses différentes. Ce qu’on pourrait appeler une nationalisation symbolique, créée par les frontières, les drapeaux, les ambassades, les monnaies nationales, les jeux olympiques et tout le vocabulaire des relations prétendument “ internationales ”. Cette société, sous la gouverne occidentale et la gouvernance de ses alliés, a fabriqué une cosmologie orientée vers une valeur unique, à l’extrême opposé de toute considération surnaturelle, soit l’humain lui-même considéré comme une réalité biologique, la seule réalité, et par conséquent une réalité individuelle et non pas sociale. L’accroissement de l’espérance de vie matérielle en est le fleuron le plus glorieux, l’ultime justification. Ce qui ne l’empêche nullement de fonctionner sur la base d’un principe de domination qui se concrétise d’abord sous une forme matérielle, et dont le prototype est le bombardement. Les Afghans ou l’“ axe du mal ” n’en sont pas les seules cibles. Les “ indigènes ” de l’île de Tanna, dans le Pacifique, ont aussi été bombardés par une frégate britannique en 1865[56] pour les punir d’avoir fait fuir le missionnaire et pour permettre à ce dernier de se réinstaller dans l’île pour leur transmettre son message d’amour. Le commandement de cette religion est le même que celui du gouvernement Bush. C’est : “ Aime-moi ou je te tue. ”
Le langage des bombes est facile à apprendre. C’est dans cette langue que le réseau Al Quaida s’est exprimé pour gifler l’establishment financier de Washington et de New York. On y a vu une réplique à l’argent de la part de la religion ressuscitée, un dernier sursaut irrationnel. Les victimes ont été qualifiées de victimes, pas de dommages collatéraux. Ce qui reste à comprendre, c’est le résultat symbolique de l’opération, l’effet à long terme dans la conscience des six milliards d’humains, celle des riches comme celle des pauvres. Mais quoi qu’il advienne du règne de l’argent, jamais il ne pourra compter sur le sacrifice de ses adeptes. Jamais aucun ego ne sera kamikaze de l’argent et aucune somme d’argent ne saurait acheter une vie à son propriétaire. C’est bien la seule chose que l’argent ne saurait acheter.
Comme les bombes coûtent de plus en plus cher, l’argent, ayant remplacé la religion, a aussi civilisé ses méthodes pour obtenir la soumission, en tenant un autre discours : “ Travaille pour moi ou je te jette à la rue. Tu peux rêver du paradis temporel de l’argent, mais en attendant, tu mourras de faim ou de sida si tu ne t’agenouilles pas devant lui. ” Vu de l’intérieur de la classe riche, l’argent semble réussir à nous faire agir de la même façon que la religion, par l’intériorisation d’un principe qui serait simplement immanent plutôt que transcendant. Croire qu’il en va de même pour tous les citoyens est une illusion de plus. Si les pauvres obéissent, c’est surtout parce qu’un puissant et coûteux appareil institutionnel réussit à imposer les lois du riche, et parce que toutes les autres avenues sont systématiquement barrées.
C’est aussi à partir d’un point de vue de riches occidentaux, fiers de notre héritage monothéiste et jouissant du confort de l’air climatisé, que nous avons toujours voulu croire que la transformation des sociétés était un progrès, que le christianisme résultait d’une Lumière au même titre que la Déclaration de 1789, et que l’empereur Constantin avait décidé de l’imposer comme religion d’État à tout l’empire romain parce que c’était une religion d’amour. En tentant d’opérer un décentrement, d’imaginer le point de vue des autres et des “ pré- ”, tous les préagricoles, les prémodernes ou les prémondialisés, on peut chercher à identifier les vraies raisons du passage d’un état de société à un autre.
L’abandon progressif des institutions sociales dérivant de la parenté coïncide logiquement avec le grossissement de la société. Ce n’est pas quelque chose qui a pu être observé au moment de l’émergence des premiers États, ou qui pourrait être reconstitué historiquement, mais on a pu observer ce phénomène à d’autres époques, au moment où les petites communautés sont intégrées, de gré ou de force, dans des systèmes plus gros. La parenté, pour assurer le fonctionnement d’une société, exige des relations personnelles et une connaissance des liens entre les personnes. À cet égard, aucun autre type de société ne permet aussi pleinement à l’individu d’être une personne. Pas en théorie, selon des lois ou des chartes, mais en réalité, parce que chacun est toujours vu par d’autres personnes, pour lesquelles il est aussi une personne, plutôt qu’un passant, un électeur ou un client. Ce type de rapports est évidemment impossible dans des sociétés dépassant un certain seuil démographique, étant donné les limites de la mémoire et des possibilités d’expérience personnelle. Pour un petit nombre d’individus “ modernes ” à la recherche de ce bonheur perdu, la notoriété médiatique crée cette illusion de ne pas être un nobody, mais il s’agit bien d’une illusion car l’image médiatique est toujours un objet, pas une personne, même quand on y reconnaît un visage. Pour qu’une société de la taille de l’État puisse fonctionner, il faut établir des rapports impersonnels qui soient quand même coordonnés, soit par des moyens techniques de coercition, soit par le biais d’une idéologie intériorisée, la “ religion ”.
Quant au passage de la société-religion à la société-argent, ce sont des considérations semblables qui l’expliquent. La nature impersonnelle des relations est bien sûr maintenue, mais l’argent permet de transcender davantage les différences culturelles, ce qui permet une économie substantielle. Pour prendre la mesure approximative de cette économie, on peut se référer au contexte des colonies européennes. En plus des effectifs des colonisateurs, partageant les mêmes codes culturels et la même “ religion ” que la métropole, on a dû faire d’importants investissements en missions, en écoles, en médias ou autres moyens d’acculturation. Il s’agissait de “ convertir ” une partie des colonisés, à tout le moins des contremaîtres, des contrôleurs, des travailleurs plus ou moins spécialisés, bref une partie suffisante de la population pour encadrer l’autre partie, et qui pouvait conserver sa propre culture, sauf au niveau des tâches exigées d’elle. L’autre partie de la population, non réquisitionnée dans l’immédiat, conservait, elle, une certaine autonomie, de même que sa culture, le tout sous supervision et contrôle colonial. L’argent a progressivement gagné du terrain et étendu ses champs d’application, à mesure que son coût bien inférieur à celui de l’acculturation devenait plus évident : on pouvait simplement “ intéresser ” sans nécessairement convertir ou assimiler culturellement. L’efficacité de l’argent et de ses innombrables ramifications a même permis à l’Occident d’autoriser les “ indépendances ” avec l’assurance de conserver le même contrôle et la même rentabilité sur ses empires élargis. Il a même pu le faire à un coût inférieur, en épargnant le coût des administrations coloniales, peu efficaces au plan idéologique, et en développant à la place le système de l’aide internationale, doté d’un budget facultatif et bien plus rentable sur le plan idéologique, puisqu’il transformait le méchant colonisateur en gentil coopérant. L’expérience coloniale et postcoloniale a permis de mettre en place un système dont la performance est sans commune mesure avec celle du galion espagnol.
Pourquoi le système-argent, si magique et si efficace, devrait-il un jour céder la place à quelque chose d’autre ? Essentiellement, c’est parce qu’il ne résout pas les problèmes posés par une mondialisation plus étendue et plus achevée, et parce qu’il en crée de nouveaux, qu’il est incapable de résoudre. La question sera examinée un peu plus en détails dans la dernière partie du livre, en tentant de voir dans quelle direction nous poussent les principaux moteurs du changement. Auparavant, il faut aussi tenter de préciser dans quelle mesure le passage de la parenté à la religion, puis à l’argent, change la nature des rapports entre humains, dans quelle mesure on peut parler du remplacement d’une logique par une autre ou simplement d’une extension.
Moines et comptables
Selon la théorie des trois états esquissée ci-dessus, les sociétés humaines auraient remplacé leur système social central par un autre, chaque fois que la taille démographique de la société aurait rendu inopérant ou trop coûteux le système existant. Le passage de la petite communauté au système des rapports de classes a impliqué une transformation radicale des relations entre les humains, mais ce ne fut pas le cas lors du remplacement ultérieur de l’idéologie religieuse par l’idéologie monétaire. C’est que la dissolution de la communauté et son intégration dans un État a impliqué une double rupture, dont on mesure mal la profondeur, faute d’accorder la moindre attention aux humains des communautés appelées “ primitives ” ou “ préhistoriques ”. Cette double rupture implique : le remplacement des relations personnelles par des relations impersonnelles, et celui des rapports égalitaires par des rapports de domination.
Il est certain que “ la parenté ” n’a jamais disparu totalement, ni dans les États et empires antiques, ni dans l’économie-monde actuelle, mais son champ d’application a été restreint énormément, d’abord à celui de “ la famille ” et de la vie domestique, puis à fort peu de choses chez l’“ individu ” postmoderne, surtout celui de la classe occidentale. L’Occident actuel est devenu une société où la parenté a pris des allures de système en lambeaux. Cette décomposition, notamment quant à l’institution du mariage et quant au respect des aînés ou même des parents par les enfants, choque profondément le nouvel arrivant en provenance du troisième Monde. Cette décomposition est en partie compensée par une institutionnalisation très poussée des services sociaux, mais il s’agit de rapports impersonnels et les pratiques demeurent axées sur l’aspect technique (matériel) des besoins à combler. À vrai dire, dans tous ces changements sociaux, le seul qui puisse susciter davantage l’admiration des immigrants du troisième Monde, c’est le professionnalisme dont font preuve les intervenants au service de l’État.
Quant au passage de la prédominance de la religion à celle de l’argent, il a pu se faire de façon beaucoup plus graduelle et imperceptible, sans rupture brusque. La religion a vu son champ d’application se restreindre comme peau de chagrin, surtout en Occident encore une fois, mais elle n’a jamais disparu. En fait, elle s’est réincarnée tout simplement. J’ai souligné déjà les connexions nombreuses entre l’argent et la religion : dans l’attitude des fervents adeptes, dans l’intériorisation des règles et des préceptes, dans les similitudes au plan institutionnel, et jusque dans l’architecture classique des banques d’une certaine époque, empruntant le style à colonnades des anciens temples grecs ou romains. Si un quelconque doute subsistait encore à ce sujet, il suffirait de jeter un coup d’œil sur les billets émis par la banque centrale des États-Unis, sur lesquels est inscrite une prière: “ In God we trust ”.
La similitude entre les institutions monétaires et religieuses a été traitée avec beaucoup de finesse et beaucoup de sobriété par Fabrizzio Sabelli et Susan George[57], à propos de cette institution centrale qu’est la Banque mondiale. Pour ma part, j’éprouve plus de difficultés qu’eux avec la sobriété chaque fois que je jette un regard sur les tours à bureaux de gestionnaires et de boursicoteurs de tout acabit, car j’ai vraiment l’impression d’être en présence de sectes fanatiques ou intégristes, à tout le moins de dévots. Comme chez les moines de l’ancien régime, on a l’impression que l’argent réussit à aliéner des millions de fidèles en les soumettant à un maître suprême qui est, par surcroît, aimé. Il sert à justifier des guerres ou des tortures, des sacrifices ou des crimes perpétrés en son saint nom.
Autre élément de similitude : les monastères financiers sont tout à fait inutiles. Si d’un coup de baguette magique, on avait pu supprimer tous les monastères de la chrétienté, le reste de la société en aurait-il souffert beaucoup? Je pense que non, du moins pas de la même façon et au même degré que si on supprimait les clowns ou les producteurs de fraises. Non seulement il n’en résulterait aucune souffrance pour les autres mais, comme je l’ai évoqué plus haut, cela permettrait de libérer de fabuleuses ressources humaines. Sans disposer de mesures précises, on peut estimer qu’en Occident, la population des temples de la finance actuels serait du même ordre de grandeur, en pourcentage, que celle des monastères des régions et des époques les plus fanatiques de la Chrétienté. Taxer d’inutilité tous les “ travailleurs ” de la finance exigerait quelques nuances. Je ne prétends pas qu’il est impossible pour un entrepreneur capitaliste d’amasser un pécule personnel tout en organisant la production de biens utiles. Mais ce n’est pas le cas des spéculateurs ou des gestionnaires de portefeuilles. Même les analystes financiers admettraient que l’argent a généré une énorme excroissance parasitaire, dont un bon exemple est celle qui se greffe au système de santé aux États-Unis. La performance de ce système semble reposer sur la logique suivante : éviter à tout prix les fautes professionnelles pour empêcher que les primes d’assurances des médecins ne dépassent trop souvent les 100 000 dollars annuels, et que ne se multiplient les condamnations en cour, impliquant des indemnités moyennes de 3,5 millions de dollars[58]. Au sein de cette triade infernale médecin-assureur-avocat, quel pourcentage des avocats inscrits dans l’annuaire téléphonique de Las Vegas – où la liste de leurs noms compte 137 pages – sont en réalité des négociateurs d’ententes hors cour, à l’emploi de compagnies d’assurances désireuses d’économiser sur les frais juridiques encourus par les procès ? Un tel système de santé ne réussit pas à réduire les erreurs médicales, mais il réduit les soins de santé offerts à la population. Si l’espérance de vie des riches étasuniens est inférieure à celle des pauvres Cubains, ce n’est pas un problème de technologie ou de richesse, c’est un problème d’institutions. Théoriquement, l’argent peut être utile mais dans les faits, il est devenu nuisible, de sorte que taxer d’inutilité les temples de la finance est plutôt un euphémisme.
L’existence des moines et celle des comptables soulèvent le même type de questions anthropologiques. Comment expliquer une telle abondance de vocations financières ou religieuses ? Dans les sociétés féodales d’Europe, le monde était divisé en trois, comme chacun sait: la noblesse, le clergé et le tiers état. Dans un tel système, l’énigme, c’est bien sûr le clergé. Comment expliquer qu’une société humaine finisse par créer une classe sociale, et qui plus est, une classe privilégiée, composée de gens qui sont célibataires et sans enfants? Dans toute l’histoire de l’humanité, on ne trouve pratiquement aucune trace d’un tel comportement, à première vue “ antinaturel ”. Les Homo sapiens, comme les autres singes, ont des pulsions sexuelles, des émotions à la vue des bébés, et d’autres programmes innés qui garantissent en principe leur reproduction. Comment comprendre ce vaste mouvement de renoncement aux joies de la vie sexuelle et sensuelle, ainsi qu’au bonheur d’avoir des enfants? Une telle aberration n’est pas unique, elle demeure toutefois très rare. Les moines bouddhistes du Népal en constituent un autre exemple, limité cependant à des communautés d’hommes.
La question peut sembler nous éloigner de la sphère monétaire mais toutes les dérives présentent des similitudes et dans ce cas-ci, on peut invoquer un phénomène de dérive institutionnelle, orientée suivant un processus d’opposition identitaire. Dérive et opposition identitaire sont deux processus qui me semblent aussi être à la base de la frénésie monétaire occidentale. Pour démontrer que les monastères de célibataires unisexes et sans enfants résultent d’une dérive, il faudrait pouvoir reconstituer les étapes de transformation qui ont conduit à leur prolifération, à partir de comportements plutôt sensés mais peu à peu amplifiés (par inflation et dévaluation) jusqu’à atteindre ce niveau de “ développement ”. Tout comme pour aboutir aux perruques poudrées des nobles, aux exécutions des prisonniers des Aztèques, à l’épaisseur des contrats entre corporations américaines. La démonstration n’est pas facile à faire, mais le scénario de dérive est assez plausible.
Quant au deuxième mécanisme, l’opposition identitaire, il est aussi indémontrable, bien que facilement défendable par de nombreux exemples. Il découle du désir de s’afficher comme différent des autres, aussi bien des autres qui nous ont précédés que des autres qui se trouvent en dehors du cercle de notre société. Comme le règne de la religion a succédé au règne de la parenté, la culture religieuse a exigé que nous nous affichions comme étant de plus en plus différents des sociétés communautaires fondées sur la parenté, celles du passé et celles de l’extérieur. Quoi de plus “ distinctif ” que des communautés de gens qui refusent le mariage, toute vie sexuelle, et les joies d’avoir des enfants, tout en consacrant leur vie à des réalités surnaturelles? Cela ressemble pas mal au comportement des Occidentaux qui ont choisi d’être le contraire de toutes les autres cultures antérieures ou extérieures à eux, c’est-à-dire individualistes et matérialistes, et cela à un degré de plus en plus extrême, au fil de la dérive symbolique et institutionnelle.
Le comportement des Occidentaux ressemble étrangement au comportement observé dans bien des petites communautés de femmes-girafes, d’hommes-léopards, de féroces guerriers parés d’un plateau labial ou d’un os dans le nez, qui semblent chercher à tout prix des artifices pour s’afficher comme différents des autres et pour incarner, dans l’esprit des autres, l’image d’êtres non humains, souvent dans le but précis de les tenir à distance. Cette impression, chez des observateurs étrangers, d’avoir affaire à des non humains n’est pas limitée aux rapports entre “ tribus ” hostiles. Les paysans mexicains ou haïtiens ont sans doute la même impression en voyant arriver chez eux des cohortes d’étudiants occidentaux, stagiaires ou adeptes de l’humanitaire, qui, à vingt ou vingt-cinq ans, ont encore l’air de grands enfants, n’ont jamais eu d’enfants et ne semblent même pas s’être posé la question de savoir s’ils en auraient un jour.
On aurait tort de croire que la passion religieuse à la source des monastères moyenâgeux constitue une sorte de manifestation ultime d’une dérive incontrôlée. La société moderne a reproduit à peu près les mêmes schémas de comportements dans une autre institution, la non-famille. Au-delà de notre obsession du calcul monétaire, ce que des observateurs étrangers trouveraient incompréhensible, c’est notre pourcentage croissant de personnes célibataires, souvent sans partenaires sexuels, sans enfants et sans désir d’en avoir, ou de personnes vivant en couple plus ou moins temporaire, également sans désir d’avoir des enfants, ou alors le moins possible. La chose est banale seulement quand elle est perçue de l’intérieur de la culture, tout comme nous avons toujours trouvé naturelle l’existence des monastères, mais de tels comportements sont très difficiles à expliquer à des gens d’autres cultures. Anthropologiquement, ces comportements sont donc des énigmes au même titre que n’importe quelle coutume exotique.
Dans le cas du renoncement à la reproduction, il est un peu plus facile de suivre les étapes de la dérive, et la conscience du caractère fini des ressources de la planète n’a pas grand chose à y voir. À partir du moment où des gens se mettent à limiter volontairement les naissances, dans un contexte d’opulence comme le nôtre, c’est la signification même des enfants et du “ mariage ” qui s’inverse pour devenir une entrave de plus à la liberté (conçue comme élargissement des choix), à l’épanouissement et au bonheur. Pour compenser le faible nombre d’enfants, ceux qui en ont deviennent quelque peu maniaques et font monter le prix à payer, en gardiennes, en cours privés, en vêtements ou articles de sport, ce qui rend vite un tel luxe inabordable et repousse encore plus les naissances jusqu’à un âge où la carrière sera suffisamment assurée – s’il n’est pas trop tard.
En même temps, le mariage et la vie de couple sont devenus beaucoup plus difficiles à vivre parce que les multiples impacts du féminisme, de concert avec d’autres changements sociaux – en particulier l’obsession du travail et de la carrière –, ont transformé tous les rapports entre hommes et femmes, toujours dans le sens d’une différence radicale avec les autres de l’extérieur ou de l’antérieur. Sans cette hypothèse d’un mécanisme de changement culturel orienté par le désir de se distinguer des autres, comment comprendre l’émergence du féminisme en Occident au XXe siècle? Pourquoi pas ailleurs? Et s’il faut à tout prix que ce soit en Occident, pourquoi pas au XVIIe ou au XVIIIe? Ça aurait fait une Lumière de plus ! Je ne suis pas en train de ranger le féminisme dans la catégorie des fanatismes religieux et boursiers. La seule analogie que je suggère concerne le type de mécanismes identitaires, alimentés par l’opposition, qui pourraient expliquer son émergence en Occident et à un certain moment de son histoire, de concert avec l’individualisme et l’idéologie des droits de la personne.
D’autres changements sociaux survenus en Occident sont également inexplicables sans cette hypothèse d’un processus identitaire carburant à l’opposition. Par exemple, toutes les sociétés non occidentales de la planète considèrent les personnes âgées comme dignes d’un très grand respect, alors que Nous les considérons comme dépassées, inutiles et encombrantes. Comment expliquer un tel fait social aussi absurde, du point de vue des Autres, que n’importe quel fanatisme religieux? Comme toujours, on invoquera des causes internes, telle que la rapidité du changement technologique et des bouleversements sociaux, qui rendraient les vieux réellement dépassés et inutiles. Mais ces bouleversements sociaux sont souvent bien plus rapides encore en Afrique, en Asie ou en Amérique latine, et ils peuvent se vivre sans entraîner une dévalorisation des vieux. Je ne prétends pas que nous avons choisi de dévaloriser les personnes âgées ou d’élaborer un culte de la jeunesse dans le but de nous distinguer des autres cultures, je dis seulement que ce sont là des résultats d’un changement culturel qui est globalement orienté par une dynamique identitaire d’opposition, conduisant à l’individualisme et au matérialisme, tel que présenté plus haut (cf. chapitre 9).
Le féminisme, la marginalisation des aînés, le célibat des jeunes Occidentaux riches, la chasteté des moines, ou la dévotion des comptables sont autant de phénomènes que nous nous contentons de prendre pour acquis, comme s’ils résultaient simplement d’une dynamique socioculturelle interne, en ignorant que “ notre société ” et “ notre culture ” ne se sont pas construites sous une cloche de verre, indépendamment des rapports établis avec les Autres. Pas plus que notre richesse ou notre “ développement ”.
La succession d’états de société ajustés à l’échelle démographique des sociétés qu’on veut faire fonctionner n’est pas analogue à la métamorphose de la chenille en papillon, surtout pas lors du passage de la phase religieuse à la phase monétaire. Ce sont toujours les mêmes humains qui agissent et les mêmes processus sociaux qui opèrent. Les contraintes écologiques n’étaient pas inexistantes avant l’émergence des premiers États, l’opposition identitaire et la dérive institutionnelles étaient aussi à l’œuvre à toutes les époques. Seuls ont changé les programmes particuliers que nous appelons des institutions sociales.
Le progrès et ses amis
Dès le début de cette partie, j’ai exposé mes doutes sur la possibilité d’interpréter les processus sociaux à long terme de façon impartiale. Pour les évolutionnistes, il est évident que chaque étape constituait un progrès. Pas pour moi. Mais où intervient l’évaluation subjective dans ce genre de construction ? Dans la sélection des faits ? Dans le choix du vocabulaire ? Dans les idéaux poursuivis ? Affirmer que ma société, c’est-à-dire ma société locale et ma société mondialisée, est maintenant dominée par l’argent, par les institutions de l’argent, me semble fort peu subjectif, tout comme affirmer qu’avant l’émergence des premiers États et empires, les petites communautés humaines étaient structurées surtout sur la base de leurs différents systèmes de parenté. Certaines successions de faits peuvent être établies. L’Occident est un type de société qui a émergé de la Chrétienté, même si, comme je l’ai proposé, il a aussi émergé d’un système de rapports coloniaux avec les autres peuples de la planète. En parler dans un vocabulaire neutre est une autre affaire. Mais comment croire que le discours dominant, lui, serait neutre ?
À propos de ce type de transformation historique, on peut formuler deux sortes de questions. La première sorte de questions tient au comment et au pourquoi, c’est-à-dire à la nature du processus qui a conduit à ce remplacement de la parenté par l’argent. Un autre processus analogue est-il en cours, menant, comme je le pense, à la disparition graduelle de l’argent pour faire place à une autre forme de société? La deuxième sorte de questions met en branle nos opinions sur tout ça. Le monde de l’argent est-il meilleur que celui qu’il a remplacé ou, à tout le moins, est-il moins pire? Et comment peut-on imaginer qu’un nouveau type de société puisse à la fois se substituer au libéral-capitalisme et offrir aux humains quelque chose de “ meilleur ”?
L’évaluation positive ou négative que chacun fait de la civilisation de l’argent ne dépend pas de nos valeurs, et encore moins d’une différence de personnalité individuelle. Guy Sorman[59] admire et défend “ le progrès ”. Il parle de technologie, pas de finance, soit, mais dans notre contexte social actuel, l’une est simplement l’acolyte de l’autre. Pour Bernard Perret, le progrès se présente directement sous les traits du marché : “ c’est le marché qui émancipe le plus sûrement et le plus rapidement[60] ”, pas la démocratie. Quelle émancipation? Bien sûr, celle de la technologie et de l’illusion de liberté qu’elle procure au riche qui réussit à ignorer toutes les contraintes sociales qu’il subit. Georg Simmel aussi voyait l’argent comme un instrument libératoire, mais il avait au moins l’excuse d’écrire à une autre époque. C’est cependant Alain Minc qui semble avoir les plus fortes convictions en cette matière. À son point de vue, “ jamais les individus n’ont été aussi libres. ” Il en est même au stade de l’euphorie : “ Nous sommes libres, immensément libres, complètement libres[61]. ” Il est assez normal que les maîtres se sentent plus libres que les esclaves. Alain Minc aurait-il ces élans d’enthousiasme en entrant le matin dans sa maquiladora, même assuré d’un maigre salaire pour se nourrir?
En fait, si l’argent a souvent pu se présenter comme instrument de liberté, s’il est si souvent rêvé comme tel, il ne libère jamais de façon durable, que l’on soit riche ou pauvre, car il nous transforme toujours en serviteurs, en ses serviteurs. Comme le résume André Gauron[62], “ curieuse liberté que celle qui rend l’individu esclave de cette quête sans fin de ce qui le moyen même de sa liberté. ” Pour un être humain, la liberté est toujours une construction subjective. Or les humains ont une extraordinaire capacité d’adaptation, qui passe par une extraordinaire capacité d’illusion. On peut penser que, si l’esclavage s’est maintenu pendant des siècles ou des millénaires, c’est, entre autres, grâce à cette capacité d’ignorer certains aspects de la réalité et de leur substituer une construction mentale plus supportable. Le citoyen occidental ordinaire actuel n’en use pas moins, pour réussir à ignorer toutes les contraintes de sa vie, à commencer par son esclavage de l’argent. Comme je l’ai suggéré dans l’introduction de ce livre, il n’en demeure pas moins que ces contraintes sont beaucoup plus lourdes et plus nombreuses – objectivement – que celles du chasseur-cueilleur vivant en petites communautés. Et c’est ce qui explique que les humains aient si longtemps refusé de se plier aux contraintes de l’agriculture et de l’élevage, jusqu’à n’avoir plus d’autres choix dans les zones à forte densité démographique. C’est que leur liberté de l’absence de contraintes valait plus que “ notre ” liberté de choix élargie.
De l’intérieur de la riche bulle occidentale, nous pouvons entonner en chœur les psaumes de notre immense liberté et de notre émancipation. Après tout, n’avons-“ nous ” pas tous été anoblis en 1789 en recevant le double titre de “ Citoyens ” et d’“ Hommes ”? Toutefois, si la question du progrès était tranchée de façon démocratique, par un vote planétaire, il ne fait aucun doute dans mon esprit que la vérité des riches serait battue à plate couture. Tout simplement parce que les pauvres sont bien plus nombreux à voir les choses de l’autre bout de la pompe à argent. Or ils ne jouissent ni de choix élargis, ni de l’absence de contraintes. On en est donc à une certaine forme d’“ objectivité ” quand il s’agit de faire un bilan global qui n’inclurait pas uniquement l’accroissement de l’espérance de vie, mais aussi la détérioration de l’environnement, la dépendance, la déculturation, la désorganisation sociale et tous les désespoirs qu’elle charrie. D’ailleurs, même l’espérance de vie est maintenant en régression dans certaines régions de l’Afrique sub-saharienne et dans l’ex-URSS. Que le bilan de l’argent soit enthousiaste lorsqu’il est tracé de l’intérieur de la bulle formée par la tribu riche, cela ne signifie pas que ce bilan soit plus “ scientifique ” que celui de n’importe quelle autre tribu.
Mon bilan personnel sur le progrès de l’humanité est négatif concernant le passage de la vie sociale communautaire à la société de classes. L’élargissement de la vie sociale est une richesse en soi, mais pas lorsqu’on est inséré dans une armée d’esclaves et condamné, avec tous ses descendants, à la construction de pyramides. De plus, le règne de la religion a instauré une coupure radicale entre les humains. La parenté éloignée était toujours possible entre les communautés, mais la religion impose une règle binaire: on est baptisé ou pas, croyant ou pas, libre ou esclave, noble ou serf, blanc ou coloré. Quant au remplacement de la religion par le règne de l’argent, il m’apparaît neutre. Ni totalement négatif, ni totalement positif. En apparence, il rétablit un lien entre les humains, mais c’est un lien d’exploitation. Si je lui concède certains effets positifs, cela ne découle pas tellement de la liste de ses réalisations, mais surtout de celle des potentialités qu’il ouvre pour une humanité élargie et mise en situation de communication.
Lettre d’Amazonie
Mon cher Denis,
Je trempe ma plume dans l’encrier pour t’écrire ces quelques mots. Tu sais que j’ai eu l’occasion d’apprendre certaines langues et écritures lors de ma tournée dans dix-sept pays avec Sting, en 1989. J’ai même visité ton pays l’an dernier. J’ai surtout eu l’occasion de connaître ton monde, et aussi ton genre de monde. On m’a fait goûter à l’argent. Sur le coup, j’ai trouvé ça intéressant, amusant, exotique, mais sans plus.
Je suis pas mal moins expert que toi pour comprendre tout ça, les obligations, les actions, les dividendes. Quant à moi, je pose toujours beaucoup d’actions, mais sans aucune obligation, et j’en retire toujours des dividendes, tôt ou tard. Sauf que je n’attends pas pour en retirer mon profit car c’est immédiat, instantané. Les rares fois où je ne ramène pas le gibier que j’avais le goût de manger, je ne suis pas déçu. Tous les gibiers ont un goût distinctif. Et même s’il m’arrive de rentrer sans gibier, je n’ai gaspillé aucun investissement, je n’ai aucune perte à inscrire. J’ai fait un peu d’exercice, j’ai pris le pouls de notre territoire, j’ai vu plusieurs animaux merveilleux, et j’ai repéré les traces d’un futur snack.
Dans le village, c’est pareil. Il y en a quelques-uns que j’évite subtilement. On n’est pas en chicane, mais ils m’énervent. Les autres ont toujours quelque chose de nouveau à raconter. C’est vraiment incroyable. Et on peut toujours compter sur eux. Tout à fait entre nous, je ne suis pas parfaitement heureux en ménage, mais pas malheureux non plus. Et tu sais que la politique m’accapare beaucoup. De plus, il se passe toujours quelque chose de nouveau dans le village. Encore hier, j’ai participé à un atelier de croissance personnelle et à un séminaire de philosophie, en plus d’offrir mes services comme cobaye pour expérimenter une nouvelle technique de massothérapie.
Je comprends parfaitement que tu envies notre vie. Les Occidentaux sont tous comme ça. La plupart d’entre eux n’ont que deux ou trois semaines par année pour aller à la chasse ou à la pêche, pour faire du camping, du canot, du tir à l’arc, de la randonnée pédestre, de l’ornithologie, de la cueillette de champignons ou de fruits sauvages, pour relaxer autour du feu, se sentir un avec les enfants et les amis, pour paresser tout son saoul dans un hamac en discutant d’art ou de psychanalyse, du changement social ou de la politique, pour se raconter de savoureuses histoires de cul après avoir fumé un bon petit joint. La vraie vie, quoi. C’est normal que vous en rêviez aussi, assis dans vos petites alvéoles de fonctionnaires ou embouteillés dans vos chars, sans personne à qui parler.
Ton idée de livre, je la comprends parfaitement mais je n’ai aucune idée géniale à te suggérer pour t’aider à convaincre tes amis riches de relâcher un peu la pression sur eux-mêmes et sur le reste du monde. Je te souhaite bien du succès dans ton entreprise et j’aurai grand plaisir à en jaser avec toi si tu passes par ici.
Salutations amicales,
Raoni, Chef de Gorotiré
P.S. Dis bien à tes amis qu’il n’y a rien d’intéressant ici et qu’on a eu pas mal de visite ces derniers temps.
Partie IV: La vie après l’argent
Les esclaves étaient-ils plus pauvres que les pauvres?
Même si les arguments évoqués jusqu’à présent s’avéraient fondés, même si l’argent cessait sa course folle et commençait à perdre son monopole sur les relations humaines, il faudrait un hasard bien improbable pour que quelqu’un puisse deviner la forme que pourrait prendre un tel changement et le nom du “ quelque chose ” qui pourrait prendre la place de l’argent. Les futurologues d’il y a cinquante ans, qui nous prévoyaient une société des loisirs, ont bien fait rire d’eux et doivent supporter encore bien des sarcasmes s’ils sont encore dans cette vallée de larmes. Contrairement au personnage créé par Gabriel Garcia Marqués dans Cent ans de solitude, qui refusait de se laisser photographier “ pour ne pas être la risée des générations futures ”, je veux bien courir ce risque, sachant bien que mes idées resteront dans un petit cercle d’amis intimes. Ce sont d’ailleurs des souhaits ou des rêves bien plus que des prédictions, exactement comme ce fut le cas pour les sociologues qui avaient anticipé la société des loisirs.
Se demander vers quel ailleurs meilleur pourrait nous conduire l’histoire en cours demeure cependant un exercice aussi sain, aussi utile que de scruter notre passé pour éclairer des problèmes contemporains.
Chapitre 14
Autant de scénarios que de scénaristes
Pourquoi appelle-t-on richesse la simple abondance d’argent?
Quand on veut manipuler un enfant et lui laisser l’illusion qu’il est le patron, on peut toujours tenter de l’enfermer dans un choix sans issue: “ Aimes-tu mieux te coucher dans cinq minutes ou dans un quart d’heure? ” Ça marche parfois. Le titre donné à cette partie semble jouer ce jeu et nous laisser un choix bien restreint. Mais tout ce qui précède sert à expliquer pourquoi c’est l’hypothèse que je souhaite examiner. Nous avions et nous avons toujours le choix d’assumer que l’argent est une source intarissable de bonheur et de progrès. Dans l’hypothèse de son caractère fini, le jeu des choix réduits aurait consisté à demander si l’effondrement du système-argent se fera par le haut ou par le bas, par le centre ou par la périphérie du système. Il faudra y venir, mais pour respecter la logique sans sauter d’étapes, la question qui se pose à l’embranchement suivant des alternatives à envisager est plutôt: “ Le système-argent va-t-il s’effondrer brusquement ou donner naissance à quelque chose d’autre de façon très graduelle, à l’instar de son propre remplacement de la religion? ”
Quelle que soit la question, aucune réponse n’est disponible. Seulement des considérations. Que nous révèle le passé quant au caractère brusque ou graduel du changement de régime? On ne peut certes pas parler d’un effondrement soudain de la parenté ou de la religion. Elles sont d’ailleurs toujours vivantes l’une et l’autre, ce qui devrait rassurer les adeptes de l’argent. Mais si la parenté, par exemple, ne s’est jamais effondrée partout à la fois et en même temps, elle s’est très souvent effondrée dans des contextes précis. Quand une petite communauté est prise d’assaut par les commerçants, les missionnaires et les frégates qui restent en deuxième ligne, on a très souvent constaté que ses propres fondements institutionnels pouvaient s’effriter en une génération environ. La substitution de l’argent à la religion a pris quelques siècles mais, dans un contexte précis, j’ai moi-même assisté à l’effondrement des institutions religieuses au Québec, à leur retrait des écoles, des hôpitaux et des services sociaux, de pair avec la désertion des églises et des séminaires. Ce qui peut s’écrouler, parfois très brusquement, ce sont des institutions sociales: un gouvernement, un empire territorial ou financier, une multinationale, une coalition, etc. Il est donc possible que même une institution internationale, telle que l’ONU ou le FMI, puisse s’écrouler assez subitement. L’argent étant une réalité multiforme, comme la religion ou la parenté, il est tout à fait impossible que, globalement, il disparaisse rapidement ; il n’est cependant pas si difficile d’imaginer l’effondrement de ses institutions centrales, y compris le système monétaire international, le réseau des Bourses et le montage financier des dettes extérieures.
Que la forme du changement soit brusque ou graduelle, c’est à l’échelle des rapports internationaux que l’essentiel devra se jouer. Sur le plan local, on peut toujours imaginer une marginalisation graduelle de l’argent, soit dans certains cercles de la société, soit dans certaines sphères d’activité. Les cartes d’assurance-maladie “ paient ” très bien nos soins de santé et d’autres magies similaires pourraient payer divers autres biens ou services, si le coût de la bureaucratisation ne devient pas prohibitif. Les salaires et les profits pourraient bien être remplacés par d’autres formes de récompenses. J’ai évoqué plus haut le plaisir accru de l’individu qui poursuit directement ses vrais objectifs plutôt que des moyens détournés vers l’argent. Ce réalignement du « travail » ou des efforts individuels constituerait en même temps une complète transformation de la société. Imaginons un instant que les gens n’ont plus à travailler pour obtenir de l’argent et tout ce qui vient avec, parce que leurs besoins de base seraient garantis autrement et que l’argent ne serait même plus disponible comme moyen d’obtenir des biens ou des privilèges enviés par les autres. Est-ce que tous les athlètes et les sportifs cesseraient de se passionner pour leur sport? Et les artistes, les chercheurs ou les auteurs cesseraient-ils de se passionner pour leur art, leur domaine de recherche ou la création de leurs œuvres? Les ingénieurs perdraient-ils tout intérêt pour les différentes technologies qui les fascinent? Les cuisiniers ou les concepteurs de vêtements n’auraient-ils plus du tout envie de concevoir des plats délicieux ou des vêtements élégants ou sexy? Ne resterait-il aucun professeur enthousiasmé par la pédagogie ou par son domaine d’enseignement, aucun journaliste captivé par le monde de l’information? Quant aux gens qui font pousser des légumes, qui construisent des maisons ou conduisent des autobus, ne resterait-il pas un certain pourcentage d’entre eux qui seraient encore prêts à le faire, au moins à une certaine échelle? Chacun d’entre eux passerait au « travail » moins de temps qu’il ne le fait maintenant mais comme il y aurait beaucoup plus de gens qui seraient en même temps libérés de l’obligation de gagner de l’argent, beaucoup d’entre eux pourraient aussi consacrer une partie de leur temps à cultiver la terre, à construire des maisons, à conduire des autobus ou des bateaux. La polyvalence des humains est bien plus grande que ce qu’en laisse paraître notre organisation actuelle du travail. Bien sûr, il est facile d’imaginer un certain nombre de tâches actuellement effectuées pour un salaire et que fort peu de gens auraient le goût d’assumer pour le simple plaisir de la chose. Parmi ces tâches, un bon nombre pourraient être abandonnées et celles qui resteraient devraient forcément être assumées collectivement, dans la mesure de leur utilité sociale, sur la base d’une certaine forme d’institutionnalisation – la corvée, l’alternance, l’échange de services moins agréables contre d’autres types de privilèges, etc. Globalement, dans beaucoup de domaines, on risquerait même d’assister à une offre de services dépassant largement la demande, comme c’est parfois le cas dans certaines organisations de bénévoles.
Peut-on parler d’une complète utopie en imaginant ce portrait d’une société alimentée par autre chose que l’argent et, en quelque sorte, autorégulée par les mécanismes d’une sorte de marché sans argent? Un tel modèle de société est-il plus utopique que celui du « marché » qui sert actuellement à justifier nos principales institutions? Rien d’autre que l’expérimentation ne permet de l’affirmer, et nous sommes en train d’expérimenter le modèle monétaire « libéral ». Si sa faillite se confirme, il faudra bien en essayer un autre. Jusqu’à un certain point, plusieurs secteurs de notre société sont déjà en train d’expérimenter des alternatives. Malgré toutes les conquêtes de l’argent, l’espace social du don[63] n’a jamais été totalement évacué et de nouveaux espaces sont apparus. Le vieillissement de la population et l’accession d’un pourcentage croissant de gens à des retraites souvent anticipées pourrait accélérer cette exporation de nouveaux rapports sociaux plus significatifs. Même si, au plan institutionnel, le développement du bénévolat ou d’autres rapports sociaux analogues ne remet pas plus en cause le système social monétaire que ne l’a fait la longue tradition de la « charité », il pourrait cependant fournir un important ingrédient de changement en tant que modèle culturel, surtout s’il implique une portion élargie de la société riche.
Un scénario de repli graduel du régime monétaire n’est pas plus impensable que la réalité de son envahissement progressif de le vie sociale. Rien ne prouve que les choses iront dans cette direction, mais si cela s’avère, le changement graduel est imaginable. Au plan international, là où triomphe présentement la “ mondialisation ” ou la “ globalisation ”, il en va tout autrement. Comment imaginer que des multinationales ou des gouvernements deviennent graduellement moins voraces ou moins ambitieux? S’il est difficile d’imaginer autre chose que des ajustements mineurs pour faire durer le jeu, divers scénarios sont imaginables pour mener à un changement brusque.
Superbogue ou insurrection?
Le rythme actuel du processus de globalisation ainsi que l’envergure des dérives institutionnelles et des désastres écologiques qu’il entraînent ne peuvent que faire naître dans notre esprit l’image du château de cartes qui s’effondre. Comme le dit Bernard Charbonneau, « notre apocalypse, faute d’être atomique, pourrait bien être monétaire »[64]. Le scénario de la mégacrise institutionnelle est celui dont le spectre est le plus souvent évoqué. Une sorte d’effondrement par le haut, à l’image des images mille fois reprises des tours new-yorkaises. L’histoire ne manque pas d’exemples sociologiques de ce type, à différentes échelles, mais elle en offre aussi du processus inverse, celui de l’effondrement par la base. Insurrections armées de gourdins, révolutions populaires et renversements de régimes courent les rues de l’histoire, même si elles ont presque toujours été écrasées ou éphémères. Toutefois, en matière d’institutions humaines, les paramètres ne se limitent pas à la verticalité. Il n’y pas seulement le haut et le bas, et même dans cet axe, les choses ne se présentent pas sous la forme d’un choix binaire. Les scénarios envisageables de démonétarisation ne se limitent pas à deux, ils sont innombrables et indéfinissables. Nous pouvons seulement nous référer à certains paramètres, à certains événements historiques utilisés comme modèles réduits, à certains événements contemporains utilisés comme indices.
Le premier scénario qui m’est venu à l’esprit lorsque j’ai entrepris cette réflexion ne manque pas de naïveté. C’est le scénario que j’appellerais la partie de Monopoly. Ce jeu bien connu simule le fonctionnement de l’économie capitaliste. Sa popularité persistante suggère qu’il y réussit fort bien, en éveillant les mêmes ressorts chez les joueurs. Chacun sait que la logique du jeu veut que l’argent se concentre de plus en plus dans les mains d’un seul joueur, ce qui entraîne l’élimination progressive des autres. Lorsque presque tout l’argent et les actifs se retrouvent dans les mains d’un joueur, le jeu s’arrête parce qu’il a perdu tout intérêt, d’abord dans l’esprit des perdants puis, presque aussitôt après, dans l’esprit du gagnant, qui n’a plus très longtemps envie de compter son argent ou de contempler ses possessions. Il se passe à peu près la même chose dans le jeu économique planétaire en cours. Des pays entiers, voire des continents, peuvent sembler être sur le point d’abandonner le jeu, faute d’espoir de gagner. Ce serait déjà le cas si certains systèmes de redistribution ne venaient alimenter les désirs et les illusions des leaders de ces pays. Lors de la crise financière de 1994 au Mexique, les États-Unis et leurs alliés du FMI ont prêté à ce pays 50 milliards de dollars, en s’emparant du pétrole à titre de garantie hypothécaire. C’est une stratégie que déploient aussi les joueurs de Monopoly pour faire durer le plaisir. Le jeu ne dure jamais très longtemps à partir de cette étape, car le découragement s’empare des “ malchanceux ”. Si les pauvres quittent le jeu, les riches auront-ils envie d’y jouer tout seuls encore longtemps? Or, il me semble assez clair que les mécanismes économiques, commerciaux, financiers, monétaires et politiques qui réglementent actuellement le jeu réel à l’échelle planétaire sont les règles du jeu de Monopoly. À moins d’en changer, la partie pourrait prendre fin suite à l’assassinat de quelques joueurs et au retrait du gagnant, occupé à démêler les billets. Jusqu’à quel point l’Afrique sub-saharienne[65] a-t-elle déjà quitté le jeu?
L’image simpliste du jeu de Monopoly débouche sur un scénario de déconnexion. C’est une idée qui a été méthodiquement explorée par Samir Amin[66]. On peut penser, en effet, qu’une Afrique sans aide illusoire et sans dette réelle, débranchée du commerce international et surtout débranchée du système monétaire et financier, serait en bien meilleure position pour organiser son propre développement. Dans le cas de l’Afrique, la déconnexion est plutôt un largage, mais l’histoire du XXe siècle a fourni d’autres exemples, celui de la Chine en particulier. La déconnexion de la Chine ne l’a pas enrichie, selon les indices du quotient monétaire – c’était absolument impossible en marge du système international –, mais elle lui a laissé l’indépendance requise pour préserver la cohérence de ses institutions, pour ne pas être sous-développée par les interventions externes qui sont forcément incohérentes. Comment une société du troisième Monde pourrait-elle éviter le sous-développement de ses institutions quand tout se décide dans des centres différents et sans concertation, quand les décisions émanent du FMI (Washington), des sièges sociaux de Coca-Cola (Atlanta), Sony (Tokyo) ou Volkswagen (Wolfsburg), du Vatican (Rome), de la Bourse du pétrole (Londres) ou du café (Londres et New York), de l’UNESCO (Paris), de la Croix-Rouge (Genève) ou d’un bureau régional de CNN ? Même si tous ces patrons étaient bien-pensants et altruistes, ils continueraient de dévaster la société locale avec leurs programmes et leurs investissements. Seule une société autonome peut préserver la cohérence de ses institutions, comme l’ont fait la Chine ou le Japon. Que la Chine soit, pour le moment, plus “ pauvre ” que le Japon est beaucoup moins lourd de conséquences que le fait d’être désorganisée comme Haïti, par exemple. Les Kayapos qui vivent dans une partie de l’Amazonie, sans argent jusqu’à récemment, n’ont jamais été pauvres. Considérant la valeur de leur territoire, on peut dire qu’ils ont un actif per capita bien supérieur au mien, et ils ont surtout une solide organisation sociale qui, pour le moment du moins, résiste aux assauts de l’argent.
Le scénario de la déconnexion unilatérale ou celui du largage semblent cependant avoir bien peu de chances de se reproduire et de s’étendre, dans les conditions actuelles. L’imperméabilité d’une frontière n’est plus possible. Même l’ex-empire du Mal n’a pas résisté aux infiltrations et il est devenu un gentil, invité au G8. Cependant, si le système-argent actuel continue à sévir avec le même caractère autodestructeur et le même degré d’iniquité, ce ne sont pas des ajustements mineurs qui pourraient le maintenir, de sorte qu’un scénario d’implosion reste imaginable. Une sorte de mégacrise plus politique que financière, débouchant sur une déconnexion générale plutôt que locale. Les économies locales devraient alors se renationaliser en quelque sorte, mais pas nécessairement sous une forme étatisée ou “ socialiste ”. Le commerce international serait maintenu à l’essentiel, soit l’échange des matières premières et de certains biens de production. Il pourrait se réaliser sous forme de troc ou par le développement d’une nouvelle “ monnaie ” réservée à cet usage et dotée de propriétés totalement différentes de celles de l’actuel système monétaire international. On aurait tort, cependant, de spéculer uniquement sur la base d’une logique économique, ou même politique, en laissant de côté la dimension interculturelle des relations humaines. Il faudra y revenir.
Un scénario de démondialisation par le centre serait-il plus vraisemblable que celui de déconnexions isolées ou en série? Les grands bonzes de la finance évoquent couramment l’hypothèse d’une crise majeure du système monétaire-financier-boursier international. Ils ne parlent pas d’effondrement mais de crise. En particulier au sein des grandes Bourses, on évoque des dérives qui ont parfois un caractère hallucinant quant à leur degré de déconnexion avec toute réalité tangible. Le marché des changes est aussi devenu une sorte de casino sans fenêtres. Quant à la signification réelle des dettes extérieures des pays du troisième Monde ou du deuxième Monde, parfois aussi du premier, on voit constamment poindre à l’horizon le spectre d’un abandon du jeu. La Bourse, ou plutôt le réseau des grandes Bourses internationales, pourrait bien être devenue une sorte de tumeur au cerveau de l’empire occidental, sur le point d’entraîner la chute du colosse aux pieds d’argile. L’assaut non concerté mais néanmoins synchronisé des avides de ce monde pourrait bien réaliser ce que n’ont apparemment pas réussi les équipes suicidaires lancées sur New York et Washington. Ce ne serait pas le premier empire à s’effondrer dans l’histoire de l’humanité, et pour des raisons analogues, liées à une vulnérabilité produite par les dérives des systèmes symboliques et institutionnels: les empires aztèques et incas, ceux d’Alexandre, de Napoléon ou d’Hitler, l’empire maya ou l’empire Enron – un détail qui a fait couler moins d’encre aux États-Unis que l’affaire du petit Elian –, et bien d’autres encore.
On s’est souvent acharné à attribuer des causes externes à ces effondrements : les “ invasions barbares ” dans l’empire romain, les hordes dérisoires mais féroces de Cortès et de Pizarro dans les empires aztèque ou inca. Ou bien des phénomènes naturels, tels que les sécheresses ou les famines qui seraient venues à bout de l’empire maya, car on cherche de préférence des causes matérielles, comme si les constructions sociales ne pouvaient pas s’effondrer sous l’impact de causes sociales. Même s’il est impossible de l’établir dans tous les cas par des méthodes historiques, on peut tout de même penser que ces colosses se sont émiettés parce que leurs fondements institutionnels se sont effrités, que ce soit au sommet de la pyramide sociale ou à sa base ou de partout. Aucune sécheresse n’explique la faillite d’Enron, et aucune inondation n’a jamais désorganisé la société au Bangladesh. De même, l’Allemagne et le Japon, matériellement dévastés par la guerre, ont très vite retrouvé leur niveau de “ richesse ” parce que les bombes ne détruisent pas les institutions.
Par nature, l’argent est une réalité dont l’existence même et la survie reposent exclusivement sur cet ingrédient purement social qu’est la confiance, une confiance généralisée envers les institutions qui le créent dans le plus grand secret, qui le gèrent, le manipulent et le conservent en sécurité, qui surveillent les éléments potentiellement perturbateurs, et dont les dirigeants ont un comportement irréprochable. Il a en toujours été ainsi et les crises de confiance se sont toujours traduites par l’effondrement des monnaies, par les faillites des banques, par des crises boursières, par la chute de gouvernements, etc. Les technologies sophistiquées ont multiplié les capacités de manipulation de l’argent et ce faisant, elles ont rendu tout le système vulnérable à un nouveau type de crise de confiance. Cela a fort bien été illustré par le trop fameux et déjà presque oublié “ bogue de l’an 2000 ”. Un problème technique réel s’est trouvé immensément amplifié par une crise de confiance qui a pris les proportions d’une quasi-psychose mondialisée. Les évaluations des coûts occasionnés dépassent les 24 000 BAMES (600 milliards de dollars), sans entraîner la moindre révolution sociale ni même de manifestations publiques ou politiques. La page a vite été tournée. Mais cet épisode illustre le fait qu’un nouvel ingrédient a été inséré dans le système global, soit la confiance dans l’infaillibilité des technologies, au même titre que la confiance dans les simples mortels qui les contrôlent. Étant donné la complexité croissante de cette technologie et la complexité stable du cerveau humain, on ne peut qu’appréhender de nouveaux bogues survenant sans crier gare et provoquant des crises a posteriori plutôt que par anticipation. Mais une crise sérieuse sera toujours le résultat d’un processus mental-social, et non pas d’un accident technologique.
Dans l’éventualité où le système monétaire-financier-boursier international connaîtrait un effondrement tel qu’il serait irréparable à court terme, que pourrait-il en résulter? L’hypothèse d’une telle mégacrise préoccupe sans doute un bon nombre de riches ou de puissants, du moins dans leurs cauchemars. Elle est aussi évoquée consciemment mais on semble prendre pour acquis que le système entier pourrait être remis en fonction, et assaini du même coup, un peu comme un ordinateur que l’on fait redémarrer et qui réinstalle son système principal d’exploitation et tous ses sous-systèmes, mais sans reproduire le bogue. Mais il est tout à fait impossible d’en être assuré et il est hors de question d’en faire l’expérience. D’ailleurs, ce ne serait pas la même expérience. Quoi qu’il en soit, il vaut certainement la peine d’examiner l’hypothèse du non-redémarrage spontané. Que pourrait-il se produire alors ? Bien sûr, les équipements militaires américains et britanniques seraient toujours matériellement en état de fonctionner, mais le sang aurait cessé de circuler dans les veines de leurs centres de gestion, les influx nerveux seraient inertes dans les nerfs de la guerre, et même le pouvoir politico-militaro-financier qui les gouverne serait aussi démuni que les rois déchus. Après tout, la majorité des soldats travaillent dans l’armée pour un salaire, pour une pension. De vastes segments de l’économie de services (assurances, banques, fiducies, firmes comptables, firmes-conseil de tout acabit, etc.) seraient à court terme affectés de la même paralysie. Dans un tel contexte, à moins d’un revirement miraculeux, la suite des événements devrait conduire assez rapidement à la paralysie du réseau des relations intermultinationales et du système des grandes institutions internationales.
Il serait sans doute facile de recréer des monnaies locales mais serait-il aussi facile de redémarrer un système planétaire? Ne risquerait-on pas d’assister alors à une rapide démondialisation institutionnelle et à la reconstitution de blocs plus ou moins autonomes? Dans une telle éventualité, l’humanité devrait attendre – peut-être pas très longtemps – qu’émerge un nouveau bloc conquérant ou une nouvelle coalition, et que s’institutionnalise un nouveau système mondialisé. J’ai évoqué ce scénario d’une démondialisation brusque et déclenchée par le haut, mais j’avoue la trouver fort peu probable. Même si des crises d’une amplitude jamais vue sont plus que probables, je pense que les humains, même des superriches un peu désemparés, conserveraient leurs capacités d’organisation et réussiraient à fignoler assez rapidement quelque chose pour empêcher leur Titanic de couler si bêtement. Au moins pour pouvoir voguer encore un peu.
Si la démondialisation subite par effondrement institutionnel me semble peu probable, elle pourrait cependant se produire sur un autre plan et de façon graduelle. Un changement graduel des institutions régies par la logique monétaire semble inimaginable, car il n’existe pas de manette de contrôle sur l’avidité, mais on peut imaginer un changement graduel dans les conditions matérielles qui rendent possible notre économie planétaire actuelle et sa rhétorique des “ avantages comparatifs ”. Parallèlement à la dérive institutionnelle et en partie sous son impact, notre environnement se modifie rapidement, même si nous réussissons à l’ignorer en grande partie. Pour le moment, l’énergie nous semble encore illimitée et à peu près gratuite. Le pétrole ne coûte pas plus cher qu’avant le premier choc pétrolier de 1973 et nous le consommons comme de l’air ou de l’eau. Cela nous permet de tout transporter, plusieurs fois, d’un bout à l’autre de la planète: les matières premières, les produits finis ou semi-finis, l’énergie inépuisable, les personnels inépuisables. Cela nous permet aussi de croire que le développement technique permettra de trouver des substituts encore plus inépuisables aux matières premières et au sources d’énergie, en plus de trouver des solutions “ économiques ” à tous leurs effets nocifs.
Dans l’éventualité d’un échec de cette approche, il faudrait nécessairement orienter les économies locales vers une plus grande autonomie et une plus grande diversification, autrement dit vers une certaine forme de démondialisation. Au lieu de gérer des zones de production de biens matériels étalées sur toute la planète, il faudrait produire les biens, les aliments, même les générateurs d’énergie sur une base locale plutôt que planétaire. Il faudrait restreindre la consommation des matériaux lourds qui ne seraient pas disponibles localement. Tout en continuant d’échanger certaines matières trop rares et des produits très sophistiqués mais légers, nous mettrions quand même en place une économie largement démondialisée sur le plan des échanges matériels. Cela n’entraînerait pas automatiquement la mort de l’argent, ni la réduction des échanges sociaux (bien au contraire), mais cela pourrait mettre en place des conditions matérielles susceptibles de modifier du tout au tout le caractère hiérarchique des institutions qui gèrent cette organisation. Autrement dit, d’imiter un peu plus la structure biologique des insectes en remplaçant le cerveau central par des ganglions décentralisés et davantage autonomisés, sans rien sacrifier à la cohérence du système.
De telles perspectives nous semblent bien lointaines et bien floues. Elles ne sont ici évoquées que pour illustrer l’étendue des possibles, entre le superbogue et la révolution prolétaire-planétaire.
La voie spirituelle
Une façon bien différente de produire des images de nos possibles futurs, c’est de prendre son envol par rapport aux faits trop abondants et trop filtrés dans les canaux de l’information médiatique. À distance, les hautes sphères de la théorie permettent alors une plus grande liberté de manœuvre, qui n’offre aucune garantie de véracité mais peut quand même fournir d’autres outils de réflexion dotés d’une utilité imprévisible.
J’ai suggéré précédemment que la culture occidentale s’est construite dans le contexte d’un rapport d’opposition identitaire entre les Occidentaux et toutes les autres cultures, celles de leurs contemporains et celles leurs ancêtres. Il n’y a pas de raison que cette dynamique prenne fin, mais le contexte futur pourrait l’orienter différemment. Dans la mesure où les cultures non occidentales, telles que perçues par les Occidentaux à travers les filtres de leurs idéologies, finiraient par offrir à ces derniers une image plus semblable à leur propre image de soi, l’opposition identitaire devrait être davantage dirigée vers le passé. Un passé qui est aujourd’hui notre présent, soit notre culture hyperindividualiste et hypermatérialiste. Dès lors, l’Occident n’aurait d’autre choix que de se reconstruire comme image inversée de lui-même, comme une culture ayant soudainement découvert qu’elle est elle-même une culture, c’est-à-dire une réalité non matérielle et non individuelle. Parvenue à son terme “ postmoderniste ”, la culture occidentale, en même temps que toutes ses extensions mondialisées, pourrait produire son antithèse, une nouvelle culture mentaliste et collectiviste, perçue et présentée comme une invention originale et non comme un retour en arrière. Or l’argent est justement le principal opérateur de ce retournement sur soi-même de la culture occidentale, dans la mesure où il conduit déjà à des constructions sociales et symboliques qui sont l’antithèse de la culture occidentale “ traditionnelle ”.
Le petit tableau utilisé à la page 98 reste à compléter. Pour plus de commodité, je le reproduis ici après l’avoir enrichi par l’ajout d’un quatrième état de société:
Système dominant | Type de société | Règle | Cosmologie |
Parenté | Communauté | Réciprocité | Humain global |
Religion | État/Empire | Soumission | Surnaturel |
Argent | Société internationale | Domination | Individu matériel |
Culture | Société planétaire | Complémentarité | Humain mental et social |
Le principe général imaginé dans une phase qui succéderait au règne de l’argent est appelé Culture. C’est un raccourci commode pour désigner quelque chose dont la fonction consisterait à gérer des relations sociales dont la teneur essentielle ne serait plus économique mais interculturelle et à contenu surtout symbolique. Les autres colonnes sont complétées en suivant un principe d’opposition aux étapes antérieures. Le type de société imaginé est désigné comme une société planétaire et pourrait prendre bien des formes. Par exemple, une sorte de fédération de communautés qui serait partiellement démondialisée sur le plan de l’économie matérielle, mais qui pourrait fonctionner comme une entité mondialisée sur le plan de la conscience, de l’identité et des constructions symboliques, tout en intégrant, sans tenter de les abolir, les identités et les cultures des communautés locales. Bref, tout le contraire de la société actuelle. D’une certaine façon, une telle société pourrait avoir les caractéristiques d’une hiérarchie, mais dans un sens organisationnel plutôt que dans le sens courant d’une simple stratification. La règle sociale principale serait la complémentarité. Quant à l’orientation générale de la cosmologie, elle est résumée par des valeurs axées sur l’humain, un humain dont l’existence essentielle serait d’ordre mental et social (i.e. d’ordre culturel) plutôt que matériel et biologique. Tout ceci est évidemment une rêverie éveillée, un fantasme intellectuel qui rappellera à certains l’idée d’une noosphère ou celle d’un point oméga imaginé par Teilhard de Chardin dans Le Phénomène humain (1955). Personnellement, je ne voudrais pas y attacher une très grande importance. Je ne voudrais surtout pas que la fuite dans le rêve nous éloigne du regard posé sur le présent, sur notre véritable système social actuel, sur ses inconséquences environnementales et ses abominations politiques.
Malgré ces réticences, il est bien difficile de résister à la tentation de notre imaginaire, ne serait-ce qu’un moment, et de construire des cosmologies en toute liberté plutôt que de faire de savantes analyses de toute l’information disponible pour y détecter des “ tendances ” et faire des projections chambranlantes. Je dis “ en toute liberté ”, mais sur le plan des cosmologies, il faut aussi tenir compte de celles du passé et du présent, ainsi que de leur enracinement dans une structure sociale et dans une infrastructure matérielle.
Si les portraits de petites communautés fournis par les ethnologues ne sont pas trop biaisés, le commun dénominateur de leurs cosmologies serait le fait de placer l’homme dans la nature, en lui attribuant certaines propriétés communes avec les autres espèces vivantes et en attribuant à ces dernières des propriétés communes avec l’homme, soit une “ âme ” (l’animisme) ou un esprit. Bref, une sorte de spiritualité qui n’est pas du tout surnaturelle mais plutôt intranaturelle. Dans ce type de cosmologie, les autres “ humains ”, les hors-groupes, sont des non-humains, mais ils ne sont pas des objets ou des “ animaux ”, selon le concept matérialiste occidental. Dans ce type de cosmologie, on peut aussi penser que les espèces sont apparentées, entre elles et avec les humains, même si ce n’est pas selon une conception évolutionniste.
Dans les États-Empires, sous le règne de la religion, bien des cosmologies ont pris forme, même si leur diversité est certainement moindre que celle des cultures communautaires. Si les descriptions diffusées par les historiens et archéologues ne sont pas trop biaisées, un commun dénominateur des cosmologies chinoise, perse, égyptienne, inca, khmère, ottomane, aztèque, etc. serait le fait de déplacer le lieu de la transcendance de l’intranaturel au surnaturel. À vrai dire, la seule de ces cosmologies que je connaisse un peu mieux est la mienne, telle qu’elle s’exprime dans la Bible et dans la tradition chrétienne – sans doute aussi dans les autres traditions bibliques, judaïque et musulmane. En plus d’instituer un principe surnaturel créateur et régulateur, elle implique certaines opérations fondatrices: la séparation de l’homme et de la nature, la hiérarchisation de ces deux ordres (i.e. le pouvoir de l’Homme sur la nature), la séparation des espèces vivantes, non apparentées entre elles et avec les humains, l’affirmation d’un lien de parenté entre tous les humains, tous enfants de Dieu et tous descendants d’ancêtres communs, en remontant jusqu’à Adam et Ève.
Dans l’actuelle société internationale, il n’y a plus qu’une seule version opérante de la cosmologie, une seule qui se traduise en un système social et économique. C’est celle de l’Occident mondialisé. Elle s’est construite en inversant toutes les règles précédentes, sauf celle de la suprématie de l’Homme sur la nature. L’un des principaux opérateurs de ce retournement se nomme Charles Darwin. Bien que lui-même n’ait ni séparé notre espèce en races ni proposé d’appliquer une version quelconque du darwinisme social, Darwin, avec sa théorie évolutionniste, vient fournir l’ingrédient servant à inverser l’ordre cosmologique établi par le récit biblique de la Genèse. Notre espèce et toutes les autres espèces vivantes formaient des entités séparées. Le seul lien entre elles était le rapport de domination de l’Homme sur les autres espèces, qu’il a lui-même “ nommées ”. À partir de Darwin, une sorte de parenté biologique les réunit à travers les liens généalogiques de l’“ évolution ”. Cette transformation radicale de notre cosmologie en entraînera une autre, bien plus lourde de conséquences. Le mythe biblique faisait de notre espèce une sorte de grande famille dont tous les membres pouvaient se réclamer des mêmes ancêtres, Adam et Ève, même s’il y avait toujours un fils préféré, un lignage béni, un peuple élu. Après Darwin, il faudra inventer le darwinisme social, la raciologie et toute une collection de théories “ scientifiques ” dans le but de séparer notre espèce en “ races ”, en “ ethnies ”, en “ tribus ”, selon une conception biologisée ou naturalisée. L’“ Homme ” – le vrai, le rationnel, le Citoyen, le Blanc – se pensera souvent plus proche du singe ou de l’Australopithèque que des autres lignages de sa propre espèce. C’est ainsi que le creuset colonial permettra de mijoter à la fois une nouvelle cosmologie imprégnée par l’idée du “ sang ” et un nouvel ordre social fondé sur l’argent plutôt que sur la religion.
Comme les révolutions cosmologiques sont toujours complexes, Darwin n’a pas pu en être le seul opérateur. On a aussi eu recours à d’autres agents involontaires, en particulier “ les Juifs ”, tenus simultanément responsables de la mort de Dieu et de l’idolâtrie de l’argent, trop religieux et trop matérialistes – trop différents et trop semblables. En même temps, cette nouvelle cosmologie proprement occidentale a aussi opéré un retournement de 180 degrés concernant toute idée du surnaturel: c’est l’humain lui-même, envisagé comme entité matérielle et individuelle, qui est devenu le nouveau dieu.
Dès lors, comment spéculer sur une future cosmologie, même pour le seul plaisir de la chose? Suivant les règles du jeu, il faut inverser certains principes de l’ordre abandonné, mais sans jamais reprendre un système ou une combinaison antérieure. Même alors, c’est un jeu très compliqué, car il faudrait savoir qui est l’autre, un humain ou un non-humain, un virus ou un extraterrestre. Il faudrait aussi connaître les paramètres matériels et la façon dont leurs contraintes se répercutent sur la dynamique sociale et institutionnelle. Bref, c’est une tâche impossible, d’autant plus qu’il s’agit de création symbolique et que l’imagination humaine est sans limites à cet égard. En réduisant radicalement le choix des hypothèses, en assumant que l’humanité continue à se constituer en tant que société mais sans que s’estompe la diversité culturelle, que l’infrastructure matérielle se décentralise tout en accélérant la circulation de l’information, qu’un équilibre soit à établir entre population et ressources renouvelables, et que la culture, en tant qu’entité mentale, sociale et infiniment diversifiée, devienne le principal problème humain à gérer, on peut alors faire certaines suppositions bien fragiles.
Comme les cosmologies se succèdent en inversant certains de leurs principes fondamentaux mais sans revenir à une combinaison antérieure de principes, on peut imaginer que la séparation imaginaire entre les humains soit abolie, en même temps que serait inversée la règle biblique (préservée dans le paradigme postdarwinien) établissant la domination de l’homme sur la nature. Bref, un cosmologie fondée sur une parenté nouvelle ou retrouvée entre les humains et avec les autres espèces. Je dis “ parenté ”, mais il peut s’agir de n’importe quelle forme d’une relation qui n’est plus établie entre Nous (les vrais humains) et les Autres (les barbares), mais entre Nous-les-humains et de nouveaux Autres, qui pourraient aussi bien être les Autres mammifères que toutes les Autres créatures vivantes, ou même d’autres Autres (extraterrestres, virus, etc.).
Quant au lieu de la transcendance ou de la spiritualité, il serait bien sûr intrahumain et intranaturel. L’unité de l’humanité, sur le plan identitaire, pourrait se construire par opposition à un non-humain (les nouvaux Autres) qui ne serait pas nécessairement un objet de conquête ou de domination, et qui pourrait être classifié en catégories, plus ou moins proches de Nous, plus ou moins amicales ou rivales: aliments ou compagnons, partenaires ou ennemis, etc. Cette unité, incarnée dans une certaine identité et dans une certaine organisation commune, n’impliquerait aucune limite quant au maintien et à la multiplication des identités communautaires locales, dont l’existence pourrait même se trouver renforcée par rapport aux conditions actuelles, tout en s’inscrivant dans un nouveau paradigme transculturel suffisant pour garantir le fonctionnement d’un certain ordre planétaire.
Nous avons noté que, dans un contexte de changement culturel, le mécanisme d’opposition identitaire jouait simultanément par rapport aux autres et par rapport à l’image du passé rejeté. Tout en étant anti-islam ou anti-hindouiste, la Chrétienté a été une société antifamille et antiparenté, au point de produire un tiers de sa structure sous forme d’un clergé composé de vicaires ou de curés, de chanoines ou d’évêques, de nonces ou de prélats, de capucins ou de carmélites, avec une hiérarchie presque purement masculine. L’Occident est surtout devenu une anti-toutes-cultures, incarnée dans une société composée de trois tiers d’individualistes et de matérialistes, de biologistes et de businessmen, de psychologues et d’économistes, avec une hiérarchie tout aussi masculine mais une idéologie féministe. Les moines ont fait le vœu de pauvreté et les banquiers, celui de richesse. Que pourrait bien devenir la nouvelle culture à venir? Il est difficile d’imaginer autre chose qu’une version opposée à l’image du passé – dans ce cas-ci, le présent – mais, dans l’hypothèse d’une société planétaire décentralisée, l’“ Occident ” pourrait enfin redevenir une vraie culture, un éventail de cultures parmi les autres, en diversifiant ses symboles et ses valeurs identitaires dans un système d’oppositions multidirectionnelles.
Sur la voie spirituelle, les choses vont bien plus vite, car il n’y a plus de problèmes. On peut les imaginer tous résolus par la simple magie du langage. Il demeure cependant intéressant de raccorder ces rêves débridés avec des éléments de la réalité observable, considérés comme des indices. On trouvera facilement dans la littérature écologiste des idées d’une nature qui englobe l’humain et qui mérite le même respect que celui auquel elle avait droit avant les révolutions néolithiques. De même, la quasi-totalité des écrits de la résistance à l’argent, ceux des mouvements d’altermondialisation, impliquent l’idée d’une commune humanité réelle et non plus seulement confinée aux textes solennels des Grandes Déclarations. Les indices d’un aboutissement du matérialisme à des formes de spiritualité sont aussi nombreux. Toutes les formes de virtualisation, tous les vecteurs de l’informatif ou de l’informatique y contribuent objectivement en dématérialisant jusqu’à l’économie elle-même. Rien de tout cela ne laisse présager la disparition de l’argent, bien au contraire, ni même un ralentissement de la croissance économique “ réelle ”, mais il reste que l’“ argent ” en question s’en dissocie de plus en plus, après être devenu lui-même virtuel et “ économie de services ”. Une économie “ primitive ” est aussi une économie de services, car les biens produits ou échangés sont peu importants, et elle fonctionne parfaitement sans argent. Quant aux technologies “ de pointe ”, elles pointent aussi dans des directions quelques peu mystiques, vers la transplantation d’organes ou l’implantation d’organes artificiels, vers le clonage et l’ingénierie génétique, vers une recherche d’immortalité qui semble bien être celle de l’“ individu ” classique mais qui, en réalité, est déjà devenue quelque chose d’autre puisque cet “ individu ” imagine la survie de son âme dans son clone. Sur le plan social, j’ai suggéré un certain nombre de manifestations d’une sociabilité qui n’est pas une invention nouvelle mais simplement un effet de notre constante nature humaine.
Multiplier les références à des phénomènes observables et les interpréter comme des indices d’une vérité future ne fournira jamais une démonstration. Leur seul intérêt est de fournir des questions.
Les problèmes non résolus
J’ai fait allusion déjà aux problèmes non résolus par le système-argent. Bien sûr, il y a tous les problèmes matériels liés à l’environnement et aux divers impacts des technologies lucratives sur la santé, sur les virus et sur les différents organismes vivants. Malgré l’importance cruciale de ces problèmes, c’est un terrain que je laisse aux experts. Un bon nombre parmi eux travaillent de façon autonome et savent très bien en faire l’analyse. La catégorie de problèmes sur laquelle je souhaite m’attarder est de nature humaine, c’est-à-dire de nature sociale ou culturelle. C’est, en particulier, le problème de la gestion de la diversité culturelle de la planète, face auquel le système-argent et ses millions d’experts sont d’une incompétence absolue. C’est l’obstacle essentiel auquel il se heurtera tôt ou tard. Comme l’a signalé le sociologue Anthony Giddens, “ la globalisation implique l’idée d’une communauté mondiale, mais ne la produit pas. ”[67] On a vu que la logique de l’argent était de détruire les communautés pour obtenir des individus, c’est-à-dire de contourner le problème des différences culturelles pour faire fonctionner matériellement une économie planétarisée. Cela a fonctionné plutôt bien dans les empires coloniaux, et cela semble marcher aussi bien dans la société mondialisée actuelle mais c’est une illusion de plus.
Pourquoi l’argent ne pourrait-il pas poursuivre sa grande marche et pénétrer dans le cœur de tous les six milliards d’humains que compte notre planète, ce qu’il croit avoir déjà réussi? Au-delà de la mystique du marché, qui prétend être là de tout temps dans la nature humaine et n’attendre qu’un prétexte pour se révéler, il faut d’abord prendre la mesure de la résistance qu’il rencontre et qu’il préfère ignorer le plus longtemps possible. Nous avons constaté que, dans le contexte colonial et néo-colonial, l’argent s’est avéré un système plus économique que l’acculturation, et plus économique aussi que toute forme de contrôle matériel étendu. La mise en place et le maintien des empires coloniaux n’ont pu se faire qu’en remplaçant massivement les populations conquises (Caraïbes, Amérique du Nord, Australie, Nouvelle-Zélande, une partie de l’Afrique du Sud et la plus grande partie de l’Amérique du Sud), ou bien en fractionnant ces populations entre deux sous-ensembles, l’un intégré et strictement contrôlé, l’autre conservant une sorte de semi-autonomie sous surveillance (Inde, Afrique, Moyen-Orient, Chine, Sud-Est asiatique, Indonésie, Polynésie, etc.). Mais il s’agit maintenant de faire travailler, voter, acheter, obéir la totalité des six milliards d’humains. Par comparaison avec le nombre d’humains intégrés à l’économie mondiale en 1960, c’est une population qui est environ cinq à dix fois supérieure, tout dépendant du degré d’“ intégration ” que l’on considère. Bien que ce soit impossible à démontrer, on peut penser qu’il s’agit d’une autre échelle de grandeur, exigeant une restructuration sociale, comme celle qu’a exigé le passage de la communauté à la société de classes. Le nombre d’humains n’est pas seulement en cause dans ce phénomène, le nombre des cultures l’est encore bien plus. Et aussi l’information que les humains ont sur l’existence et la place de leur culture locale dans les institutions mondialisées.
Les fidèles de l’argent invoqueront précisément sa nature de langage transculturel, ce pour quoi il a supplanté la religion. Il est vrai que pour traduire des pesos ou des drachmes en dollars, pas besoin d’interprète ou de dictionnaire, car un simple petit calcul numérique suffit. Les enfants du monde entier l’apprennent très vite, leurs parents aussi. L’apprentissage est d’autant plus rapide qu’il est motivé par un puissant substrat psychologique. Comme le système de rapports internationaux a été mis en place principalement pour des fins commerciales, il allait de soi que l’usage de l’argent ne pouvait que se généraliser, non seulement dans les coins les plus isolés de la société humaine mais aussi dans un éventail de plus en plus vaste de transactions entre humains. Mais le commerce entre humains ne peut pas être que commercial. La traduction des systèmes juridiques pose des problèmes qui non seulement sont insolubles par la logique de l’argent, mais qui sont systématiquement aggravés par elle. C’est également vrai pour bien d’autres dimensions ignorées de la culture : l’identité, les arts, les mythologies, les religions, les cosmologies, etc. Et ce qui est encore plus grave, c’est que ce type de problèmes est à peu près totalement ignoré des Maîtres, contrairement aux problèmes écologiques qui leur sont à tout le moins soumis. Or, autant la capacité de l’argent de percer la membrane des cultures a assuré son triomphe actuel, autant son incapacité de dépasser un niveau très élémentaire d’efficacité dans la communication interculturelle lui confère des propriétés totalement contre-productives à cet égard.
Sur la nature et la profondeur de la “ mondialisation ”, il ne faudrait cependant pas se leurrer: elle a été et demeure très superficielle. Sauf en Amérique latine où c’est la “ tiersmondialité ” qui est superficielle puisque, à l’exception des autochtones, l’Amérique latine est tout à fait occidentale de culture. Les dirigeants politiques et économiques de la plupart des pays du troisième Monde profitent de ce système. Ils peuvent se remplir les poches à un rythme souvent bien plus rapide que les habitants des pays riches. Cela leur permet de s’acculturer encore plus vite et plus profondément, de parler, lire et manger anglais ou français, d’envoyer leurs enfants dans les universités d’Europe ou d’Amérique (du Nord, bien sûr). Mais plus ils “ progressent ” dans cette voie, plus ils deviennent étrangers dans leur propre pays, coupés du reste de la société et de sa culture, au même titre que les colonisateurs européens. Parmi les exclus de l’euphorie monétaire, une partie importante continue de vivre en marge de l’économie monétarisée et internationalisée, que ce soit dans les villes ou dans les campagnes, mais en ayant perdu une part beaucoup plus grande d’autonomie que dans les empires coloniaux. L’autre partie se retrouve davantage intégrée, par le salaire et le paiement des biens de consommation, mais elle ne l’est pas sur le plan identitaire, culturel, idéologique, même si les motivations psychologiques de l’argent peuvent opérer sous forme d’un leurre. Elle l’est même d’autant moins que l’écart avec les riches continue à se creuser, en même temps que le fossé culturel avec ces derniers.
Lorsqu’il est question de soupeser le poids de la résistance à la mondialisation, on se contente généralement de citer le nombre de manifestants présents lors des sommets du G8 ou d’autres provocations semblables. C’est plutôt réconfortant pour les penseurs de Davos. On oublie cependant de calculer le nombre d’humains relégués dans la catégorie des “ arriérés ”, notamment les habitants des soixante-six pays classés comme “ low-income economies ” par la Banque mondiale, et qui étaient désignés, encore tout récemment, comme des PVA (pays moins avancés). On oublie des géants comme la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Bangladesh, le Pakistan. On oublie des continents entiers comme l’Afrique ou comme ce continent mythique qu’on appelle “ l’Islam ”. On oublie aussi de calculer le total des humains identifiés comme “ autochtones ”, en particulier ceux des pays du Commonwealth “ blanc ” (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis), ceux du Mexique et de toute l’Amérique latine, y compris dans certains pays où ils sont majoritaires ou presque (Bolivie, Pérou, Guatemala, Équateur), et les ex-autochtones de l’Afrique du Sud devenus citoyens. Les Indiens du Chiapas et leurs alliés zapatistes ont beau former une cohorte très restreinte, ils parlent au nom de milliards d’autres humains. Le sous-commandant Marcos, en prétendant que “ la quatrième guerre mondiale a commencé ”[68], incarne une conscience très majoritaire sur la planète, car tous ces attardés de la modernité pourraient finir par peser lourd dans la démocratie planétaire.
Pour le moment, ils ne crient pas très fort quand ils s’expriment par la voix de leurs dociles délégués à l’ONU et aux autres organisations internationales – une “ voix ” qui est comptée dans les votes mais qui n’exprime pratiquement jamais la culture de l’Iran, du Maroc ou de l’Inde, par exemple. Leurs courtes délégations paradent dignement lors de la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques. Ils remboursent leur dette et s’appliquent à étudier l’art de la bonne gouvernance. Mais ils ne sont pas culturellement assimilés à la société planétaire, ils ne saluent pas tous le drapeau américain, et l’accroissement des budgets américains pour “ la défense ” a peu de chance de produire ce miracle. De plus, la direction de leur trajectoire culturelle actuelle a bien des chances d’appliquer, autant que l’Occident, un principe d’opposition identitaire, mais en sens inverse, en tentant précisément d’accentuer les valeurs les plus opposées à celles que l’Occident prétend incarner. Le fanatisme religieux de certains mouvements ou États islamiques n’est-il pas une manifestation éloquente de ce processus qui est engendré par des rapports internationaux bien plus que par une dynamique interne? Le dynamitage des Bouddha de Bamiyan par les Talibans était un message adressé à l’Occident, pas au peuple afghan.
Je ne suis pas en train de reprendre intégralement l’analyse marxiste pour prédire la fin du capitalisme par l’aboutissement d’une lutte des classes. Ce que je tente de cerner, c’est justement quelque chose qui a été fort négligé dans la tradition des analyses marxistes. C’est la profondeur de la différence culturelle, et la profondeur de l’utopie capitaliste concernant cette dimension humaine fondamentale. On taxe généralement d’utopistes les rêveurs révolutionnaires, mais dans ce cas, ce sont les maîtres du monde qui se comportent avec une naïveté d’utopistes ou de rêveurs. Sous prétexte qu’ils réussissent à organiser des concours de Miss Monde en Inde ou au Nigéria, ils feignent de croire que la différence culturelle ne posera jamais plus de problèmes qu’elle n’en pose maintenant: des frais minimes d’interprètes ou de traducteurs.
Si les humains ne peuvent pas se fondre en une unique culture, américaine, occidentale ou mondialisée, ce n’est pas parce qu’une telle entreprise de conversion requerrait des énergies (i.e. des sommes d’argent) inimaginables, c’est parce que l’être humain est, par nature, un animal qui crée des cultures. C’est un aspect de la réalité qui n’est pas seulement vrai dans le passé mais aussi dans le présent et dans l’avenir. Même si la pénétration culturelle de l’Occident dans le reste du monde est un fait majeur et spectaculaire, cette pénétration ne peut pas se poursuivre indéfiniment et elle n’est peut-être pas réellement en train de se poursuivre. En tout cas pas pour longtemps. Tant qu’on se contente d’observer et de retenir les manifestations de cette pénétration, en négligeant les mouvements inverses, on peut continuer à le croire mais bien des indices pointent dans le sens contraire, ne serait-ce que le nombre croissant de “ pays ” à l’ONU, sans que la dérive des continents n’y soit pour quelque chose. La Chine, qui est encore un seul pays, est sans doute en train de connaître une rapide transformation économique, en partie de rattrapage, mais culturellement, rien n’indique qu’elle soit en train de s’américaniser en profondeur. C’est la même chose dans bien d’autres pays du monde, y compris des colosses tels que l’Inde ou l’Indonésie. Bien sûr, l’internationalisation économique implique une certaine intégration culturelle et institutionnelle, mais l’exemple du Japon, où cette intégration économique a été maximale, montre qu’à un niveau plus profond, en particulier le niveau identitaire, les cultures font plus qu’offrir une certaine résistance à l’assimilation: elles perdurent, quitte à se transformer pour continuer d’exister sous une forme distincte. C’est également vrai pour de petits peuples, tels que les nations autochtones du Canada, infiniment plus démunis aux plans politique et économique, et ayant subi des assauts assimilationnistes infiniment plus massifs. Et que dire du niveau de résistance offert par les diverses sociétés du monde arabo-musulman? Ou par les Indiens du Mexique et d’Amérique du Sud qui ont choisi de supporter 500 ans d’injustice et de misère plutôt que d’abdiquer leur culture et leur identité? Ou par toutes les autres minorités ou majorités de l’immense périphérie ?
La culture, au sens anthropologique du terme, est en même temps la dimension la plus fondamentale de l’être humain – ce qui le distingue des autres mammifères – et, paradoxalement, la plus ignorée dans la science occidentale. J’entends par culture la totalité de ce qu’un groupe d’humains en interactions peut produire, sur le plan des constructions mentales, pour permettre le fonctionnement d’une société: essentiellement des codes de communication (langues, arts, rituels, symboles de toutes sortes, etc.), des systèmes de représentations (connaissances, idéologies, religions, mythes, etc.) et des institutions (parenté, économie, gouvernement, etc.). Nous, les Occidentaux, avons développé une longue tradition pour nier ou ignorer l’existence même des cultures humaines (celles des Autres). C’était d’ailleurs notre intérêt; sinon, il aurait fallu les reconnaître. En fait, beaucoup plus que l’ignorance, c’est l’intérêt politique et économique qui nous a fait nier toute la diversité culturelle. À force de réduire cette diversité à des dichotomies simplistes – occidentale et orientale, traditionnelle et moderne, primitive et civilisée –, à force de postuler une culture par couleur de peau, à force de parler, toujours au singulier, de “ la culture amérindienne ” ou de “ la culture arabe ”, nous avons fini par croire que la réalité était semblable à nos mythes, et que toutes les cultures non occidentales étaient en voie d’extinction rapide. Bien avant de les éliminer réellement, nous les avons éliminées virtuellement en les plaçant dans une fosse insondable comprise entre les “ post-traditionels ” et les “ prémodernes ”. Mais les humains continuent cependant de parler des milliers de langues.
Dans le contexte actuel où l’économisme triomphe[69] au point de s’emballer, le mouvement de résistance de ces cultures, voire de renaissance, risque d’être vivifié plutôt que renversé par les stratégies que déploient, à tous les niveaux, les maîtres du monde. En particulier la stratégie militaire. Mais les armes ne peuvent tuer que des corps, pas des cultures. Elles les renforcent au contraire. Il en va de même pour les opérations de type “ économique ” et institutionnel, telles que les Programmes d’ajustement structurel, qui ont probablement causé plus de morts que la plupart des guerres “ propres ”. Sur le plan culturel, leurs effets sont beaucoup plus difficiles à mesurer et plus variables selon les pays. La masse des exclus s’est accrue dans beaucoup de pays et il est probable que leur sentiment d’identité s’en est trouvé renforcé, peu importe que cette identité s’incarne dans une culture distinctive ou pas, et que ces sentiments soient exprimés ou pas. Les cultures ne sont pas seulement un héritage du passé, le “ poids des traditions ”; elles se construisent et se reconstruisent rapidement.
Les humains ne se contentent pas de vouloir préserver leurs cultures, ils en inventent de nouvelles. Au cœur même des sociétés occidentales, on peut voir surgir, souvent très rapidement, des microsociétés dont la culture est totalement à l’opposé de celle qui domine les institutions: par exemple, des sectes religieuses, qui se comptent souvent par centaines et qui connaissent parfois une extension importante, ou bien des mouvements révolutionnaires ou réactionnaires. Comme beaucoup d’observateurs l’ont signalé, le fondamentalisme et l’intégrisme ne sont pas associés à une religion en particulier; ils fleurissent au cœur même des États-Unis. La création d’une culture par un groupe d’humains est un processus qui peut se faire de façon très rapide, contrairement à l’image classique des cultures millénaires ou immuables. L’invention d’une religion peut être quasi instantanée et le processus de conversion d’un groupe de fidèles peut être fulgurant. Même des langues peuvent apparaître sans qu’on ait besoin d’attendre des siècles. En effet, il suffit d’une génération pour créer une langue créole, c’est-à-dire une langue qui, tout en étant issue de deux langues-mères, n’en possède pas moins toutes les propriétés d’une langue: en particulier, la capacité de tout signifier, et de le faire sans que les locuteurs des autres langues ne saisissent le sens global des paroles.
Les humains sécrètent des cultures aussi naturellement que certains oiseaux fabriquent des nids compliqués ou migrent sur de longues distances. Ils peuvent le faire dans l’isolement et l’ignorance des autres cultures: cela donnera forcément des cultures très différentes. Mais ils le font généralement dans la connaissance des autres et dans le désir de se créer une identité distincte. Si les Occidentaux ont fabriqué leur culture en opposition avec toutes celles qu’ils avaient rencontrées, cette opposition n’est pas à sens unique et les humains des autres cultures peuvent aussi accentuer leurs différences avec l’Occident. À moins de balayer presque instantanément toutes les autres cultures de la planète, la “ mondialisation ” a toutes les chances d’alimenter la résistance culturelle jusqu’au point de compromettre la dynamique en cours, celle d’une étroite collaboration entre les dirigeants des centres et les contremaîtres du troisième Monde. Ces derniers devaient être acculturés pour que le système fonctionne, et les Occidentaux ont cru qu’ils seraient toujours de “ la même race ” que leurs sujets, mais c’est précisément entre ces sujets et leurs ducs que la tension interculturelle risque de se manifester le plus.
Je ne crois pas du tout que nous soyons en train de nous acheminer vers une guerre généralisée, mais plutôt que nous – je veux dire nous tous – allons devoir ouvrir les yeux sur cette réalité humaine fondamentale qu’est la culture et apprendre à gérer nos relations interculturelles, ce que nous n’aurons pas le choix de faire sans élaborer d’autres mécanismes sociaux que ceux du fric. Pour le moment, nous en sommes seulement à discuter de “ la culture ” en tant qu’industrie et à négocier des clauses d’“ exception culturelle ” dans les accords de libre-échange, ce qui n’est vraiment qu’une facette étriquée de la réalité culturelle. La culture, dans toute sa diversité, est l’immense problème que l’argent n’a pas résolu et qu’il ne pourra jamais résoudre, ne serait-ce que parce que son essence est de le nier.
Chapitre 15
La constante humaine
Nous sommes des singes parlants et l’argent n’est que l’une de nos langues.
À force d’entendre les mots “ évolution ”, “ progrès ”, “ développement ”, “ modernité ” et tous leurs synonymes déclinés sous toutes leurs variantes imaginables, à force de voir constamment les humains rangés en “ pré- ” ou en “ post- ”, nous avons fini par croire que c’était vrai, que l’humain était réellement une entité de nature évolutive. Et pourtant il n’en est rien. Il est par nature une constante, même si cette nature implique la faculté de se métamorphoser en une infinité de formes culturelles. Il y a plusieurs façons d’établir ce fait. Nous pouvons simplement faire l’autopsie des cadavres actuels et celle des plus vieux cadavres humains dont nous disposons. On peut aussi observer les indices du comportement humain aux différentes époques de son histoire. C’est la deuxième stratégie que je retiendrai d’abord, pour tenter de mieux cerner ce qui doit nécessairement se manifester à travers n’importe quelle forme nouvelle que pourrait prendre une société succédant à la nôtre.
Jusqu’à présent, en tentant d’interpréter la succession des formes sociales, c’est surtout le type d’organisations et d’institutions qui a retenu l’attention. Mais qu’en est-il de la “ psychologie ” humaine sous ces régimes successifs ? L’un des traits communs à la parenté, à la religion et à l’argent est l’exigence d’une compatibilité entre leurs fonctions sociales et leurs fonctions psychologiques. On peut d’abord noter que les trois systèmes opèrent sur la base de motivations psychologiques qui sont fortes, complexes, polymorphes et omniprésentes dans la vie quotidienne, c’est-à-dire autres que des motivations occasionnelles telles que le plaisir du choc amoureux, par exemple. À la base, la parenté prend appui sur une foule d’émotions ou de sentiments liés au désir de reproduction, aux mécanismes biologiques de la sexualité et de l’attachement et, plus largement, à tout l’éventail des relations interpersonnelles. Quant à la religion-idéologie nationale, elle s’enracine ultimement dans une quête globale de sens dans un contexte social insensé – celui de l’esclavage dur ou soft –, dans un besoin quotidien de rattacher, de façon détaillée, chacun des gestes à un système symbolique cohérent, à un système de valeurs qui définissent le permis et l’interdit, l’obligatoire et l’encouragé, en fournissant une morale sociale détaillée. L’argent, lui, n’a plus de morale, et surtout pas une morale détaillée, mais il met en jeu un vaste éventail de motivations psychologiques telles que le désir, la convoitise, le sentiment de possession, le besoin de sécurité, la recherche de contrôle sur les choses ou de pouvoir sur les autres. Comme le formulent Aldo J. Haesler et Christian Papilloud[70], l’argent assure “ la conversion des passions en intérêts ”.
Transposés au plan social, ces trois types de systèmes se présentent sous la forme d’un ensemble de règles, de principes, de normes ou de lois qui ordonnent le fonctionnement des rapports entre individus et entre groupes, un fonctionnement qui se situe à la fois sur le plan de l’existence matérielle de la société en transformation, et sur le plan de l’intériorisation des processus en cours dans la vie mentale des individus.
Ce genre de constat, concernant les liens entre la psychologie individuelle et le fonctionnement de la société, a sans doute été fait très souvent mais, bizarrement, il ne s’est pas traduit dans un ensemble intégré de théories. Les psychologues, malgré leur abondante production – ce sont surtout leurs livres qui remplissent les rayons des libraires dans la section des sciences humaines –, n’écrivent que très peu, d’un point de vue disciplinaire, sur les grands enjeux sociaux, politiques ou économiques. Leur théorie classique s’arrête au niveau des phénomènes psychologiques interindividuels et de la “ psychologie sociale ”. Quant aux théories sociologiques, politiques ou économiques, elles prennent appui sur des concepts psychologiques qui sont généralement très élémentaires, tels que les besoins illimités – une théorie qui est tout simplement fausse, sur le plan des faits observables –, la compétition ou la soif de pouvoir, ou bien des concepts réducteurs et très généraux, tels que les notions de socialisation en sociologie ou d’enculturation en anthropologie. Une certaine mode anthropologique, heureusement dépassée mais qui n’est pas sans avoir laissé de séquelles, a proposé d’interpréter chaque culture sur la base d’une qualité psychologique individuelle permettant de l’étiqueter comme agressive, fêtarde, timide ou libidinale, comme si chaque “ tribu ” était une sorte de macro-individu. On n’y retrouvait ni l’individu, ni la société. En fait, il a toujours été difficile pour la culture occidentale de penser le rapport entre individu et société. C’est parce qu’elle a inventé des fantasmes de sociétés où l’individu n’existe pas chez les Autres, alors qu’il serait la seule réalité chez Nous.
Les théories des sciences sociales préfèrent le plus souvent assumer que tous les humains sont semblables, en ignorant si tel ou tel politicien est motivé par son idéalisme ou par une libido débridée, c’est-à-dire en laissant ce genre de question à d’autres genres littéraires comme la biographie. Mais il n’y a pas de département de biographie dans les facultés de sciences sociales. Non seulement la jonction entre ces deux univers théoriques n’est-elle pas faite, mais il s’agit là d’une sorte de stratégie planifiée et nécessaire au “ bon fonctionnement ” de la société (je parle bien sûr de la mienne). Tout est mis en branle pour convaincre le citoyen, l’individu, qu’il serait réellement une entité libre et autodéterminée, choisissant ses valeurs comme ses vêtements, au gré de son évolution psychologique personnelle, et ignorant le plus possible les structures sociales qu’il pourrait être tenté de changer.
Une telle dissociation entre nos théories sur la psychologie individuelle et sur les mécanismes sociaux ressemble un peu au fonctionnement mental des individus sur lesquels les neurologues ont expérimenté leur technique du “ split-brain ”, c’est-à-dire le sectionnement du corps calleux qui assure le lien entre nos deux hémisphères. La même dissociation peut être observée entre les sphères de l’activité dite “ économique ” et “ politique ”, comme s’il était nécessaire que le citoyen ordinaire ignore que les lois et les politiques sont dictées par les vrais patrons de la société, ceux qui, plutôt que de faire eux-mêmes les lois comme le faisaient les nobles, ont choisi de laisser à d’autres le jeu du rôle public et de l’encaissement de la grogne populaire cyclique lors des changements de gouvernements. Faut-il rappeler que nous avons un entraînement très efficace à la dissociation, ayant appris à traiter une moitié de la société humaine (Nous) comme des êtres historiques et l’autre moitié comme des phénomènes géographiques?
Mais revenons à la question de départ, sur les aspects communs à la parenté, la religion et l’argent, ces trois fondements successifs de la société. Si cette esquisse d’analyse est valable, cela signifie en même temps que si nous en venons un jour à élaborer un nouveau système social reposant sur autre chose que l’argent, il faudra que ce système opère d’une manière qui serait fondamentalement semblable, qu’il sont enraciné dans des motivations psychologiques profondes et complexes, tout en étant élaboré sur un plan proprement social (lois, règles, normes, etc.), et qu’il soit susceptible d’assurer simultanément la coordination des aspects matériels de la vie sociale et celle des réalités intériorisées mentalement par les individus. Un système fondé sur la culture – c’est-à-dire les cultures – et sur la gestion des relations interculturelles répond-il à de telles exigences? Sur le plan de la psychologie individuelle, la culture rejoint notamment tout ce qui relève de la créativité, qu’elle soit artistique ou artisanale, littéraire ou sportive, intellectuelle ou horticole, informatique ou vestimentaire, scientifique ou culinaire, linguistique ou ludique, etc. La motivation psychologique ne fait pas de doute, même si les créations ne sont pas quotidiennes. Tous les humains, de la naissance à la mort, peuvent éprouver du plaisir à manipuler le langage et les divers types de symboles, à inventer du neuf, à se créer des identités individuelles ou collectives et à jouer avec elles, y compris dans un contexte de relations sociales interculturelles. En principe, une société valorisant la créativité court le risque que son ordre social soit remis en question, mais ce ne serait pas le cas si la créativité est déjà enchâssée dans l’ordre social et si cet ordre social n’est pas fondé sur l’arbitraire et l’injustice. Cela fait beaucoup d’utopies, mais au moins elles sont cohérentes entre elles.
Au plan social, les exigences sont toujours multiples. On ne peut pas assumer qu’un système social central permet, dès le départ, de gérer toutes les dimensions de la vie sociale. Ce n’est le cas ni de la parenté, ni de la religion, ni de l’argent, mais il suffit que leur extension aux autres domaines de la vie sociale soit possible. La culture et l’interculturel, puisqu’ils recouvrent d’emblée la totalité des dimensions humaines, sont par conséquent susceptibles de produire des développements illimités dans toutes les sphères de la vie humaine, à condition que leur institutionnalisation soit développée spontanément et graduellement, suivant le processus normal du développement.
La biologie à la bonne place
Les applications de la fausse biologie sont innombrables dans la culture occidentale. Nous avons noté que le biologisme était étroitement lié à notre individualisme matérialiste, en plus de s’enraciner dans nos structures sociales héritées de l’ancien régime. Par exemple, Rousseau, cet autre pionnier bâtisseur de la cosmologie occidentale, a certainement contribué à alimenter une conception biologique des “ différences ” et des “ inégalités ” entre humains, deux dimensions qu’il confond d’ailleurs allègrement. Dans sa préface à son célèbre Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, il résume ainsi sa théorie:
“ Il est aisé de voir que c’est dans ces changements successifs de la constitution humaine qu’il faut chercher la première origine des différences qui distinguent les hommes, lesquels sont naturellement aussi égaux entre eux que l’étaient les animaux de chaque espèce, avant que diverses causes physiques eussent introduit dans quelques-unes les variétés que nous y remarquons. […] mais les uns s’étant perfectionnés ou détériorés, et ayant acquis diverses qualités bonnes ou mauvaises qui n’étaient point inhérentes à leur nature, les autres restèrent plus longtemps dans leur état originel; et telle fut parmi les hommes la première source de l’inégalité […] ”[71].
Non seulement Rousseau esquisse-t-il l’évolutionnisme biosocial en parlant des supposés “ changements successifs de la constitution humaine ”, mais il fournit en même temps tous les matériaux pour nous permettre de croire que les inégalités sociales, instaurées par l’argent ou n’importe quel autre principe hiérarchique, seraient au fond un simple reflet des différences naturelles ou biologiques entre les individus, entre les classes ou entre les peuples. Les idées de Rousseau, ou simplement des idées convergentes, ont été reprises tant de fois depuis qu’il est décourageant d’y songer même un moment. Pour saisir que nous ne sommes pas des insectes et que les particularités biologiques d’un individu n’ont rien à voir avec sa position sociale, il devrait pourtant suffire de citer l’exemple d’un roi ou d’un riche qui soit petit, gros, laid, un peu débile et atteint de la goutte.
La méthode de comparaison des cadavres anciens et récents nous apprend peu de choses, si ce n’est que la formule génétique des humains n’a pas changé depuis que notre espèce est apparue, on ne sait trop comment et on sait trop quand – il y a au moins quarante mille ans, peut-être deux cent mille ans. En d’autres mots, il n’y a pas eu de “ changements successifs de la constitution humaine ”. Cette illusion d’une évolution humaine a été créée en étendant l’humanité à tout un “ genre humain ” (Homo), c’est-à-dire à une succession d’espèces plutôt qu’à la nôtre proprement dite, ce qui a permis d’entretenir le modèle théorique d’une évolution qui serait graduelle et constante. Or ce n’est le cas ni pour notre espèce ni pour les dauphins ou les lions, ou n’importe quelle autre espèce dont la constitution est constante depuis bien plus longtemps que nous. Il est vrai qu’en moyenne, nous sommes plus grands qu’il y a un siècle ou deux, mais c’est une conséquence des changements dans nos conditions de vie, pas dans nos gènes. Nous sommes aussi plus gros, surtout dans les pays riches, pour les mêmes raisons.
S’il n’y a pas de changements dans notre constitution, rien ne permet non plus d’en postuler dans des “ tendances ” qui seraient à la base de nos comportements. Les fondements psychologiques de l’avidité ou de la cupidité ne sont pas le résultat d’une mutation affectant notre système nerveux central. La civilisation de l’argent repose sur la même commune nature humaine que celle de la parenté ou de la religion. Notre libido est constante, nos facultés mentales sont constantes, nos “ besoins ” individuels sont constants, sauf pour les besoins alimentaires des plus grands. Contrairement à la biologie simpliste qui sert de fondement à la science économique, nous n’avons pas des “ besoins illimités ”. Ni en termes alimentaires, ni sur le plan énergétique, ni dans aucun autre domaine de la consommation. L’avidité, comme la gourmandise, est un trait culturel, pas une “ tendance ” biologique innée. On n’a qu’à observer le comportement des humains vivant dans les dernières petites communautés pour le démontrer. “ L’homme est un être de désir et non de besoin ”, comme l’a dit Gaston Bachelard[72]. Il faudrait réécrire les manuels d’économie sur la base d’un principe de désirs illimités. On pourrait élaborer de forts beaux chapitres sur l’économie scientifique, étant donné que notre curiosité est illimitée; ou sur l’économie artistique, étant donné que notre imagination est également sans limites. Ce fondement théorique aurait l’immense avantage de s’appliquer aussi bien dans n’importe quelle petite “ tribu ”, et il rendrait mieux compte de l’“ économie des services ”.
La fausse biologie évolutionniste ou raciste a eu des effets très paradoxaux, en particulier celui d’évacuer toute référence à la biologie pour penser la commune nature humaine. Nous commençons par nier toute commune nature humaine en niant que nous possédions des instincts, pour ne pas ressembler à des animaux. Comme si le rire ou les larmes, les tremblements ou les frémissements, l’anxiété ou la surprise ne se décryptaient pas sur tous les visages et les corps humains en vertu du même code génétique. Puis nous définissons l’être humain par sa “ raison ”, qui doit bien avoir un quelconque substrat biologique, mais nous nous empressons d’affirmer l’irrationalité de toutes les cultures non occidentales. Le tout avec un parfait calme philosophique et sans traiter les non-Occidentaux de non-humains. En même temps, nous croyons dur comme fer que “ la consanguinité ” en soi produit des tarés génétiquement et nous décrivons les systèmes de parenté des petites sociétés communautaires comme des systèmes qui prescrivent le mariage préférentiel entre cousins et cousines[73]. Le tout avec un parfait calme scientifique et sans traiter les “ tribus ” de tarés ou de races inférieures. Ce qui est alarmant dans tout ça, c’est que nous ne voyons là aucun problème, aucune contradiction. J’ai développé ailleurs[74] un essai d’explication de cette ignorance des fort nombreuses contradictions, qui sont logiquement évacuées (dans notre inconscient) dès que nous séparons mentalement l’Occidental et les Autres, comme s’il s’agissait de deux espèces humaines séparées.
En ce qui concerne la rationalité des Autres, il est facile de l’établir, cas par cas, pour toutes les traditions culturelles. Par exemple, le tabou de la vache sacrée permet de nourrir une population beaucoup plus nombreuse que le culte du hamburger, puisque qu’un hectare consacré à l’élevage bovin produit 10 à 20 fois moins de calories ou de protéines que si nous consommions directement les céréales cultivées sur une même surface. En prime, c’est une culture qui a fondé un développement durable, d’une durée qui se compte en millénaires. Quant aux effets de la consanguinité en soi, ils sont nuls. On peut le vérifier en constatant la très faible prévalence des maladies génétiques dans les petites populations amazoniennes, par exemple, où les mariages entre cousins et cousines sont effectivement très fréquents. C’est que la pratique même des mariages entre cousins permet de faire apparaître et d’éliminer rapidement les gènes récessifs porteurs de tares plutôt que de les disperser dans la population, comme c’est le cas avec les pratiques maritales occidentales.
Parmi les affirmations courantes relevant de la fausse biologie, il y en a une qui mérite notre attention. C’est celle voulant que l’être humain serait par nature un être de domination, et cela “ de tout temps ”. C’est une question cruciale dans une réflexion sur une possible mort de l’argent. Bien sûr, l’argent n’est que l’un des instruments de domination. Il y en a eu bien d’autres, en particulier la religion ou le racisme, mais si la domination est inscrite dans nos gènes et si elle mène à la croissance économique ininterrompue et illimitée, nous sommes perdus, à moins de bénéficier d’une très longue série de miracles technologiques. Si la domination était inscrite dans nos gènes, elle ferait partie de notre commune nature humaine. Or, même à l’intérieur des sociétés où la domination est inscrite dans la structure sociale et dans la culture, il y a des millions d’humains qui sont parfaitement allergiques à toute forme de domination, que ce soit en position de dominateurs ou de dominés. Seraient-ils des tarés génétiques? De plus, il y en a eu des milliards qui ont vécu dans des structures sociales et dans des cultures égalitaires, où pratiquement tous les humains manifestaient cette même allergie. Quand je parle de société “ égalitaire ”, que ce soit dans le contexte des petites communautés ou de celui des institutions que nous pourrions développer dans de très grandes communautés, je ne parle pas d’un nivellement par le bas. Plutôt par le haut en fait, car l’idée d’égalité n’exclut que la domination, le pouvoir arbitraire. Pas le prestige, pas l’influence, pas les récompenses de toutes sortes découlant du travail ou du talent. Car l’influence, contrairement à la domination, possède cette faculté d’enrichir le “ leader ”, le “ savant ”, l’“ artiste ” ou n’importe quel autre type de “ grand homme ” ou de “ grande femme ”, tout en enrichissant aussi ceux sur qui elle s’exerce.
En général, les relations sociales qui se vivent entre des “ personnes ” sont plus propices à développer l’allergie à la domination que celles qui nécessitent des efforts constants pour être “ quelqu’un ” aux yeux d’un public impersonnel. De plus, les ressorts de la domination semblent étroitement liés à ceux de l’ethnocentrisme, cette réaction mentale déclenchée par les signifiants des autres cultures, mais selon une programmation qui est celle du sujet ethnocentrique, celle de sa propre culture. L’ethnocentrisme n’exige pas un contexte de relations “ internationales ”; n’importe quel contexte de relations entre des personnes classées dans des catégories sociales différentes suffit à le mettre en branle. Mais un certain type de culture et d’éducation peut empêcher l’ethnocentrisme de conduire à une institutionnalisation des rapports sociaux de domination. Somme toute, les comportements des dominateurs ne sont pas moins “ naturels ” que ceux des allergiques à la domination, mais ces comportements ne sont pas non plus déterminés par nos gènes, indépendamment de tout conditionnement culturel et de tout contexte social. Par conséquent, nous n’avons pas besoin d’attendre des miracles de l’ingénierie génétique avant de pouvoir inventer de nouvelles institutions sociales moins dévastatrices que celles de l’argent. Notre bonne vieille formule génétique convient parfaitement.
Nos gènes commencent à être un peu mieux décrits, malgré certains délires inspirés par cette nouvelle science. La neurologie du cerveau dispose aussi de nouveaux instruments d’observation susceptibles d’en accélérer la compréhension. Ce sont des voies de recherche absolument fabuleuses, qui pourraient alimenter la réflexion de l’anthropologie physique (ou bioanthropologie) si elle délaissait un peu ses vieilles obsessions pour la peau et les os. À l’inverse, il serait pertinent que l’anthropologie tout court, surtout la naïve, adresse ses questions aux savants et aux techniciens de la biologie. Pour pouvoir un jour contrôler notre destin, nous avons besoin de connaissances sur l’être humain, pas seulement sur la nature.
À quelques reprises, j’ai suggéré que certains des processus sociaux qui déterminent le changement social pourraient s’enraciner dans des phénomènes d’ordre neurologique. Par exemple, l’inflation et la dévaluation symboliques semblent bien résulter d’un affaiblissement des réactions déclenchées par un stimulus donné. Serait-ce lié à la nature du substrat biologique ou seulement au contexte social déterminant l’usage multiplié des stimuli en question? La question me semble très importante, au même titre que celle des mécanismes, activés ou non, de la domination.
Un autre phénomène social me semble, en partie seulement, influencé par les mécanismes neurologiques de notre cerveau. C’est l’urbanisation. Dans le monde entier et depuis longtemps, des paysans affluent vers les villes. Cela n’a rien à voir avec la biologie humaine. Dans beaucoup de cas, cependant, dans des villes énormes comme Mexico, Calcuta ou Sao Paolo, ils y trouvent des conditions de vie qui sont matériellement plus mauvaises que dans leurs villages d’origine, mais ils y retournent rarement. Cela s’explique par toutes sortes de raisons, telles que l’absence de terres disponibles au village, ou par toutes sortes de passions, telles que l’espoir de dénicher un travail décent. Mais indépendamment de leur statut social, fort peu de gens semblent intéressés à quitter la grande ville pour des villages ou la campagne. Au Québec, même de généreuses primes ne réussissent pas à attirer des médecins en région. Se pourrait-il qu’au-delà de toutes les raisons et les passions identifiables, il y ait aussi un certain impact de nos mécanismes neurologiques et que l’hyperstimulation sensorielle offerte par la ville produise une sorte de dépendance, comme l’usage du tabac? Si oui, la course folle à la consommation pourrait aussi reposer sur le même genre de mécanismes. Si de tels mécanismes sont plus qu’une hypothèse farfelue, nous aurions tout intérêt à les identifier et à les comprendre, même si la biologie ne nous sera d’aucune utilité pour développer des institutions sociales.
À court ou à long terme, le développement des technologies nous propose de nouveaux gadgets qui sont toujours fort séduisants: un nouveau système de sons pour reproduire plus fidèlement la musique, un nouveau matelas anticourbatures, un nouvel aliment plus excitant que les anciens, etc. Le tout pour entretenir notre foi dans le progrès de l’humanité. Parmi les constantes inscrites dans la nature humaine, il y en a une qui relève du plaisir. Pas seulement la libido, mais toutes les formes du plaisir. Dans une civilisation matérialiste, nous nous convainquons que le plaisir vient des objets et pénètre en nous. La vérité, c’est que le plaisir est sécrété par notre organisme, non par les nouveaux gadgets, et qu’il obéit à des lois biologiques qui sont constantes. La musique écoutée sur les premiers tourne-disques à 78 tours ou à cylindre procurait un plaisir égal à celui que le disque compact suscite. Les parasites sonores étaient simplement filtrés par notre cerveau. Avec le disque compact ou l’ordinateur, ces parasites sont presque éliminés. Nos filtres n’ont pas à travailler, mais la musique entendue est la même et le plaisir est le même. C’est la même chose pour nos épais matelas qui ne garantissent pas un repos supérieur à la paillasse, ou pour le homard cuit sur un poêle La Cornue, coûtant 40 000 dollars canadiens, qui ne procure pas plus d’extase que celui cuit sur la braise par n’importe quel humain pré-occidental.
Reconnaître ces faits ne nous donne pas de moyens précis d’action pour infléchir le cours de la dérive technologique et monétaire, du moins pas à court terme, mais le fait d’orienter nos recherches sur cette piste peut nous suggérer des moyens de le faire, non pas des moyens techniques mais des moyens sociaux, c’est-à-dire la construction de cultures et d’institutions qui ne seraient pas fondées sur de fausses connaissances concernant la nature humaine, ses “ besoins ”, ses “ tendances ” ou ses potentialités. La nature humaine n’est pas indéfinie, elle n’est pas que culture, mais elle n’est pas non plus ce qu’une culture en particulier en a décidé: le souci de l’entraide n’est pas moins naturel que le réflexe de domination, nous ne sommes pas plus conquérants que paresseux, la “ peur des différences ” n’est pas plus innée que la curiosité, et “ le marché ” n’est pas plus naturel que la communauté.
À ceux ou celles qui voient en l’argent un ressort psychologique incontournable, une propriété naturelle de la vie sociale, on peut objecter que, non seulement bien d’autres sociétés ont fonctionné sans argent, y compris de grands empires comme celui des Incas, mais il y a, au milieu de notre propre société, bien des gens pour qui le salaire n’intervient pas dans la motivation au travail. D’autres salaires sont possibles, en particulier le mélange de considération sociale et de satisfaction personnelle procuré par le travail lui-même. Pour construire une autre société sans argent, ce n’est pas la matière première qui fait défaut, c’est le manque d’imagination résultant de la résignation.
La compétence culturelle
S’il est un aspect de notre commune nature humaine sur lequel il est très important de revenir, c’est l’aptitude du cerveau humain à créer de la culture et du développement. Depuis qu’il y a des Homo sapiens sur cette planète, absolument tous les groupes d’humains ont fabriqué spontanément une langue, une langue parfaite et capable de communiquer toutes les nuances de la pensée abstraite. Tous ont inventé une foule d’autres systèmes de communication, par l’art ou le rituel, par les gestes ou les parures, par les vêtements ou les automobiles, par l’écriture ou l’argent. Tous ont aussi élaboré de complexes systèmes de représentation du monde: les sciences, les mythologies, les idéologies, les religions, les cosmologies, etc. Enfin, tous ont utilisé cette même compétence pour le langage symbolique et pour la culture, et ont également développé des institutions sociales pour prendre collectivement en charge leurs besoins matériels ou autres. Leurs besoins alimentaires et vestimentaires aussi bien que leurs besoins identitaires, ludiques, juridiques ou funéraires. Contrairement à la rhétorique “ moderne ”, le sous-développement n’est pas la condition normale de l’être humain jusqu’à l’étincelle occidentale. C’est exactement le contraire. Le développement n’est pas l’exception, mais la condition normale d’une société humaine assez autonome pour assurer le fonctionnement d’institutions cohérentes. C’est le sous-développement qui est accidentel, anormal et exogène. Aucune société humaine autonome ne s’est jamais sous-développée elle-même, et aucune n’a eu besoin d’experts étrangers pour mettre sur pied des institutions sociales qui fonctionnent. Les humains ordinaires n’ont besoin d’aucun consultant international pour avoir une langue et une culture propres. Il en va de même pour leurs institutions, dont la diversité pourrait être aussi grande que celle des langues.
La confirmation la plus éloquente de ce fait, c’est la faillite généralisée des tentatives de développement exogène, une faillite qui ne semble nullement affaiblir notre foi dans les vertus du “ développement international ”, ainsi que le démontre très bien Gilbert Rist[75]. Notre insistance à vouloir “ développer ” les autres tout en aggravant, dans les faits constatés, leur désorganisation et leur dépendance, a quelque chose de pathétique. Elle manifeste chez nous le même aveuglement, le même refus de constater la réalité, que chez celui qui chercherait à faire pousser des plantes en tirant dessus et en provoquant leur mort. Il y sans doute certaines exceptions, là où les principaux intéressés ont pu disposer de l’autonomie suffisante pour produire eux-mêmes des résultats durables. À ma connaissance, l’exemple le plus spectaculaire d’une dynamique de développement dans un pays du troisième Monde ne doit cependant rien à la coopération internationale. C’est celui du prodige accompli par quelques centaines de Péruviens pauvres de Lima qui ont réussi, en une vingtaine d’années seulement, à construire en plein désert une ville fort bien administrée. Cette ville qui compte maintenant au-delà de trois cent mille habitants, Villa el Salvador, n’a rien d’un prodige sur le plan matériel. Ses quartiers récents ne se distinguent pas matériellement des bidonvilles de Lima. Mais c’est un prodige d’architecture immatérielle. La culture et les institutions qui ont été rapidement façonnées assurent le fonctionnement d’une administration municipale exemplaire, une scolarisation très supérieure à celle du pays, une sécurité nettement meilleure aussi, bref des structures sociales qui permettent de prendre collectivement en charge les besoins matériels ou autres – ce en quoi consiste précisément le développement. Ce n’est pas le paradis sur terre, mais on peut parler d’une réussite, qui n’a pratiquement rien coûté à l’État péruvien, si ce n’est la permission de squatter une zone désertique et éloignée de la capitale. Villa el Salvador a été mise en nomination pour un prix Nobel de la paix en 1986, mais on a préféré décerner le prix à un individu (en l’occurrence Elie Wiesel), ce qui est plus conforme à la mentalité occidentale.
Pourquoi de telles réussites d’une dynamique sociale sont-elles si rares? La réponse ne tient pas dans la nature humaine, car les compétences culturelles et organisationnelles sont partout les mêmes. Elle tient malheureusement dans les institutions sociales dominantes qui empêchent ces compétences de s’exercer. Les gouvernements ne donnent pas souvent la permission d’occuper des terres “ illégalement ”, même dans des déserts. Les paysans sans terre du Nord-Est brésilien se font expulser ou tuer par les milices des riches propriétaires. Les Indiens du Chiapas, d’Oaxaca ou de Puebla, qui ont résisté cinq cents ans à la conquête, ne disposent plus des terres suffisantes pour leur développement. Les autochtones du Canada ont été confinés sur de petites réserves et l’État a préféré les prendre en tutelle, en se finançant grassement à même les ressources naturelles confisquées. Ce n’est pas tout à fait la recette du développement. L’argent a servi d’instrument du sous-développement international. Ce n’est pas anodin, car il y a à tout cela un coût faramineux. Le coût du sous-développement est infiniment supérieur à celui d’un développement qui ne requerrait que de l’autonomie. L’accident développemental de Villa el Salvador n’a rien coûté au gouvernement péruvien et lui a rapporté gros, mais c’est bien un accident qui a échappé à la logique de l’argent. Combien de profits pourraient rapporter un vaste changement de régime?
Le développement possible, c’est-à-dire l’invention de nouvelles institutions sociales, peut sembler très compliqué. Il est vrai qu’il n’y a pas de recettes pour ça, encore moins de “ techniques ”. Mais nous n’avons pas besoin de recettes ou de techniques pour inventer des langues. Il suffit de laisser un groupe de gens ensemble un certain temps. C’est la même chose pour le développement. Nous n’avons même pas besoin de recourir à des processus conscients. Nous n’avons pas besoin de connaître la grammaire pour parler, ni de recourir à des principes de métacognition pour connaître. Et lorsque ça ne fonctionne pas, ce n’est jamais par manque de compétence. Il suffit de réunir les conditions nécessaires et, en particulier, de supprimer les obstacles institutionnels au développement. C’est un virage à 180 degrés qui serait à faire dans les stratégies du “ développement international ”, c’est-à-dire qu’il faudrait desserrer les freins plutôt que d’augmenter la cylindrée du prétendu moteur exogène appelé “ aide ”. Il pourrait en aller de même avec le développement régional dans les pays riches, qui est presque toujours orchestré par divers centres bureaucratiques extérieurs à la société concernée, avec un succès inversement proportionnel à l’archarnement.
Même dans les pires conditions du sous-développement actuel, même lorsque la guerre ou la famine ont fait des ravages, le potentiel de développement et de création culturelle est intact, parce qu’il est inscrit dans nos gènes. Nous aussi, les “ individus ” décommunautarisés et mondialisés, anémiés par l’inconscience ou la résignation, nous n’avons rien perdu de nos capacités de régénération sociale. Nous aussi, nous pourrions développer des communautés humaines normales, soucieuses d’un certain équilibre social et d’un certain équilibre écologique, de même qu’un autre système de rapports entre ces communautés. Ce n’est certainement pas la nature humaine qui serait un obstacle à la construction d’une société planétaire de 8 ou 10 milliards de citoyens. Et ça ne prendrait pas des milliers d’années ou des siècles. Toutefois, ça irait plus vite et plus droit si nous savions tirer profit des expériences des autres.
Aucune autre société du présent ou du passé ne peut nous servir de modèle et nous fournir la solution, mais notre imagination créatrice risque de manquer de souffle si nous ne l’alimentons pas d’exemples. En musique comme en développement, l’inspiration peut venir de partout, et les modèles peuvent être imités aussi bien que servir de repoussoirs. Les Occidentaux ont oublié comment faire fonctionner des communautés, d’autres cependant ont préservé cet art. Je ne parle pas seulement de lointaines traditions “ tribales ” mais aussi d’inventions modernes. Par exemple, la municipalité de Porto Allegre (Brésil), comme celle de Villa El Salvador (Pérou), a innové sur le plan institutionnel et son expérience, même non transposable, présente beaucoup d’intérêt. Le nouveau parlement du Nunavut, cette société rattachée au Canada sans être une province ou un État, expérimente un modèle qui combine l’innovation et la tradition. Les 18 députés qui y sont élus ne sont pas divisés en partis et ils prennent leurs décisions par consensus, pas par un vote majoritaire. Les communautés indiennes du Mexique, après avoir intégré l’usage de l’argent, ont trouvé une façon d’utiliser leur système traditionnel de charges publiques pour faire fonctionner les structures administratives, tout en empêchant l’apparition d’écarts de richesse monétaire entre les membres de la communauté. Quant aux diverses expériences “ socialistes ” ou “ anarchistes ” , elles sont considérées comme des échecs parce qu’elles n’ont pas survécu au raz-de-marée monétaire, mais elles n’en gardent pas moins un immense intérêt, justement en tant qu’expériences.
Sur le plan des relations intercommunautaires, d’autres sociétés ont aussi une expérience millénaire que nous avons toujours regardée avec dédain. Les Australiens, avant d’être sous-développés par les colonisateurs européens, ont construit des cultures et des institutions qui sont jugées par l’Occidental comme totalement “ primitives ”, sous prétexte qu’elles minimisent la place de la technologie matérielle, mais sur le plan proprement culturel et institutionnel, elles présentent hors de tout doute un intérêt considérable puisqu’elles ont permis de préserver l’équilibre environnemental ainsi qu’un ordre social qui privilégie la liberté et la dignité des personnes, en réduisant au maximum les taux de suicide, de dépression, de criminalité. Si l’Indice de développement humain était construit autrement, ce type de communauté aurait pu se pavaner en tête du palmarès. Je ne suggère pas que leurs institutions sont applicables à d’autres échelles et que nous devrions les imiter mais, à tout le moins, en prendre connaissance et les reconnaître pour ce qu’elles sont.
L’expérience accumulée par les petites communautés du monde ne se limite pas au niveau de l’organisation communautaire. Dans plusieurs régions du monde, on a aussi élaboré des systèmes de rapports intercommunautaires qui sont aux antipodes de la solution intégratrice – i.e. cannibale – le plus souvent adoptée dans l’histoire de États et empires. Je pense, en particulier, au vaste système politique intercommunautaire qui a permis aux peuples des hauts-plateaux de Nouvelle-Guinée de préserver un ordre social sans classes, après avoir développé l’agriculture et l’élevage depuis plusieurs milliers d’années (peut-être même avant les peuples du “ croissant fertile ”) et après avoir subi une croissance démographique relativement importante. Aux yeux des Occidentaux, ces gens sont des sauvages : ils se barbouillent le corps et s’insèrent des os dans le nez, ils croient que leurs ancêtres ont toujours une certaine forme d’existence et surtout, ils sont “ guerriers ” et ne reconnaissent pas l’égalité des sexes. Mais ce que nous appelons leurs “ guerres – soit des affrontements où la composante symbolique (i.e. politique) de la violence est beaucoup plus importante que sa composante technique –, engendre combien de morts ou de mutilés par rapport à nos propres guerres et surtout par rapport aux autres formes de violence inhérentes à notre ordre social ? Et surtout quel est le prix, en souffrance humaine physique et morale, de leur système social par rapport à celui payé par les esclaves égyptiens ou romains antiques, aussi bien que népalais et birmans actuels, par les exclus et autres prisonniers américains, par les enfants exploités dans notre économie-monde? Encore une fois, la guerre tribale ne me semble pas plus un modèle à transposer que l’ascétisme des Australiens, mais l’examen des solutions culturelles et institutionnelles que ces peuples ont trouvées aux problèmes permanents de la pression démographique et du rapport interculturel est une démarche qui pourrait être aussi fertile que la connaissance des techniques l’est pour en inventer de nouvelles.
Et plus concrètement?
Comment Don Quichotte, ou même une petite armée de héros de cet acabit, pourrait-il s’y prendre pour attaquer les moulins financiers ou boursiers? D’ailleurs est-il question de lancer une attaque? Ce n’est pas le cas et même si c’était le cas, il est inutile de planifier le bombardement de la Banque centrale des États-Unis. Cette solution a déjà été expérimentée ailleurs et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’a pas conduit au paradis sur terre. En effet, lors de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, leur premier geste symbolique a été de faire sauter la Banque d’État[76]. Ce dont il est question, c’est de participer à la vie sociale en tentant de surmonter l’anesthésie que l’argent opère sur nous. Cela ne signifie rien de plus que réfléchir, parler, discuter, écrire, communiquer de toutes sortes de façons, c’est-à-dire utiliser notre compétence culturelle en se plaçant en situation d’interprogrammation avec d’autres humains. Il s’agit donc de créer des symboles et de les manipuler collectivement pour développer des institutions, des organisations.
Sur le plan international, là où le véritable enjeu de l’argent devra être réglé tôt ou tard, il n’est pas facile de déceler le point faible de la carapace. Le contrôle de l’argent sur pratiquement tous les gouvernements de la planète semble bien solide. C’est même là la composante la plus solide de son armure, précisément parce qu’elle est de nature institutionnelle. À court terme, il peut sembler impossible que ces gouvernements soient replacés sous le contrôle de leur population locale. Sur le plan politique, culturel, humain en somme, il est totalement impossible d’anticiper les événements. Seule la formation de coalitions de pays du troisième Monde pourrait mettre en place une sorte de syndicat. Les tentatives de réunir divers G72 ne semblent pas avoir connu beaucoup de succès, mais c’est peut-être une fausse impression propagée par nos médias. Quoi qu’il en soit, nous sommes encore loin d’un G200 ou d’un G188, réunissant les pays exclus du G8 ou du G20.
Dans le passé, beaucoup d’idéalistes, d’utopistes ou de révolutionnaires ont voulu accélérer l’histoire en tentant de provoquer la crise, mais dans un contexte de changement accéléré, il est presque impossible d’éviter de rebâtir la société sur le même modèle, faute de temps pour réfléchir, en récupérant immédiatement les débris. Dans le cadre d’un processus graduel, le recyclage restera incontournable, mais le nouveau produit n’en sera pas moins neuf. Dans tous les cas, il faut repeindre ou décaper ces débris. Il ne faut pas qu’ils soient reconnaissables et que le changement ressemble à un retour en arrière. Heureusement, ça prend souvent peu de choses pour donner l’allure du neuf. Les experts en marketing le savent bien, eux qui ont réussi à vendre des bagnoles grossies en hauteur plutôt qu’en longueur, après la résorption du choc pétrolier, de façon à ce que les consommateurs aient l’impression de vivre une mode néo plutôt rétro. Dans la philosophie de l’argent, tout n’est pas à jeter à la poubelle. Par exemple, on pourrait très bien continuer à promouvoir la philosophie du libre marché dans le domaine des rapports humains, tout en s’inspirant de modèles plus “ socialistes ” dans l’organisation de l’économie, mais sans cesser de calculer les coûts et les bénéfices.
Les grands objectifs sont relativement clairs. Il s’agit de libérer une énergie que tous les humains ont de façon innée et d’utiliser une compétence qui n’est que paralysée par les institutions existantes. Il existe déjà des institutions, les États, les partis politiques, les médias, les écoles, etc. Par exemple, n’importe qui peut acheter une carte de membre d’un parti et présenter des propositions lors d’un congrès d’orientation. On pourrait proposer un projet de nationalisation des services juridiques, à l’instar des services de santé, dans le but de limiter la propriété privée de cet instrument du pouvoir discrétionnaire du riche. La proposition n’a aucune chance d’être acceptée, mais un miracle peut se produire, l’idée peut être reprise dans les médias, un débat peut être suscité. Dans le domaine des projets de loi, tout est possible. Tout ce qui peut être écrit sur un bout de papier est possible. Parmi les projets de loi qui aboutissent, si édulcorés soient-ils, il y en a parfois qui sont nés au sein de minuscules groupes de pression. À court terme, ça prendrait plus qu’un miracle pour que, dans le contexte mondialisé actuel, un État capitaliste décide de limiter le droit de propriété privée et affirme sa propre suprématie. Mais tout ce qui peut être écrit peut être voté. Il suffirait peut-être d’un cas majeur d’abus du droit de propriété privée pour lancer le débat et ouvrir une brèche. Des employés de l’État, au talent de bricoleurs, pourraient aussi pondre des concepts de gestionnaires pour réduire les distorsions produites par l’argent, en dissociant, par exemple, la gestion de l’argent de celle des services eux-mêmes. L’idée peut sembler farfelue, comme toutes celles qui s’écartent un tant soit peu de l’ordre établi et, surtout, qui impliquent le moindre doute sur les vertus de l’argent, mais elle permettrait peut-être d’améliorer la gestion des services de santé, par exemple.
Les États, les lois et les administrations publiques ne sont pas le seul champ ouvert à la créativité institutionnelle. Une foule d’autres types d’organisations peuvent se prêter à des expériences de fonctionnement sur la base d’un usage limité de l’argent dans les relations interindividuelles, sans abandonner nécessairement l’argent dans les rapports entre organisations. Un peu comme c’était le cas dans les communautés religieuses, qui se sont souvent enrichies considérablement. En fait, pour voir cheminer une idée dans la société, il s’agit d’ouvrir de multiples fronts, non pas d’attaquer de front. L’objectif étant de remplacer certaines de nos institutions centrales, nous ne pouvons ni les attaquer ni les ignorer. Mais rien ne nous empêche de communiquer directement avec des personnes en position de pouvoir, des superriches, pour les faire sortir de l’anonymat du marché et les exposer soit à la réprobation publique, soit à des récompenses non monétaires. Nous prenons pour acquis que les gens sont définitivement riches ou nobles, mais ils n’ont jamais vraiment changé de nature. D’autres salaires que l’argent sont possibles, d’autres récompenses que le profit, comme le réalisent les mandarins de l’État à la tête de très grandes corporations, qui y travaillent sans exiger des salaires égrenés en millions ou en options.
La réforme ou la refonte des institutions, ou bien leur remplacement par de nouvelles, ne relève pas d’un plan imaginable par une personne qui réfléchit à la question, mais ce n’est pas non plus quelque chose qui se produit en dehors de nous, comme les tempêtes ou les marées. Les plans de beaucoup d’institutions ont été dessinés par un très petit nombre de personnes: les plans du IIIe Reich, ceux du régime d’Apartheid, ceux du FMI ou de la Banque mondiale. Leurs noms sont bien connus. On peut croire qu’ils n’étaient que les porte-parole d’une vaste société ou de leur culture. Je n’en crois rien. Ils ont utilisé une importante marge de liberté, dont nous disposons aussi. Bien sûr, il s’agissait presque toujours de personnes en position de pouvoir. Presque toujours, mais pas toujours. Par exemple, au Québec, on vénère Alphonse Desjardins à titre d’inventeur des Caisses populaires. Ce n’était pas une personne en position de pouvoir et son invention a quand même eu d’énormes conséquences sociales et culturelles. Comme quoi l’argent peut aussi se retrouver au centre d’un processus de développement, dans un certain type de contexte social. Ce que je cherche surtout à illustrer, c’est le fait que nous possédons tous ce pouvoir magique de manipuler des symboles et de réécrire le monde sur le coin d’un napperon.
Lettre aux Grands Vizirs
Monsieur James D. Wolfensohn, président de la Banque mondiale,
Monsieur Horst Köhler, directeur général du FMI,
Monsieur Sapatchai Panitchpakdi, directeur général de l’OMC,
Monsieur Donald J. Johnston, secrétaire général de l’OCDE,
Messieurs les Grands Vizirs,
Vous présidez, dirigez ou secrétariez les quatre plus imposants navires amiraux de l’armada capitalibérale de l’Occident. Aux commandes de vos toutes-puissantes institutions, vous parcourez la planète pour pacifier des territoires, pour libérer des peuples du joug de leur culture trop primitive, pour conquérir des milliards d’âmes et les placer au service de votre dieu et de votre roi.
Je sais que vous êtes beaucoup moins riches que des milliers d’autres seigneurs et, en particulier, moins riches que Bill Gates, qui se dévoue pour incarner à lui seul cette classe sociale sur la scène médiatique. Vous êtes aussi, à l’instar de ces autres seigneurs, de parfaits inconnus pour le commun des mortels. Cependant, vous êtes tous les quatre de Grands Hommes et je ne doute pas que vous receviez chaque jour des milliers de signaux vous le confirmant, surtout de la part de votre entourage immédiat. À vous quatre, vous formez à la fois le conseil des ministres du gouvernement mondial et l’état-major de son armée. Bien sûr, vous n’avez pas été élus, même pas dans un comté, mais on n’élit pas des généraux ou des présidents de compagnies. Vous nierez être au service d’un gouvernement, mais c’est pourtant la réalité, même si vous préférez le désigner comme “ le marché ” et lui attribuer un caractère universel ou démocratique, en faisant semblant d’ignorer qu’il s’agit en fait du petit réseau formé par les chefs des États centraux et par les dirigeants des grandes entreprises multinationales. Quoi qu’il en soit, vous vous considérez probablement, non pas comme des maîtres, mais comme de dévoués serviteurs de cet État virtuel qui règne sur le monde.
En dépit du prestige dont vous jouissez sans doute intensément, vous ignorez, ou plutôt vous réussissez à ignorer que vous représentez, pour des milliards d’humains qui ne connaissent ni votre nom ni votre visage, l’incarnation du tyran implacable et abominable. Si quelqu’un vous en faisait part, ce qui est peu probable, vous ne seriez sans doute pas plus incommodés que n’importe quel politicien informé d’un sondage montrant que sa cote de popularité a un peu fléchi. Je n’entreprendrai pas de dresser un liste complète des reproches qui pourraient vous être adressés par des gens de cette planète, mais je vous en donnerai quand même quelques exemples. Par les lois que vous promulguez et appliquez, vous empêchez la production à moindre coût de médicaments ressemblant aux formules brevetées; vous interdisez l’usage de logiciels ou de multiples autres inventions humaines; vous obligez des peuples à payer, coûte que coûte, une dette gonflée par les dévaluations monétaires et par les intérêts sur les intérêts, et sans tenir compte du fait qu’une grande part de l’argent prétendument prêté ne leur est jamais réellement parvenu, s’étant arrêté dans les poches de vos administrateurs régionaux ou étant revenu dans celles des compagnies occidentales qui ont obtenu les contrats; vous procédez à un démantèlement systématique des États régionaux en les forçant à réduire les services ou les programmes de développement, et à privatiser jusqu’aux services publics, comme l’eau ou les communications, en les plaçant sous le contrôle et au service d’intérêts associés à votre gouvernement; vous détruisez systématiquement toutes les institutions humaines pour les remplacer par une unique institution, celle de l’entreprise capitaliste, sans imaginer que la réduction de la diversité sociale pourrait être une perte aussi catastrophique que la réduction de la diversité biologique; bref, vous travaillez avec zèle pour créer les conditions propices à l’expansion et à la croissance illimitée d’une machine économique implacable pour la majorité des humains et destructrice pour l’environnement. En d’autres mots, vous utilisez le pouvoir qui vous est conféré par vos institutions pour diriger vos navires amiraux selon une règle unique, selon laquelle la source du bonheur est l’argent, et la recette de l’enrichissement des déjà-riches repose sur l’appauvrissement des déjà-pauvres. Et vous appliquez les règles de votre religion comme si le fait de broyer des millions de corps humains était racheté par le salut de leur âme.
Si de tels reproches vous étaient réellement acheminés personnellement, vous prétendriez sans doute que vous n’y pouvez rien, que vous n’êtes qu’au service d’institutions façonnées et dirigées informellement par la majorité silencieuse. C’est une excuse, rien de plus. Il est vrai qu’aucun individu n’a le pouvoir de diriger à sa guise une institution, mais il est faux de prétendre que les dirigeants n’ont aucune marge de liberté. John Maynard Keynes et Harry Dexter White, qui ont conçu et dessiné les plans du FMI et de la BIRD, l’ancêtre de la Banque mondiale, auraient pu concevoir autrement ces institutions. Robert MacNamara porte la responsabilité des Programmes d’ajustement structurel, comme vous portez la responsabilité de tenir le cap des institutions que vous dirigez. D’autres ont su donner un coup de barre. Par exemple, Mikhail Gorbatchev a dirigé un navire amiral encore plus gros que les vôtres, et il a décidé de le rediriger, non pas pour le jeter dans vos bras, mais simplement pour éviter une catastrophe qui aurait été dramatique pour tous. Il ignorait sans doute quel serait le prix à payer pour l’URSS, même s’il se doutait probablement que lui-même risquait d’avoir à renoncer aux bénéfices du pouvoir. Cet exemple, rapidement oublié par les Occidentaux, montre qu’il y a des personnes qui réussissent à transcender, par leur humanité, les institutions qui les ont engendrées. Gorbatchev est-il moins grand qu’auparavant? S’est-il sacrifié? Je n’en crois rien. Je pense au contraire que son rôle sera, tôt ou tard, consacré par l’histoire mais qu’il le soit ou non importe peu, puisqu’il demeurera important dans ses effets réels.
Vous aussi disposez du pouvoir de faire des gestes, de prononcer des paroles, d’écrire des textes qui pourraient changer le monde et lui éviter la catastrophe que vous semblez viser aveuglément dans votre direction des institutions mondialisées. Si vous ne dérogez pas au programme prévu par votre culture de l’argent et si nous n’utilisez pas la marge de manœuvre qui vous est laissée pour tenter de changer le cap des institutions que vous pilotez, il est fort possible que vous passiez aussi à l’histoire, dans la liste des Grands Vizirs les plus inconscients et les plus aveuglés par leur fausse grandeur.
Veuillez me croire.
Denis Blondin
En fin de compte…
Que reste-t-il de nos amours, de nos théories ?
Max Dorra, Le Masque et le Rêve
L’argent, avec tous ses périphériques, a servi de cible à ma réflexion, à ma critique, à mon cynisme, et l’idée de sa disparition a servi de moteur à mes rêves naïfs d’une humanité améliorée. Au-delà de toutes ces critiques de l’argent, de l’économie ivre d’elle-même et presque sans nouveaux défis, du pouvoir débridé et presque sans objet, je dois faire cet aveu : j’ai pris l’argent en horreur avec ma tête, mais dans mon cœur, j’ai encore un peu de misère à souhaiter sa disparition totale. Est-ce une séquelle de mon cinquième anniversaire ? Est-ce par fidélité à mes amours ou par allergie au totalitarisme? De toute façon, le destin de l’argent n’a pas grand-chose à voir avec mes humeurs personnelles. Et une disparition totale de l’argent est aussi inimaginable que celle de la religion ou de la parenté. En fait, je partage tout à fait le sentiment exprimé par Bernard Charbonneau: « Tout ce que je sais, c’est que l’homme et la terre ne seront sauvés que si l’on met un terme à la prolifération cancéreuse du fric […]. »[77] Peut-être est-il cependant imaginable d’en établir un usage normal dans une société qui aurait retrouvé ses racines. Je parle de racines variées et multidirectionnelles, pas des racines originelles et mythiques d’une société locale idéalisée d’avant le grand chaos. Un usage normal comme celui que nous pouvons faire aussi de la parenté, de la religion, de l’art, du sport, de la connaissance, de la technologie.
Je n’ai pas beaucoup abordé le thème de la technologie, aussi central soit-il dans nos vies, et au moment de ma confession, c’est aussi un point de vue sentimental qui m’y amène. J’aime également la technologie, cette autre sorte de magie qui fait voler les objets en l’air, qui téléporte les images en un clin d’œil d’un bout à l’autre de la planète, qui parfois supprime la douleur ou la tumeur. Par exemple, ma fascination pour la télévision et pour l’automobile est restée intacte et fait souvent sourciller les plus jeunes, qui ont besoin de prouesses autrement plus spectaculaires pour éveiller leur sens du merveilleux. J’attends les miracles des humains plutôt que de la technologie, mais j’aimerais bien conserver mes plus chers gadgets, si cela peut se faire sans coûter des vies ou causer des problèmes de santé ailleurs, dans des coins du monde lointains, mais qui me préoccupent pourtant. Dans mon esprit, ces impacts lointains ne découlent pas de la technologie mais des institutions sociales. Le fait que d’autres, beaucoup d’autres les ignorent ne fait pas réellement disparaître leurs conséquences : une planète intoxiquée, des humains maganés ne disparaissent pas, ils continuent d’exister et de produire de puissants effets, même s’ils ont été effacés dans les fantasmes – qui tiennent lieu de connaissance du monde –des riches de la planète.
En plus d’affectionner le côté merveilleux de l’argent et du gadget, je suis également d’avis que la plupart des pulsions humaines sont bénéfiques, ou bien qu’elles sont bonnes du simple fait d’être en nous. Le désir de reconnaissance, par exemple, qui semble animer tant de politiciens, de communicateurs, d’artistes, d’écrivains ou de gens d’affaires, est un moteur de l’action individuelle et de la vie en société, un type de passion qui pourrait profiter autant à l’entourage qu’à l’individu lui-même. Il suffirait de quelques aménagements, entre autres : réduire les salaires des sportifs professionnels ou supprimer les droits d’auteur en inventant d’autres supports à la créativité et d’autres formes de reconnaissance, et en les étendant à plus de personnes. La logique de la concentration monétaire ne devrait pas nous limiter à trois ou quatre artistes, trois ou quatre vedettes sportives, trois ou quatre auteurs ou animateurs de télévision. Nous y perdons énormément, nous tous, y compris les rares vedettes elles-mêmes, étouffées dans leurs millions. On n’en sort pas, c’est l’argent, la passion de l’argent et les institutions de l’argent que nous retrouvons toujours et qui posent problème. C’est bien la raison qui m’a fait choisir cette cible insaisissable, et qui m’y ramène aussitôt que je cherche à regarder dans d’autres directions. L’argent serait-il une sorte d’excès de tout?
Dès le départ, j’ai été conscient du fait que la véritable cible de mes critiques était la domination, pas l’argent en soi. Si j’avais vécu à l’époque de Charles Quint et que j’avais disposé des mêmes loisirs et des mêmes ressources d’information – et si, bien sûr, j’avais occupé une position analogue dans la société, ni trop près du pouvoir, ni trop broyé par ses effets –, j’espère que j’aurais pensé, parlé, écrit, agi pour critiquer le système social en place et ses institutions, et pour en suggérer la démolition et le remplacement par quelque chose de meilleur. La domination a pris une foule de visages dans les diverses sociétés et dans leurs transformations successives. Comme je l’ai suggéré, cela ne signifie pas que cette domination soit immortelle. Et même si elle l’était (si elle l’était devenue), comme le feu est d’une certaine façon immortel, cela ne signifie pas que l’on doive cesser d’éteindre les nouveaux foyers d’incendie. Encore moins qu’on doive se précipiter à sa rencontre pour s’offrir comme combustible, ainsi que semblent être en train de le faire des millions de mes compatriotes, et que j’ai parfois été tenté de le faire aussi. Tous plus ou moins assoiffés d’argent et de quelque chose d’autre dont l’argent serait l’une des clés : prestige, célébrité, influence, pouvoir, excitation, sexe, divertissement, aventure, etc.
Pourquoi rêvons-nous toujours des rêves marqués du signes “ plus ”? Avoir une liasse qui dépasse celle des Walton, avoir une tête reconnue par cinquante pour cent plus un des humains, avoir fait vingt-quatre fois le tour du monde, avoir écrit ou composé plus de trois cents œuvres. Ou bien avoir une centaine d’enfants – une idée d’homme, sans doute, mais pas d’homme occidental, sauf s’il est sociobiologiste et souhaite se conformer aux “ lois naturelles ” qu’il prétend avoir découvertes. Et pourquoi pas tout simplement l’amour? Ou tout simplement l’immortalité, un coup parti. L’immortalité a toujours été une perspective intéressante, surtout si on peut en profiter de son vivant. Va pour l’immortalité. Va pour le sexe et le prestige. Va pour le divertissement et pour l’excitation. En fait, c’est seulement le pouvoir qui me dérange. Ne pourrions-nous pas nous contenter d’avoir de l’influence sur les autres humains et de réserver l’exercice du pouvoir aux bouts de bois, aux roches, aux montagnes ou aux autres planètes, si ça ne suffit pas?
La technologie offre des champs infinis de possibilités pour les assoiffés de pouvoir. Et contrairement à la croyance populaire, elle n’est pas le produit des structures sociales de domination. Elle est, d’abord et avant tout, le produit de la croissance démographique : 6 ou 7 milliards d’humains produisent plus de techniques que 1,8 milliards, comme en comptait la terre en 1913, lorsque ma mère, toujours pleinement vivante, a vu le jour. La technologie est aussi, et surtout, le fruit de la communication entre les humains. Or, nos formes de communication n’ont pas connu le moindre progrès depuis l’apparition de notre espèce, ni dans leurs principes, ni dans leur mode de fonctionnement. Par contre, il faut reconnaître que nos réseaux de communication ont été prodigieusement étendus (par la technologie et par la société), et que l’extension des mémoires technologiques (écriture, gravure, disque, bande magnétique, informatique, etc.) a fourni un support fabuleux à notre faculté d’innovation et de mise en commun.
Étant donné qu’un bon nombre des prodiges techniques ont été réalisés sous le règne de l’argent, sous le règne du capitalisme et de l’Occident, on assume un peu vite que ces prodiges découleraient de l’argent, du capitalisme ou de l’Occident. C’est un raisonnement assez primitif. Le capitalisme n’est pas plus le père ou la mère des prouesses technologiques du 20e siècle occidental que “ la religion ” ou “ la parenté ” ne sont les géniteurs des découvertes ou inventions faites sous leur règne. On oublie un peu vite que le système socialiste soviétique – utilisant l’argent, je le sais, mais pas comme moteur principal – a conduit le premier humain dans “ l’espace ” et produit un nombre d’ogives nucléaires à peu près équivalent à celui de l’Ouest. Sa défaite dans la course à la conquête de la planète, pas plus que la défaite de Spasky[78] aux échecs ou celle de n’importe quel athlète représentant l’URSS aux jeux olympiques, ne prouve pas que ce système social était inférieur en soi ou “ contre nature ”, ainsi que l’assument les innombrables théoriciens du marché. Le “ socialisme ” (soviétique ou autre) est un système qui a connu des dérives parfois épouvantables, mais sur la base de l’information prédigérée qui nous en est parvenue à l’Ouest, nous sommes très mal placés pour en évaluer les méfaits avec justesse et surtout pour les comparer à ceux du capitalisme.
En réalité, la société capitaliste, c’est-à-dire l’Occident, son partenaire japonais et leurs nombreux alliés des autres régions du monde, a simplement utilisé les prouesses technologiques des humains, qu’ils soient chasseurs-cueilleurs et aient découvert les vertus de la feuille de coca ou de la noix de cola, ou bien qu’ils vivent d’un salaire et soient chimistes, biologistes ou généticiens. L’économie de marché a-t-elle contribué à accélérer le mouvement du développement technologique et multiplié les innovations? Cela peut nous sembler évident, mais toute l’information dont nous disposons pour en juger est en quelque sorte vendue à la cause, comme dans un procès où le procureur de la couronne aurait le monopole de la parole. Nous n’avons à peu près aucun moyen de verser dans le dossier de la défense les éléments de preuve sur lesquels elle pourrait s’appuyer. Seul le curriculum vitæ des rares régimes socialistes locaux (URSS, Chine, Cuba) peut servir, et de façon très biaisée, de terme de comparaison, et il faudrait encore pouvoir pondérer le facteur démographique : le nombre de socialistes versus le nombre de capitalistes. Même s’il s’avérait que l’argent a généré un plus grand nombre d’innovations techniques, on pourrait encore douter qu’il s’agisse nécessairement des plus intéressantes pour l’humanité. De plus, le fait d’attribuer tel ou tel développement technologique au “ capitalisme ” en soi occulte le fait qu’au-delà des discours, la réalité vécue aux États-Unis comme en Europe ou au Japon, c’est que le succès des grandes entreprises reste largement attribuable au rôle de l’État, c’est-à-dire à une institution similaire à celle qui a géré les pays dits “ socialistes ”.
Quoi qu’il en soit, que nous vivions dans une société abrutie par l’argent ou dans une nouvelle société réinventée, je pense que rien, personne ni aucun système social ne pourront jamais éteindre la flamme qui alimente la curiosité technologique, qui n’est rien d’autre que la curiosité et l’intelligence humaines. Les Amish, qui ont choisi d’arrêter le changement technologique à un état jugé optimal, le font à titre de culture minoritaire. C’est une barrière symbolique pour isoler et protéger leur communauté, comme les coiffures et les vêtements des juifs Hassidim. Leur dynamique culturelle m’apparaît impensable à une échelle planétaire. La curiosité et l’intelligence humaines sont inscrites en nous, en nous tous, que nous soyons cultivateur amish, chasseur cuiva, fonctionnaire française ou chauffeur d’autobus québécois. Imaginer une autre société où l’argent serait sujet plutôt que roi et maître, ce n’est en aucun cas rêver d’une société statique, éteinte, craintive, tournée vers le passé ou vers des valeurs végétatives. Si l’argent semble revêtir une sorte de vertu euphorisante ou aphrodisiaque chez ses adeptes privilégiés, cela ne signifie pas que nous ayons à renoncer à l’euphorie en soi ou à l’érotisme.
Dans l’histoire de l’humanité, des millions d’humains ont connu l’euphorie dans le cadre de systèmes sociaux qui n’étaient pas dévastateurs pour les autres ou pour leur propre environnement. L’euphorie, dans nos liens avec le monde, peut prendre la voie contemplative aussi bien que matérialiste : le spectacle d’un orage électrique est aussi captivant que celui d’un feu d’artifice orchestré. Dans nos rapports humains, quelles que soient les perspectives ouvertes par la technologie, la voie royale de l’euphorie reste celle des diverses magies : la parole ou la musique, la danse ou le sport, le sexe ou la spiritualité, le jeu ou la politique, les affaires, toutes sortes d’affaires en réalité, les affaires diplomatiques ou scientifiques, les affaires de cœur ou les comptes à régler, les conquêtes ou les adieux, les découvertes ou les retrouvailles, tout ce qui constitue la motivation réelle et profonde de notre désir d’argent. Dans un monde ordonné par des principes différents, où l’argent ne serait plus un détour incontournable et frustrant dans la poursuite de toutes nos autres lubies, rien de tout ça n’aurait disparu, tout ça aurait au contraire retrouvé une place plus centrale dans nos vies.
Envisager la mort de l’argent ne devrait pas être compris comme une idée suicidaire.
Ce n’est pas la technologie en soi qui menace l’humanité, ni dans ses rapports avec la nature, ni dans les rapports sociaux entre ses diverses composantes. C’est la technologie pervertie par l’argent. Soustraire la recherche scientifique et technologique à l’empire de l’argent, tel devrait être l’objectif premier d’une démarche menant à un ordre social moins chaotique. Cela signifie d’abord la déprivatiser. C’est là une mesure qui devrait être d’autant plus indiscutable que le financement en est déjà largement public, que ce soit directement ou indirectement, sous forme de crédits d’impôt. Il est primordial de récupérer le contrôle réel de la recherche scientifique et, en particulier, celui des droits actuellement concédés sous forme de brevets. Abolir le droit de propriété sur la connaissance, voilà la première des réformes institutionnelles requises pour domestiquer la bête. Une telle révolution permettrait de faire d’une pierre deux coups: d’abord, desserrer un des freins majeurs au développement des sociétés du troisième Monde sans avoir à créer de gouvernement central, tout en appliquant l’un des principes sacrés du capitalisme – la libre concurrence – puis, du même coup, rajuster la trajectoire des “ développements ” en cours, uniquement orientés vers le profit privé à n’importe quels coûts sociaux. C’est cette trajectoire absurde qui nous menace tous, parce qu’elle mène à des aberrations telles que la production de semences de plantes stériles, d’ordinateurs désuets après quelques mois, d’édifices qu’on fait exploser après trente ans, de véhicules hyperpollueurs, de gadgets vendus uniquement à coups de matraques publicitaires, etc. Le tout en empilant des fortunes dans les mains de quelques individus ou familles, enfermés dans les bulles d’une richesse autistique. Comment sortir de cet infernal cercle vicieux? Imaginer par quels processus sociaux un tel changement pourrait se réaliser est l’un des défis qui devrait nous occuper en priorité.
Ainsi, réfléchir sur la place de la technologie dans nos destinées passées ou futures ne devrait pas nous écarter du problème de fond, qui est un problème social et culturel. Ce n’est pas seulement le fonctionnement actuel des institutions qu’il faut analyser pour pouvoir le changer, c’est aussi la structure de la culture qui les a produites et qui les reproduit. L’argent est toujours une question de valeur. Questionner son existence et sa pertinence, c’est évidemment questionner le système de valeurs qu’il incarne et qu’il reproduit. Un tel constat nous ramène directement à la structure sociale de la société mondialisée, et du même coup, à la structure mentale qui programme la culture occidentale. Cette construction, à la fois mentale et sociale, repose sur un tissage serré de valeurs et de représentations. Dans l’introduction de ce livre, j’ai tenté d’évoquer la difficulté qu’il y avait à déconstruire nos cadres de références et à en reconstruire de nouveaux sans malmener au passage les valeurs qui servent à les verrouiller. Comment, par exemple, démolir le montage idéologique qui permet aux maîtres du monde d’exercer leur tyrannie sur les autres en s’affirmant comme démocratiques et en accusant les autres de manquer de démocratie? Le problème, c’est que l’utilisation de ces étiquettes de valeurs qui servent de verrous repose sur une certaine structure cognitive qui les interprète et les mobilise.
Dans cette cosmologie occidentale héritée du colonialisme, non seulement les Autres ne sont-ils crédités d’aucune contribution significative à l’humanité – c’est ici l’histoire qui est à reconstruire –, ils sont en même temps, et du fait même, privés de toute valeur. Aux yeux d’un citoyen américain ou de n’importe quel Occidental actuel, quelle valeur revêt la vie d’un Afghan ou d’un Iraquien atteint “ accidentellement ” par un tir de missiles? Si on avait à évaluer cette vie par rapport à la valeur d’un seul cheveu de la tête d’un citoyen américain, quel serait le résultat? Je veux dire concrètement, sur le plan des décisions prises par les généraux, les secrétaires à “ la défense ”, les présidents et les bailleurs de fonds du parti? Un tel calcul est possible, et c’est surtout l’horreur du résultat qui nous empêche de le faire avec une précision mathématique. Entre Américains et Iraquiens, entre Français et Tutsis, entre Nous et les Autres, entre les humains-sujets qui décident grâce à l’argent, et les humains-objets qui subissent leurs décisions, aucune comparaison n’est possible. Dans l’esprit de ceux dont la subjectivité n’est pas effacée, ces deux catégories d’humains n’appartiennent pas à la même humanité. Cela relève d’une culture, c’est-à-dire d’une construction qui agence les valeurs et les représentations pour obtenir ce résultat.
Un début de dissection de cette cosmologie à deux faces a été esquissé dans un ouvrage précédent, auquel j’ai déjà fait référence[79]. La perspective élaborée était axée sur une séparation mentale entre les Occidentaux (i.e. les “ Blancs ”) et les autres peuples “ de couleur ”. On peut considérer que les deux espèces ainsi séparées sont en fait précisément délimitées si on applique le critère de l’argent, qui est le véritable critère de ségrégation. C’est lui qui attribue à chacun sa véritable citoyenneté, en le rattachant à l’une ou l’autre des deux espèces, au-delà de la couleur ou de la nationalité. Tant que nous n’aurons pas entrepris de déchirer la membrane étanche mise en place pour séparer dans nos esprits les nantis et les démunis, il nous sera très difficile, sinon impossible, de réaliser l’urgence d’une reconstruction. Il nous sera surtout impossible d’imaginer quelle richesse nous gaspillons en assumant qu’un pauvre n’est qu’un pauvre.
Ce livre est écrit par un riche et il s’adresse surtout à des riches. Il y a fort peu de chances qu’il soit lu par un Carioca vivant dans un bidonville de Rio ou par un Indien Nahua du Mexique, même si j’espère bien avoir l’occasion d’en discuter personnellement avec eux. Il y est question d’examiner l’idée d’une société plus riche encore, avec une recette meilleure que l’argent. Pour un représentant de la classe privilégiée qui se sent déjà émancipé, immensément libre, il est très difficile d’imaginer pour lui-même un avenir plus doré. À moins de lui proposer l’immortalité, seul le prolongement de la trajectoire actuelle peut lui sembler sûr. Toute idée de déviation lui paraîtra insécure. Encore plus l’impression de rebrousser chemin. Il est capable d’imaginer un meilleur avenir pour les plus pauvres, mais seulement à travers des images abstraites, des concepts théoriques. Il en allait ainsi dans l’ancien régime. Du marquis au roi, en passant par tous les vicomtes ou les archiducs, aucun ne pouvait non plus imaginer un avenir meilleur impliquant une remise en question de la loi du sang. Leurs descendants actuels se sentent pourtant immensément libres. Il est vrai qu’ils vivent toujours dans le cercle restreint de la noblesse élargie, et que leurs serfs sont hors de vue sur d’autres continents – un soulagement de plus –, mais même s’ils n’avaient pas recréé le tiers état dans le Tiers-Monde, la libération des énergies créatrices opérée par l’éclatement des gangues de l’ancien régime aurait produit des fruits en abondance, de la “ richesse ” sous des formes très diverses. Eux-mêmes ne se sentaient pourtant aucunement prisonniers de ces gangues. Ils ne se sentaient pas confinés à une vie sociale étriquée dans les trois ou quatre châteaux du voisinage, contraints à un choix très limité de partenaires, obligés de passer leur vie et d’avoir leurs enfants avec eux, forcés de lécher les bottes de l’archiduc quand on n’est que duc, avec de rares loisirs, limités à la chasse entre deux guerres. La chasse interdite aux paysans, sacrée au rang de privilège, dans l’ignorance du fait qu’elle occupe le quotidien des privilégiés primitifs.
Obtenir le consentement des nobles à un changement d’institutions était sans doute impossible, étant donné qu’on ne pouvait pas leur faire voir les profits escomptables. Maintenant, le contexte est différent. Il est possible de parler à d’autres riches, ou même à des superriches, et de leur faire voir un point de vue différent sur le monde qui les entoure et sur leur propre monde. De plus, l’affrontement n’est pas la seule “ technique ” de manipulation symbolique. Nous pourrions aussi, par exemple, organiser de vastes collectes de fonds auprès des pauvres pour faire aux superriches des dons sans contrepartie reconnue. S’ils ne succombent pas sous le choc, peut-être comprendraient-ils un peu mieux ce qu’ils font subir aux pauvres ? Mais il ne faut surtout pas tomber dans le piège de croire que ce sont “ eux ” plutôt que “ nous ” qui détiennent la clé du changement.
Dans le cas de l’argent, le problème du changement social est immense parce que les blocages sont internes. L’argent fait partie de nous tous. Il nous a verrouillés aussi sûrement que n’importe quelle idéologie totalitaire. En pratique, nous sommes exactement dans la position du petit singe pris au piège-à-con, incapable de se résoudre à lâcher la pomme pour pouvoir s’extraire la main du trou et retrouver sa liberté. Il lui suffirait pourtant de lâcher prise une seconde. D’où viendra l’éclair de conscience qui nous montrera la voie simple de la liberté ? Je n’en sais rien, mais je sais que ce ne sont pas les pauvres qui ont la main sur la plus grosse liasse de billets. Ce ne sont pas seulement les superriches non plus, mais à peu près nous tous. Nous tous, qui pouvons lâcher prise une seconde pour découvrir ce que nous coûte l’argent, et à quels profits nous renonçons par aveuglement.
Remerciements
Je remercie mon fils Francis dont les convictions politiques m’ont communiqué le goût d’entreprendre ce projet de livre.
[1] Les remparts de l’argent, Éditons Odile Jacob, Paris, 1991, p. 20.
[2] Le français distingue les notions d’“ argent ” et de “ monnaie ” mais, bizarrement, il ne dispose que d’un seul adjectif (monétaire) pour s’y référer.
[3] Bernard Perret, Les Nouvelles Frontières de l’argent, Paris, Seuil, 1999, p. 280.
[4] Alain Minc, L’Argent fou, Paris, Grasset & Fasquelle, 1990, p. 7.
[5] En mai 1996, à l’émission 60 Minutes.
[6] D’Alain Benoist, Présentation du No 12 de la revue Krisis, L’argent, Octobre 1992, p. 9, cité dans : Bernard Perret, op. cit., p. 273.
[7] J’emprunte cette expression à Wiktor Stoczkowski, qui a bien compris l’intérêt d’inclure le discours naïf aussi bien que le savant dans son champ d’analyse. Voir: Anthropologie naïve, Anthropologie savante. De l’origine de l’Homme, de l’imagination et des idées reçues, Paris, CNRS Éditions (Empreintes de l’homme), 1994. Je ne voudrais cependant pas suggérer que son livre relève de l’anthropologie naïve.
[8] Alain Le Pichon, Le Regard inégal, Paris, J. C. Lattès, 2001, p. 18. (C’est moi qui souligne).
[9] Cité dans: Jean-Philippe Bouilloud et Véronique Guienne (sous la dir. de), Questions d’argent, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 12.
[10] Serge Moscovici, “ Langages universels. Les 3 M: Money, Music and Mathematics ”, in Communications, no 50, 1989, p. 23-36.
[11] Date de la “ libération fiscale ” pour le Québec, en 2001, c’est-à-dire la date marquant la proportion de l’année de travail consacrée au paiement des taxes et impôts.
[12] Plus précisément : 2 071 686 selon le quotidien montréalais La Presse du 14 août 2001.
[13] Le BAMES (Budget Annuel du Mali pour l’éducation et la santé) est une unité de mesure approximative mais utile pour évaluer de grosses sommes d’argent. Il équivaut à environ 25 millions de dollars américains.
[14] Paris, Hatier, 1992, p. 70.
[15] Jean-Luc Coudray, Guide philosophique de l’argent, Paris, Seuil, 2001, p. 5.
[16] Selon la petite histoire de l’argent résumée par Jean-Pierre Klein dans: Les Masques de l’argent, Paris, Robert Laffont, 1984.
[17] Carl Marx, “ Misère de la philosophie ”, in Œuvres. Économie, Coll. De la Pléiade, Paris, Gallimard, 2 vol., 1965-68, p. 88.
[18] Cité dans : Jared Diamond, Guns, Germs and Steel. The Fates of Human Societies, New York, Random House, 1997, p. 74: “ Nous venons conquérir cette terre en suivant ses ordres [i.e. ceux du roi d’Espagne et de tout l’univers], afin que tous puissent connaître Dieu et sa sainte foi catholique; et en raison de notre mission bienveillante, Dieu, le Créateur du ciel et de la terre et de toutes les choses y incluses, permet ceci pour que vous puissiez le connaître et abandonner la vie diabolique et bestiale que vous menez. […] Quand vous aurez vu les erreurs dans lesquelles vous vivez, vous comprendrez le bien que nous vous avons fait en venant sur votre terre, selon les ordres de Sa Majesté le roi d’Espagne. ” (traduction personnelle).
[19] http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/elections_usa/
politique_etrangere.shtml
[20] André Orléan, “ La Monnaie privatisée ? ”, Alternatives économiques, hors-série no 37, 3e trimestre 1998.
[21] Bernard Perret, op. cit., p. 43-45.
[22] Selon les estimations les plus prudentes compilées par Pierre Verluise (site www.diploweb.com). D’autres estimations dépassent facilement les 500 milliards de dollars.
[23] Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1987 (trad. de l’allemand: Philosophie des Geldes, 1900).
[24] Jéroboam ou la finance sans méningite (1920), cité par J.-P. Bouilloud, op. cit., p. 9.
[25] Voir Denis Blondin, LApprentissage du racisme dans les manuels scolaires, Montréal, Agence d’ARC, 1990, p. 380-382.
[26] LAnthropologie sociale est-elle indissolublement liée à l’Occident, sa terre natale?Texte de la conférence présentée à l’occasion du 25e anniversaire du département d’anthropologie de l’Université Laval (Mars 1995).
[27] Le Journal de Québec (4 déc. 2000) rapporte que quatre « lots intimes » de Maria Callas, mis en vente aux enchères, ont été rachetés au prix de 88 000 francs par une fondation grecque désireuse de soustraire ces objets personnels du commerce en les faisant brûler et en distribuant les cendres dans la mer Méditerranée.
[28] Joël Bonnemaison, La Dernière Île, Paris, Arléa/Orstom, 1986, p. 369.
[29] Rogoff, Kenneh S., “ L’étonnante popularité des billets de banque ”, Finance et Développement, Mars 2002, 39 (1), p. 56.
[30] Voir Denis Blondin, “ La production de l’indifférence ”, in Bernard Arcand et alii, La différence, Québec, Musée de la Civilisation/Fides, 1995, p. 53-86.
[31] John Kenneth Galbraith, dans LArgent (Paris, NRF/Gallimard, 1976, p. 24) cite Hérodote, selon qui l’argent serait une invention des rois de Lydie, remontant à la seconde moitié du VIIIe siècle avant J.-C., et liée à la coutume généralisée des femmes de se prostituer pour amasser leur dot. Il pourrait bien s’agir d’un parfait exemple de ce qu’est toujours l’“ histoire ”, c’est-à-dire un mélange d’histoire et de mythe.
[32] Voir les taux d’incarcération présentés à la page 25.
[33] Sur ce système de représentation incarné dans la structure de nos programmes scolaires, voir : LApprentissage du racisme dans les manuels scolaires (op. cit.).
[34] Voir Denis Blondin, Les Deux Espèces humaines, Montréal, La Pleine Lune, 1994) et Paris, L’Harmattan, 1995.
[35] Le dernier et le plus mal compris étant celui des Tutsis au Rwanda (1994). Voir l’excellente analyse de Jean-Paul Gouteux, La Nuit rwandaise, Paris, Izuba-Éditions/L’Esprit frappeur, 2002.
[36] Voir Denis Blondin, “ La diversité humaine : biologie et culture ”, in: Tessier, André (sous la dir. de), Les Peuples du monde, Montréal, Beauchemin, 1999, p. 49-72.
[37] Concept proposé par E.T. Hall dans La Dimension cachée, Paris, Seuil, 1971.
[38] Alain Minc, op. cit., p. 8.
[39] Ibid., p. 9.
[40] Ibid., p. 254.
[41] Ibid., p. 256.
[42] Maurice Bellet, La Seconde Humanité, cité par Bernard Perret, op. cit., p. 78.
[43] De multiples sites Internet proposent de nous vendre des terrains sur la lune, ou même sur mars.
[44] On peut mentionner l’innommable “ recherche scientifique ” connue sous le nom de “ Tuskeggee Syphillis Study ”, qui a consisté à observer l’évolution de la syphilis chez 399 hommes pauvres et “ noirs ” d’Alabama, de 1932 à 1972, sans leur prodiguer le moindre traitement, même après que celui-ci ait été disponible. On peut consulter le rapport final sur le site http://www.med.virginia.edu/hs-library/historical/apology/report.html.
[45] Dans l’édition 1998 de L’État du Monde (La Découverte/Boréal), on apprend que le citoyen du Canada consomme annuellement 11 209 KGEC (kg. équivalent charbon), c’est-à-dire ce que consomment 374 citoyens du Mozambique (30 KGEC). Ceux qui voudraient expliquer et excuser cet écart par les besoins en chauffage liés à l’hiver canadien feront bien de comparer aussi les consommations en Australie (7 614) par rapport au Népal (34), soit 223 fois plus. Ce type de comparaison n’est malheureusement plus possible dans l’édition 2000 car on ne fournit plus la consommation per capita pour les pays non occidentaux.
[46] Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde, cité, en exergue de son livre, par Stephen Jay Gould dans: La Mal-mesure de l’Homme, Paris, Ramsay, 1983.
[47] Selon les données publiées dans l’État du Monde (La Découverte/Boréal, édition 2001), les États-Unis ont encaissé 274,76 milliards de dollars (soit 10 990 BAMES) pour leurs services exportés en 1999.
[48] Jean-Luc Coudray, op. cit., p. 13.
[49] Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 122.
[50] Geertz, Clifford, Agricultural Involution: The Process of Ecological Change in Indonesia, Berkeley: Published for the Association of Asian Studies by University of California Press, 1963.
[51] À ce sujet, voir le chapitre 5 (Les théories à deux faces) de: Les Deux Espèces humaines (op. cit.).
[52] Beaucoup d’autres découpages de l’histoire et/ou de l’humanité en trois états ont été proposés. Celui de Jacques Attali (Les Trois Mondes, Paris, Fayard, 1981) ressemble au découpage proposé ici en ce qui concerne les deuxième et troisième états, appelés ordre impérial et ordre marchand, mais pas du tout pour le premier, l’ordre “ rituel ”, qui semble sorti tout droit d’une représentation mythique de l’état premier de l’humanité.
[53] L’Occident et les autres, histoire d’une suprématie, Sophie Bessis, La Découverte, 2001.
[54] F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XIVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979, tome I, p. 14.
[55] Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992.
[56] Voir: Joël Bonnemaison, op. cit., p. 99.
[57] F. Sabelli et S. George, Crédits sans frontières. La religion séculière de la Banque mondiale, Paris, La Découverte, 1994.
[58] US News & World Report, Washington. Article repris dans le Courrier International, no 611, 18-24 juillet 2002, p. 14.
[59] Guy Sorman, Le Progrès et ses ennemis, Paris, Fayard, 2001.
[60] Bernard Perret, op. cit. p. 289.
[61] Alain Minc, op. cit. p. 250.
[62] Op. cit., p. 50.
[63] Sur cette facette souvent Sur cette facette souvent ignorée de notre société, on peut consulter avec profit les travaux de Jacques T. Godbout, notamment L’esprit du don (La Découverte, Paris, 2000).
[64] Il court, ilcourt le fric…, Opales, Bordeaux, 1996, p. 15.
[65] Selon Riccardo Petrella et le Groupe de Lisbonne, la part de l’Afrique et du Moyen-Orient dans les échanges intercontinentaux a chuté de 2,2% à 0,4% du commerce mondial entre 1970 et 1990. Cf. Limites à la compétitivité, Montréal, Boréal, 1995, p. 135-136.
[66] S. Amin, La Déconnexion : pour sortir du système mondial, Paris, La Découverte, 1986.
[67] Beyond Left and Right, The Future of Radical Politics, Cambridge, Polity Press, 1994, p. 81, cité par Bernard Perret, op. cit. p. 91.
[68] C’est le titre de son article publié dans Le Monde diplomatique (Août 1997).
[69] Allusion au livre d’Albert Jacquart, J’accuse l’économie triomphante, Paris, Calman-Lévy, 2000.
[70] Haesler, A. J. et C. Papilloud, “ Le nouveau « Doux commerce » ”, p. 21-46 in: Questions d’argent (op. cit.), p. 39.
[71] Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 71.
[72] Cité par A. J. Haesler et C. Papilloud, dans: Bouilloud, P.-P. et V. Guienne, op. cit., p. 53.
[73] L’ouvrage classique et fondateur d’Henry Morgan utilise même le terme “ consanguinity ” (en anglais) pour parler de la parenté, dans le titre de son livre publié en 1870: Systems of consanguinity and affinity of the human family.
[74] Les Deux Espèces humaines (op. cit.). Voir, en particulier, le rôle du mécanisme de démarcation ethnocentrique rétroactive, au chapitre 5 : Les théories à deux faces, p. 139-166.
[75] Le développement, histoire d’une croyance occidentale, Presses de
Sciences Po, Paris, 1996.
[76] C’est un fait que rappelle Georges Condominas dans: « De la monnaie multiple », Communications, No 50, L’argent, Seuil, 1989, pp 95-119.
[77] Op. cit., p. 16.
[78] Les amateurs d’échecs assez âgés se souviendront du match emblématique opposant l’Américain Bobby Fisher au Soviétique Boris Spasky, en 1972.
[79] Les Deux Espèces humaines (op. cit.).