Une revue critique d’un texte de Philip Carl Salzman : The Middle East’s Tribal DNA
Philip Carl Salzman, un professeur d’anthropologie à la retraite, a récemment été dénoncé publiquement par des associations étudiantes de l’Université McGill pour ses propos outranciers sur le Moyen-Orient.
J’ai eu la curiosité d’examiner un échantillon de ses idées, à partir d’un article intitulé The Middle East’s Tribal DNA, publié dans le Middle East Quarterly (Winter 2008, pp. 23-33), l’organe du Middle East Forum, un organisme véhiculant la vision dominante du Moyen-Orient aux États-Unis.
Le titre même de l’article suffit à saisir le noyau de cette vision, qui combine deux marqueurs racialistes de cette représentation: le Moyen-Orient serait essentiellement une culture « tribale » et elle aurait été préservée d’une manière analogue à la transmission génétique. Bref, le Moyen-Orient serait à la fois l’exact portrait inversé de l’Occident « évolué » et une entité confusément bio-culturelle, ce qui est la recette de fabrication des concepts racialistes (évolution, adaptation, race, ethnie, tribu, etc.).
Dans le texte de Salzman, on trouve d’autres indices de cette conception bio-culturelle. Il décrit ce qu’il appelle la « Predatory Expansion » des « tribus » arabes. Il utilise alors un concept qui sert aux éthologistes pour décrire des comportements animaux mais qui ne serait pas utilisé à propos d’une civilisation européenne. Plus loin, il explique le fait que « part of any tribesman’s job description is to maximize both the number of children and of livestock. » Le fait de fusionner les enfants et le bétail dans la même catégorie n’est pas anodin, d’autant plus qu’il est réaffirmé un peu plus loin: « Tribal success, though, counted in increasing progeny and livestock ».
Quant à la dissociation mentale (inconsciente) entre Nous et les Autres et à l’inversion de leurs images, on en trouve de multiples traces. Tout le développement de la civilisation arabo-islamique est décrit par Salzman comme un processus fondé sur le choix entre l’assimilation/conversion à l’Islam ou la brutalité extrême, les génocides et l’esclavage, mais toute ressemblance avec l’expansion de l’Empire romain ou avec la construction des empires coloniaux de l’Occident est radicalement ignorée.
Durant son existence, cette civilisation arabo-musulmane est ainsi présentée: « Indeed, everywhere along the perimeter of the Muslim-ruled bloc, Muslims have problems living peaceably with their neighbors. » Il faut supposer que ce problème est propre à cet ADN particulier, et que les autres empires de la planète auraient, eux, vécu en paix et en harmonie avec leurs voisins périphériques.
Cette histoire dissociée de celle des autres est aussi à l’oeuvre durant le déclin de cet empire. Le rôle des empires byzantin et ottoman (d’autres Autres) est mentionné, mais celui des puissances occidentales (Nous) est totalement ignoré et effacé. Seule l’existence d’Israël y est mentionnée, mais sa domination y apparaît comme le seul résultat de sa supériorité intrinsèque, puisque le rôle de l’Occident dans sa création, son financement, son armement et son soutien politique est totalement ignoré. Le contraste est alors plus frappant entre cet Israël, présenté comme développé aux plans technologique et scientifique, démocratique et multiculturel, en parfait contraste avec ses voisins, dont la civilisation est ainsi résumée: « Arabs have for centuries been losers ».
La dissociation mentale opère aussi parfaitement dans la violence qui serait propre au monde arabo-musulman, ce que Salzman prétend avoir démontré sur la seule base d’une tranche de 20 ans: « Muslims may only comprise one-fifth of the world’s population, but in this decade and the last, they have been far more involved in inter-group violence than the people of any other civilization. » On ne semble d’ailleurs pas avoir calculé les violences opérées par l’Occident dans ces mêmes territoires durant ces 20 années.
Quant à l’inversion des images fabriquées séparément pour Nous et pour les Autres, elle transparaît dans tous ces exemples, mais elle se révèle encore plus nettement dans la recette de leur fabrication. Ainsi, en partant du principe que le Nous est l’entité « évoluée », et que l’Autre n’« évolue « donc pas, Salzman affirme que « technology remains constant across tribal societies ». Or s’il est vrai que les petites sociétés communautaires (i.e. les « tribus ») ont longtemps refusé de s’engager dans un processus cumulatif d’innovation technologique, elles ont toujours démontré leurs compétences en la matière en développant tout ce qu’il fallait pour s’adapter à leurs nouveaux environnements occupés, jusque dans les îles éloignées, les hautes montagnes et les régions désertiques.
Cet Autre étiqueté comme « tribal » et non-évolué serait aussi naturellement porté à la dictature. Salzman affirme ainsi que « the propensity of Arab states and Iran to dictatorship also has roots in tribal culture. » Il est pour le moins étonnant qu’un professeur d’anthropologie choisisse d’ignorer le fait que les petites sociétés communautaires, soit l’unique forme de société humaine jusqu’à la formation des premiers États, n’ont jamais été gouvernées par un dictateur. De la même façon, il ne semble pas devoir nous expliquer pourquoi le Moyen-Orient serait la seule région du monde où « the tribal spirit holds sway » jusqu’à nos jours, alors qu’il serait disparu dans toutes les autres sociétés plus grandes qu’une « tribu ».
Ce serait donc à nous les lecteurs de trouver une explication à cette énigme. Comme nous partageons tous les fondements cognitifs de ce système inconscient, on peut penser que l’explication la plus cohérente devrait se trouver dans quelque chose comme l’ADN des Arabes.
Dans l’ensemble, on a vraiment l’impression que l’usage systémique des mots « tribu » ou « tribal » a surtout pour fonction de présenter les Arabes comme une catégorie d’humains beaucoup moins évolués que Nous, les Occidentaux, alors que l’Empire Ottoman a envahi l’Europe a deux reprises, à l’Ouest et à l’Est. De façon plus ou moins inconsciente, le mot « tribu » sert d’étendard pour définir l’Autre en utilisant un terme que nous utilisons aussi pour parler des chimpanzés.